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Depuis une poignée d’années, les techniques utilisées par nombre des grandes banques de marchés, par des courtiers et des fonds spéculatifs leur permettent, sur certains marchés financiers, d’échanger des offres de vente et d’achat toutes les microsecondes. Certaines banques déplacent leurs bataillons d’ordinateurs dans les caves d’immeubles de manière à les rapprocher physiquement des lieux d’enregistrement de leurs ordres de marchés, en vue de gagner quelques fractions de seconde dans la vitesse d’exécution de leurs stratégies de trading. Ces pratiques sont désignées par le vocable générique de « commerce à haute fréquence » (« high frequency trading », HFT)1. En 2010, elles représentaient plus de la moitié des transactions sur les marchés financiers nord-américains et au moins 30 % des marchés européens – depuis lors, leur poids dans la sphère financière n’a fait qu’augmenter.
La loi bancaire française, adoptée le 18 juillet 2013, demande la sanctuarisation du HFT en obligeant les banques françaises à isoler leurs activités à « grande vitesse » dans une filiale, mais le texte législatif introduit une exception qui, finalement, vide la loi de son contenu : 90 % des activités de HFT resteront dans la maison-mère. Comme si le législateur, pris de remords, avait retiré d’une main ce qu’il donnait de l’autre. Pourquoi cette hésitation ? Le HFT est-il dangereux ? La « grande vitesse » est-elle un fléau ou bien le dernier fleuron de la créativité humaine au service de l’efficience des marchés ?
L’Asie, pour l’instant, semble encore partiellement épargnée par le HFT même si, depuis 2010, le Tokyo stock exchange a annoncé qu’il pouvait lui aussi accueillir des opérations de trading dont le pas de temps est inférieur à la milliseconde. Nyse-Euronext et le London stock exchange s’y sont déjà mis depuis plusieurs années. Toutes les grandes institutions financières se trouvent désormais engagées dans une compétition dont le critère discriminant est l’aptitude à faire exécuter des algorithmes capables de traiter un nombre de plus en plus gigantesque d’informations en une microseconde. Aucune des grandes banques internationales (en France, BNP-Paribas, Société générale, BPCE-Natixis, Crédit agricole) n’est épargnée par cette course. Les places boursières elles-mêmes sont entraînées, volens nolens, dans cette compétition : aujourd’hui, leur argument essentiel pour attirer le chaland consiste à faire valoir qu’elles sont capables de suivre et d’enregistrer de telles stratégies de trading à une vitesse supérieure à celle de leurs voisines. Car les plateformes alternatives (privées) de négoce financier, élaborées par les mégabanques elles-mêmes et autorisées par la Commission européenne depuis la funeste directive Mif de 2004 tentent de conquérir des parts aux dépens des places boursières traditionnelles grâce, notamment, à la vitesse d’exécution de leurs ordinateurs.
Cette accélération paraît aller dans le sens d’une modernité de plus en plus affolée. Où la vitesse tient parfois lieu de critère de ce qui est vivant et où l’urgence devient souvent le seul viatique pour la survie2. En amont, toutefois, de ses possibles effets sociaux, cette accélération sert-elle le financement de l’économie ? Lors d’une audition à l’Assemblée nationale, Martin Bouygues s’étonnait à juste titre que des opérateurs financiers (en fait leurs ordinateurs) vendent ou achètent le titre de sa société toutes les millisecondes. La valeur économique de sa société change-t-elle toutes les millisecondes ? Non. L’économie réelle, même mondialisée, fournit-elle des informations nouvelles toutes les millisecondes ? Non plus. C’est donc que la course à la vitesse où se trouve engagée la finance dérégulée contemporaine n’a strictement rien à voir avec une quelconque efficacité dans le traitement des informations venues de l’économie réelle. Ce point est fondamental : l’accélération des transactions financières ne provient pas d’une accélération du flux d’informations venues du monde réel.
La course à la vitesse où se trouve engagée la finance n’a rien à voir avec une quelconque efficacité dans le traitement des informations de l’économie réelle.
À ma connaissance, le seul lien avéré entre le monde non-financier et ces techniques commerciales ultra-rapides est d’ordre crapuleux : le trading à haute fréquence facilite les délits d’initié. En effet, une information envoyée, « par inadvertance », cinq centièmes de seconde avant sa publication officielle peut être traitée par des ordinateurs rapides avec un délai d’avance sur leurs concurrents comparable aux quelques heures qui, dans le monde ancien où le pas de temps était la minute, suffisaient à constituer un délit d’initié3. Mieux, il existe à présent un commerce de l’information vendue quelques secondes avant sa diffusion publique. Ainsi Reuters a acheté pour un million de dollars par an auprès de l’Université du Michigan le droit de transmettre à certains de ses clients l’indice de confiance des consommateurs (calculé par cette université) deux secondes avant sa diffusion officielle. Le délit d’initié est devenu une industrie légale. Comme le remarque Paul Krugman4, bien des années après Paul Samuelson5 (tous deux Nobel d’économie), les sommes investies pour l’acquisition d’une information deux secondes avant tout le monde ne peuvent pas être socialement bénéfiques au sens où elles produiraient une quelconque richesse supplémentaire. En revanche, elles pourront être très lucratives pour le petit nombre de personnes qui bénéficieront du délit d’initié. Or, si ce bénéfice ne provient pas d’une création de richesse, c’est bien qu’il a été soustrait à d’autres...
Hormis la facilitation des délits d’initié (légaux ou non), à quoi donc peut bien servir cette course à la vitesse ? Au traitement d’une information exclusivement « endogène », produite par la sphère financière elle-même. C’est que la sphère financière est sa principale source d’information : la totalité des modèles mathématiques utilisés par les traders pour évaluer le prix d’un actif ou mettre en place une stratégie de couverture (hedging) dépendent de paramètres calibrés à partir des valeurs de marchés elles-mêmes6. Au fur et à mesure que les ordres d’achat et de vente envoyés par les quelques milliers d’opérateurs présents sur les marchés internationaux sont traités à une vitesse croissante, les valeurs de marchés (essentiellement des prix) qui servent à calibrer des modèles bougent de plus en plus rapidement. Lesdits modèles ont donc besoin d’être sans cesse recalibrés à une vitesse grandissante, ce qui provoque une variation de plus en plus rapide des ajustements de positions des opérateurs financiers... et ainsi de suite.
Si une majorité d’investisseurs estime que le titre de dette publique français ne vaut plus rien, vous perdrez de l’argent si vous ne vendez pas aussitôt votre titre de dette.
La raison profonde de cette course-poursuite circulaire, c’est le caractère spéculaire de la finance de marchés : tout se passe comme si les salles de marchés s’étaient transformées en de vastes amphithéâtres peuplés d’étudiants acharnés à résoudre le même exercice de mathématiques en vue de réussir un concours… avec cette subtilité qu’aucun de ces étudiants n’essaie de résoudre l’exercice par lui-même, mais uniquement en copiant sur ses voisins. Pourquoi ? Parce qu’il est impossible d’avoir raison tout seul contre les marchés. Si une majorité d’investisseurs estime, demain matin, que le titre de dette publique français ne vaut plus rien, vous aurez beau penser (avec « raison ») le contraire, vous perdrez de l’argent si vous ne vendez pas aussitôt votre titre de dette au meilleur prix. Le seul moyen de gagner de l’argent durablement sur les marchés consiste donc à « avoir toujours raison » avec lui, et à apprendre à copier le plus rapidement et le plus efficacement possible sur ses voisins. Ce qui revient, pour filer la métaphore, à imaginer un concours où seront reçus les candidats dont les réponses sont les plus proches des réponses moyennes apportées par les impétrants7.
Voilà comment la France pourrait se retrouver ruinée par les marchés financiers : soudain, une part important des élèves de l’amphithéâtre fait circuler une solution (apparente) au problème sur lequel tout le monde s’échine : aussitôt, tout l’amphithéâtre reproduit ladite solution – laquelle peut fort bien n’avoir aucun lien, même ténu, avec la réalité.
On comprend pourquoi les salles de marchés, et même les places boursières, se trouvent condamnées à une course de vitesse : dès lors que les progrès informatiques permettent à une poignée d’étudiants de copier sur leurs voisins avec des ordinateurs plus rapides, ces voisins n’ont d’autres solutions que d’investir dans des ordinateurs au moins aussi puissants, ne fût-ce que pour pouvoir suivre le rythme des « rumeurs » de solutions qui circulent entre les gradins. Et les sociétés d’amphithéâtres sont condamnées à tenter de séduire les étudiants en leur promettant un circuit de communication qui leur permettra de copier encore plus vite sur leurs voisins ! L’ingéniosité de certains candidats peut alors s’introduire dans le processus : tel étudiant inondera l’amphithéâtre de fausses solutions (plusieurs millions en quelques secondes) de manière à noyer ses concurrents, trop occupés à traiter ce déluge d’information inutile. Tel autre lancera une fausse solution durant quelques microsecondes en vue d’induire certains voisins en erreur, puis effacera aussitôt sa copie. S’il est mille fois plus rapide que ses concurrents (le ratio entre une microseconde et une milliseconde), ses copieurs ne verront même pas que sa fausse solution n’existe plus au moment où ils seront en train de la recopier. De cette manière, notre petit malin pourra faire grimper (ou chuter) artificiellement un cours de bourse pendant une fraction de seconde et en profiter pour mettre en place des stratégies ultra-rapides extrêmement profitables. Ce jeu – qui consiste à jeter des appâts et à profiter des naïfs qui s’y laisseront prendre – a un nom : la pêche à la ligne.
Aujourd’hui, la fébrilité gagne la totalité des marchés financiers : en effet, un amphithéâtre de paléontologie, peu fréquenté, peut se trouver interconnecté avec un amphithéâtre surchargé de la fac de droit – de sorte que les futurs paléontologues rendront une copie directement inspirée... des apprentis juristes. En clair, les mouvements des classes d’actifs les moins « profondes » (où le volume des transactions est traditionnellement le plus faible) comme les matières premières, sont pilotés à la milliseconde près par les mouvements des classes d’actifs les plus liquides, et probablement les plus véloces, comme les actions nord-américaines (où le HFT est très présent). En résulte une corrélation – dénoncée par de nombreux observateurs depuis 2008 – aussi artificielle que mécanique entre les prix des matières premières et le niveau des marchés actions. En d’autres termes : ce ne sont plus l’offre et la demande de pétrole ou de gaz qui dictent leurs prix internationaux mais des ordinateurs spécialisés dans le HFT sur le marché des actions nord-américaines.
On aura compris que l’accélération des transactions ne facilite aucunement la découverte d’une « bonne » solution au problème que tous les candidats de notre étrange concours tentent de résoudre. Le krach du 6 mai 2010 sur les marchés d’actions américaines témoigne, au contraire, du fait que l’exécution en boucle des millions d’ordres envoyés simultanément par une poignée d’ordinateurs peut provoquer un effondrement boursier sans aucun lien avec le réel. Dans ce cas, un seul moyen pour mettre fin à une spirale suicidaire : couper le courant dans l’amphithéâtre ! C’est ce que fit la Securities and exchange commission au bout de dix minutes, le 6 mai 2010, à 14h52. Dix minutes = dix millions de microsecondes... Entre-temps, l’indice Dow Jones avait chuté de 10 %. Du jamais vu dans l’histoire. De même la société Knight Capital Group, spécialisée dans le trading à haute fréquence, a-t-elle perdu 460 millions de dollars en quelques minutes, en août 2012, suite à une erreur de programmation informatique répercutée en boucle dans quelques centaines d’ordinateurs.
La plupart des observateurs qui n’ont pas d’intérêt personnel dans ces activités, souhaitent l’interdiction du trading à haute fréquence.
On s’en doute : la plupart des observateurs qui se sont intéressés au HFT, et qui n’ont pas d’intérêt personnel dans ces activités, souhaitent son interdiction. Cette question est actuellement débattue au Parlement européen et fait l’objet d’un lobbying intense de la part du secteur bancaire. L’ONG Finance Watch réalise heureusement un remarquable travail pour éclairer les parlementaires européens8. En France, la loi bancaire exige bien le cantonnement de ces activités ultra-rapides dans une filiale spécifique, mais elle introduit une exception qui vide l’exigence de tout contenu. Le législateur a estimé que, lorsqu’elles servent à la tenue de marché (market making), les activités de HFT ne présentent pas de danger et que, utiles à l’économie, elles n’avaient pas besoin d’être sanctuarisées. Aussi demeurent-elles dans le giron de la maison-mère. Or 90 % des opérations de HFT sont actuellement enregistrées comme opérations de tenue de marché…
Reste à comprendre la finalité de la tenue de marché et la raison pour laquelle cette dernière parviendrait à tourner le HFT en une activité socialement utile.
Les opérations de tenue de marché sont définies par le fait qu’elles servent à garantir la liquidité des marchés. Qu’est-ce que la liquidité ? Il existe au moins une dizaine de manières de la définir. Si ce flou permet à chacun de faire dire ce qu’il veut au concept, on peut dire cependant qu’elle désigne la plus ou moins grande facilité avec laquelle un nouveau-venu, sur un marché, peut acheter ou vendre à n’importe quel moment. S’il s’agit, par exemple, d’un marché agricole ouvert uniquement le samedi, et que notre nouveau-venu se présente un lundi, il devra attendre cinq jours avant que son offre puisse être examinée. L’idée qu’en construisant des places marchandes qui vivent à la microseconde, on parvienne à augmenter l’efficience de la sphère financière peut donc sembler séduisante : le nouveau-venu n’aura pas besoin d’attendre plus d’une fraction de seconde avant que son ordre ne soit pris en compte. Une plus grande liquidité serait ainsi le secret d’une plus grande efficacité. Cet argument permet de repousser systématiquement toute entrave : la moindre limite à la vitesse des transactions sera immédiatement tenue pour un obstacle à l’efficacité des marchés financiers – ce qui voudra dire, dans la bouche des apologètes de la dérégulation, moins de croissance, plus de chômage... C’est ainsi que les lobbyistes du secteur financier parviennent à convaincre beaucoup de politiques de renoncer à légiférer contre le HFT : la « liquidité » est devenue le maître mot de toutes les démissions politiques en matière de régulation financière.
Or l’efficacité d’un outil se mesure à sa plus ou moins grande aptitude à remplir sa fonction. La fonction des marchés financiers, c’est de fournir le financement dont l’économie réelle a besoin. De nouveaux besoins de financement de l’économie ne peuvent pourtant pas apparaître à une vitesse supérieure à celle à laquelle se renouvelle l’information pertinente concernant l’économie réelle. Le pas de temps de cette dernière est tout au plus de l’ordre de la minute, certainement pas de celui de la microseconde. Aucun acteur venu de l’économie réelle qui a besoin de cash en vue d’une transaction au sein de l’économie réelle n’est dans une urgence qui exigerait que ce cash lui soit délivré en une microseconde.
Le pas de temps de l’économie réelle est tout au plus de l’ordre de la minute, certainement pas de celui de la microseconde.
En outre, la vitesse n’est même pas une garantie de liquidité tout court (quel qu’en soit le destinataire, réel ou financier), au contraire. Et ce, quelle que soit la manière dont on définit la liquidité9. En effet, la plupart des marchés financiers internationaux ne sont liquides que tant qu’aucun vent de panique ne souffle. En revanche, dès que l’affolement grandit dans les salles de marchés, la plupart des opérateurs financiers qui en ont la possibilité « fuient » en vendant systématiquement leurs actifs et en suspendant leurs programmes informatiques de trading (avant d’avoir à subir les pertes induites par la chute des cours). Cette désertion provoque alors l’assèchement du marché. C’est dans ces phases critiques que des instruments de garantie de la liquidité des marchés sont nécessaires. Le HFT fournit-il cet instrument ? En aucune façon : en cas de mauvaise nouvelle, les ordinateurs rapides sont les premiers à déserter ! L’argument de la liquidité, appliqué au HFT, est un sophisme consistant à vanter les mérites d’un parapluie qui ne s’ouvre que par beau temps.
Reste une dernière version de cet argument : le HFT serait destiné à fournir de la liquidité aux acteurs financiers (et non plus réels). Il est exact, on l’a vu, que les opérateurs financiers s’efforcent de traiter aujourd’hui des milliers d’informations en des temps record. Qui, cependant, n’aperçoit la circularité du raisonnement de l’argument ? Les étudiants de l’étrange concours qui sous-tend les marchés ont besoin de calculettes de plus en plus rapides parce que... la plupart d’entre eux ont des calculettes de plus en plus rapides.
Indépendamment de sa circularité, cette justification est spécieuse elle aussi : la plupart des opérateurs de HFT s’enfuient précisément au moment où les marchés auraient besoin d’eux. Cette disposition à la trahison est même constitutive de leurs activités. Un opérateur financier dont la fonction serait de pourvoir à la liquidité d’un marché (fonction attribuée à ce que l’on appelle des market-makers) devrait, s’il était vraiment au service du tout-venant, adopter la vitesse de l’intervenant le plus lent, afin de lui permettre de prendre en compte les offres (d’achat ou de vente) qui lui sont proposées. Inversement, les traders de HFT enregistrés comme market-makers profitent de leur supériorité vis-à-vis des opérateurs « lents » pour envoyer des simulacres d’offres d’achat ou de vente, qu’ils retireront dès qu’un opérateur croira pouvoir s’y fier.
Pire encore : la vitesse à laquelle nos étudiants copient les uns sur les autres dans l’amphithéâtre des marchés n’a aucune importance, de sorte qu’une accélération de leurs activités ne peut d’aucune manière améliorer la qualité des copies qu’ils rendront. Pourquoi ? Parce que, contrairement à ce que prétend toute une tradition de l’économie néo-classique, les prix ne peuvent pas transmettre d’information sur leur propre évolution future. Leur lecture est soumise à une liberté d’interprétation si radicale que cette dernière les prive in fine de signification. Le taux d’intérêt de la dette espagnole explose ? Les uns en concluront que c’est le signe de l’insolvabilité de l’État ibérique ; les autres, que c’est une défiance passagère de quelques fonds spéculatifs ; d’autres encore que les « marchés » savent combien les cajas sont proches d’un naufrage bancaire semblable à celui de l’Islande, de l’Irlande et de Chypre10. Personne n’aura raison, ni tort. Gagneront de l’argent ceux qui auront adopté l’opinion du plus grand nombre. Autrement dit, les prix ne sont pas un langage : tout juste sont-ils un moyen de se coordonner pour des paris d’argent. Tout se passe comme si les étudiants de notre étrange concours ne savaient ni lire ni écrire11.
Les prix ne peuvent pas transmettre d’information sur leur propre évolution future.
Peut-on légiférer contre le HFT ? En France, la loi bancaire adoptée en juillet 2013 ne donne que l’illusion d’un durcissement concernant le HFT (voir encadré). Oui, de multiples propositions sont à l’étude. Celles qui sont formulées dans Vingt propositions pour réformer le capitalisme (chap. XI) font partie des mesures qui, au Parlement européen, ont quelque chance de voir le jour : elles consistent, notamment, à interdire l’annulation d’un pourcentage trop élevé d’ordres de marché. Tout opérateur qui, au cours d’une journée, aurait annulé plus de 75 % (par exemple) de ses ordres se verrait pénalisé. On peut aussi imaginer que soit imposé à toutes les plates-formes de transactions financières un pas de temps minimal d’une seconde (par exemple) pour modifier un ordre : autant de mesures qui visent à rendre le HFT « inintéressant ». Loin de nuire à la liquidité, de telles mesures contribueront à faire des marchés européens des lieux plus sûrs, où les investisseurs pourront trouver refuge. Peut-être, alors, d’autres parlementaires, sur d’autres continents, verront dans l’exemple européen une ressource pour résister au lobbying de leur propre secteur financier ?
Nos parlementaires européens doivent trouver entre eux les compromis nécessaires, par delà les querelles de partis, pour imposer des limites à ce véritable cancer qui gagne non seulement la totalité de la sphère financière mais, via les prix de l’énergie, l’économie mondiale.
France, une loi indolore
En France, deux amendements au projet de loi bancaire ont été finalement acceptés par Bercy au cours du printemps 2013, qui peuvent donner l’impression d’un durcissement de la loi concernant le trading à haute fréquence. Un tel durcissement serait bienvenu s’il était réel, or il est largement illusoire. Le premier, l’amendement Baumel, vise à définir précisément la tenue de marché, à l’aide de critères objectifs, afin que les banques ne puissent y dissimuler leurs opérations spéculatives. En pratique, il est à peu près impossible d’établir et d’appliquer des critères de distinction a priori, qui permettraient d’isoler une opération spéculative d’une opération qui ne l’est pas, ou encore une opération pour le compte propre de la banque, d’une opération « utile à un client ». Tenter ce genre de distinction est un piège classique dans lequel le secteur bancaire aime à pousser les législateurs : il en est ainsi de la loi Dodd-Franck, aux États-Unis, qui compte à ce jour plusieurs milliers de pages destinées à tenter de cerner les opérations pour compte propre. Autant dire que la loi américaine est inapplicable, tout comme l’amendement Baumel – à la grande satisfaction du secteur bancaire.
Le second amendement, dit amendement Berger, demande la fixation d’un ratio des activités de tenue de marché (« un pourcentage du produit net bancaire consolidé fixé par arrêté du ministre de l’Économie »), au-dessus duquel le cantonnement dans la filiale sera obligatoire. Cette fois, et bien que Karine Berger, rapporteur du projet de loi, ait régulièrement aiguillé les débats parlementaires vers la question de savoir ce qu’est une opération financière « utile » (selon la stratégie du lobby bancaire évoquée à l’instant), une autre diversion a été mise en place : une fraction seulement des activités considérées comme potentiellement dangereuses sera filialisée. Ce qui a à peu près autant de sens pratique que d’énoncer : une fraction seulement des centrales nucléaires défectueuses seront mises en arrêt. Car la question demeure : ces activités de tenue de marché sont-elles dangereuses ? Si elles ne le sont pas, pourquoi en filialiser une partie ? Si elles le sont, pourquoi ne pas les filialiser entièrement ? Le rapport européen (dit Liikanen) tranche et demande, à juste titre, que la totalité des opérations de tenue de marché soit filialisée. Après les aveux de Frédéric Oudéa (PDG de Société générale) en audition publique à l’Assemblée nationale, reconnaissant que le projet de loi français initial obligerait la Société générale à filialiser moins de 1,5 % de ses activité, peut-être la visée de l’amendement Berger est-elle uniquement de donner le sentiment que la loi contraindra tout de même les banques à sanctuariser quelque chose ?
1 Pour être plus précis, il conviendrait de distinguer le trading algorithmique du HFT, cf. Gaël Giraud et Cécile Renouard (dir.), Vingt propositions pour réformer le capitalisme, Flammarion, 2012 [2008], proposition 11.
2 Cf. Christophe Bouton, Le temps de l’urgence, Le Bord de l’eau, 2013. Il est même vraisemblable, comme le suggère cet auteur, que la financiarisation de nos sociétés soit l’une des racines de la dictature de l’urgence comme fait social total.
3 Cf. Necime Aït-Kassimi, « Les traders haute fréquence entrent en action avant les chiffres-clefs », Les Échos, 12/06/2013.
4 Paul Krugman, « Unproductive Finance », blog du New York Times, 12/06/2013. [http://krugman.blogs.nytimes.com].
5 Paul A. Samuelson, « Intertemporal Price Equilibrium : A Prologue to the Theory of Speculation », Weltwirtschaftliches Archiv, n° 79, 1957, pp. 181-221.
6 Cf. G. Giraud et C. Renouard, ibid.
7 Cf. John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Payot, 1942 [1936, traduit de l’anglais par Jean de Largentaye], chap. XII.
8 Cf. « Investing not betting », www.finance-watch.org, 24/04/2012.
9 Une bonne partie du débat technique autour de ces questions est enlisée à cause de la multiplicité des définitions possibles de la liquidité (par le volume des transactions, par leur fréquence, par le bid-ask spread, etc.). Dès qu’un universitaire publie un résultat qui prouve la nocivité du HFT, un autre (souvent financé par une banque) publie le résultat contraire en modifiant la définition du concept. Ces divertissements sont profitables aux universitaires (évalués au poids de leurs publications), mais contribuent grandement à rendre leur contribution au débat public illisible pour les politiques.
10 Cf. G. Giraud, « Chypre : un premier pas prometteur », Revue Projet, n°334, juin 2013.
11 Une version rigoureuse de ce dernier argument est fournie par Nicolas Bouleau dans « Dommages et intérêt de la spéculation. Inefficience de la finance », Cired, mai 2013.