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Dossier : Pourquoi vote-t-on encore ?

Voter en période de clivages flottants


Résumé Entretien croisé – Les électeurs sont plus volatils, mais plus critiques. L’abstention n’exprime pas qu’un désintérêt pour la chose publique, mais l’inadéquation de l’offre et un manque de clivage clair.

Surenchère dans les promesses, contexte économique paralysant, silence parfois gêné autour des affaires, brouillage des points de repère… La croyance au politique n’a-t-elle pas été abîmée?

Pascal Perrineau – L’impuissance relative du politique quant aux effets de la crise, le comportement de certaines fractions de la classe politique, une certaine crise des repères ont effectivement un impact sur le corps électoral. L’analyse de la participation sur une longue période révèle que le cycle actuel est celui de tous les records d’abstention, quel que soit le type d’élections. La présidentielle de 2002 a ainsi marqué une poussée abstentionniste sans précédent, avant que l’opposition à Jean-Marie Le Pen ne remobilise au second tour. La fatigue civique est réelle. Mais l’abstention a changé de nature. Il existe traditionnellement une abstention sociologique, qui marque la distance de certains milieux envers l’univers politique, qui leur paraît lointain, abscons. Mais celle qui monte depuis les années 1990 concerne des milieux qui s’intéressent à la politique et pas nécessairement les classes les plus marginalisées : c’est un abstentionnisme de protestation. Celui-ci est bien le reflet de la crise du politique.

Michel Wieviorka – Nous sommes en train de sortir d’un type de société, pour entrer difficilement dans une nouvelle ère, sans savoir très bien laquelle. Après la guerre, la société se vit comme profondément industrielle, avec des forces sociales susceptibles d’être représentées politiquement. Même si des ouvriers votent à droite (voir les travaux de Jacques Capdevielle), il y a un lien fort entre le social et le politique. C’est aussi le plein-emploi. En 1967, Pompidou disait : « Si un jour on atteint les cinq cent mille chômeurs en France, ça sera la révolution. » Les Trente Glorieuses, c’est la confiance dans le progrès, la science et l’État fort.

À partir du milieu des années 1970, la sortie de la société industrielle et du plein-emploi se traduit par une déstructuration du lien entre le social et le politique. Où est passé l’électorat ouvrier aujourd’hui? La figure sociale de l’ouvrier a pratiquement disparu de nos écrans radars : on le voit occasionnellement brûler des pneus lorsque son usine ferme; il n’habite plus dans nos villes, ni même dans nos banlieues. Politiquement, il n’est plus représenté, et il réapparaît là où on ne l’attendait pas : du côté du Front national. La période est marquée par les difficultés économiques et la mise en cause de l’idée de progrès : on ne croit plus que nos enfants vivront mieux que nous. L’État reste toutefois perçu comme important pour la vie collective, même si l’on est moins révolutionnaire et que le changement semble pouvoir se faire ailleurs que dans le politique.

Parallèlement, on observe un début de recomposition. Alors que le mouvement ouvrier décline, de nouvelles figures de la vie collective apparaissent : la sensibilité écologiste, l’intérêt pour les questions culturelles, les questions religieuses, dont l’affirmation de l’islam. Ces éléments nouveaux viennent créer du mouvement, de la contestation là où, il y a quarante ans, il n’y avait de place que pour le mouvement ouvrier. Mais comment sont représentées ces protestations? L’appareil politique n’est pas équipé. Les partis eux-mêmes sont traversés par des débats passionnés, par exemple autour de l’islam, de la laïcité, des homosexuels, de la mémoire des Arméniens, etc. Mais l’expression de ces enjeux ne trouve pas facilement une traduction au niveau politique. Cette difficulté, conjuguée au contexte économique et à la fin de l’idée de progrès, explique pour partie la désaffection du politique et de ce qui est lié au vote : la représentation politique. Colin Crouch parle de l’avènement d’une « post-démocratie », dans laquelle les gens votent peu ou pas, ne croient plus beaucoup dans la politique, devenue l’affaire des experts, des médias et des politiques eux-mêmes. Face à ces insuffisances de la démocratie représentative, plusieurs – pas forcément en opposition – proposent la démocratie délibérative.

Myriam Revault d’Allonnes – Je me méfie de cette idée d’une post-démocratie : Tocqueville anticipe déjà l’éventualité du désinvestissement politique à la fin de La démocratie en Amérique. L’analyse structurelle de la démocratie moderne révèle non pas une démocratie d’exercice du pouvoir, mais de contrôle. Dans les textes canoniques comme ceux de Benjamin Constant, l’objet de la politique est la protection des libertés et des droits individuels. Les individus sont incités à se mettre dans une position de protection qui ne rend pas immédiat ni facile l’investissement politique du citoyen. On peut, entre deux élections, ne pas du tout s’occuper de politique, mais uniquement de ses affaires privées. La question récurrente du vote obligatoire marque un retour inconscient à la cité grecque, où on dédommageait les paysans qui perdaient leur journée pour voter.

Les mutations fondamentales de la période actuelle ne sont pas seulement liées aux problèmes économiques, mais à la fin des idéologies. L’effondrement du communisme, en 1989, marque à la fois la fin d’un système et celle des « espérances séculières », entraînant un désinvestissement du politique.

Dans quelle mesure, par ailleurs, la présidentialisation modifie-t-elle le rapport des gens à la politique? J’y vois, pour ma part, un processus de « dé-démocratisation ». L’élection présidentielle, plus encore que les autres, mobilise des facteurs non-rationnels : des facteurs affectifs, liés à l’incarnation, comme le charisme – dont on voit le défi qu’il représente. Dans cette mutation des comportements électoraux, la démocratie moderne ne joue-t-elle pas, au fond, quelque chose de l’ordre de l’apolitisme contre elle-même?

Dans ces conditions, pourquoi les électeurs vont-ils encore voter?

Pascal Perrineau – En France, l’abstention reste inférieure aux niveaux atteints en Suisse, aux États-Unis ou dans plusieurs nouvelles démocraties d’Europe centrale et orientale. Le vote a d’abord une fonction expressive. L’acte électoral reste – à tort ou à raison – perçu comme le plus efficace. On vote aussi pour influer sur le cours des choses : par rapport aux autres modes d’expression (manifestations, pétitions, occupations de locaux, graffiti…), le vote est chargé d’un surcroît de légitimité et d’efficacité. Le nombre de Français qui se déplacent aux urnes – et des consultations électorales ont lieu presque chaque année – est nettement supérieur au nombre de ceux qui manifestent, signent des pétitions, adhèrent à des partis ou à des associations.

Mais à une citoyenneté par devoir – on héritait d’un corpus de droits et de devoirs, comme en témoignent encore les générations des 60-70 ans – se substitue une citoyenneté qui fonctionne comme un contrat et qui peut connaître des éclipses. On entre dans la communauté des citoyens, mais on peut temporairement, non pas en sortir, mais se mettre en marge, puis réactiver ce lien. Chez les 18-40 ans, ce modèle-là devient dominant. Le sociologue Jacques Ion a bien montré cette mutation de la militance. Auparavant, elle était celle de toute une vie, souvent héritée (on était gaulliste ou communiste de famille). Aujourd’hui s’y substitue un militantisme « post-it » : on milite deux ans, puis on arrête et on reprend ailleurs.

Cette mutation est à l’origine de crises phénoménales dans les appareils verticaux que sont les partis et les syndicats. En conséquence de cette citoyenneté « à la carte », le vote devient lui aussi intermittent. Le même jeune peut passer de l’indifférence au politique à des mouvements de rue, ou à des instances de la démocratie participative.

Michel Wieviorka – C’est une des facettes de l’individualisme moderne : on s’engage et on se dégage. Reste qu’au-delà de variations personnelles, certaines élections, dont la présidentielle, sont plus suivies que d’autres (notamment régionales et européennes). Le problème est aussi celui de l’offre politique, de la reconnaissance des enjeux.

Quand on vote en France, c’est sans doute par vieille culture de l’État, par intérêt pour la politique. Mais regardons d’autres pays : autant le printemps arabe veut en finir avec la dictature et revendique la nécessité d’une élection, autant les Indignés portent une critique forte des systèmes politiques et en appellent à autre chose.

Myriam Revault d’Allonnes – Le mouvement des Indignés témoigne d’un paradoxe. Ce n’est pas seulement l’individualisme du « quand je veux, où je veux, si je veux », ce sont des gens qui se réunissent, s’associent, agissent ensemble. Peut-être leur choix est-il personnel, mais ils sont pris dans autre chose, débordés par le phénomène collectif. Quant au vote intermittent, j’y vois aussi parfois un vote protestataire : qu’en serait-il si le vote blanc était comptabilisé?

Pascal Perrineau – La crise (pour Antonio Gramsci « quand le vieux meurt et que le neuf hésite à naître ») de la représentation est une réalité et de nouvelles modalités d’engagement apparaissent. Mais dans ces nouvelles modalités individuées, y compris participatives, le vote est omniprésent : on discute, on délibère, mais souvent, à la fin, on vote1. Dans le Dictionnaire du vote, René Rémond insistait sur cette omniprésence du vote, même chez ceux qui le condamnent avec le plus de brutalité comme un élément désuet d’une démocratie formelle plus ou moins épuisée. Les expériences participatives sont fort anciennes et cherchent dès le départ à lutter contre la déception du vote2, qui n’est pas à la hauteur de cet impensé de l’agora grecque. Avec l’État consultatif au xixe siècle3, la puissance publique consulte déjà les forces vives. Reste à penser comment s’articulent démocratie représentative et participative : où est la légitimité en dernière instance? Qui a le dernier mot? C’est un chantier passionnant.

S’il n’y a plus de vote de classe, existe-t-il encore un vote sociologique?

Pascal Perrineau – Pendant de nombreuses décennies, qu’est-ce qui donnait sens au vote? On exprimait un système de clivages, des tropismes idéologiques, sociaux, géographiques. Les salariés, les ouvriers dans une usine, se sentaient alors plus en phase avec la gauche et ses valeurs de collectif, de délégation syndicale, partisane, que les paysans ou les travailleurs indépendants, marqués par des réseaux liés à l’Église catholique et plus en phase avec les valeurs de la droite – de responsabilité individuelle, etc. Les marqueurs territoriaux étaient importants aussi : le même paysan, en Vendée ou dans le Limousin rouge, ne mettait pas le même bulletin dans l’urne. S’expriment dans des géographies humaines différentes cultures, des rapports à la hiérarchie, à l’autre et à la terre. Toutes ces références, ces appartenances collectives, ne disparaissent pas, mais elles sont aujourd’hui en profonde recomposition.

Le système idéologique est extrêmement fracturé : qui croit encore à un modèle communiste pour nos sociétés? Qui a encore le sentiment d’appartenance à la classe ouvrière? « L’ouvrier » ne travaille quasiment plus dans des grandes usines. Quel est le sentiment d’appartenance d’un livreur de pizza à la classe ouvrière? Si le territoire était un marqueur important, la mobilité résidentielle est à présent phénoménale : on ne naît, n’étudie et ne travaille plus au même endroit. Et les identités nouvelles n’ont pas pris la place des identités anciennes qui se sont étiolées : il n’y a pas de vote de genre, pas de vote ethnique, pas de vote religieux, pas de vote homosexuel. Contrairement à tous les stéréotypes, le vote homosexuel en faveur du Front national est loin d’être négligeable.

Dès lors, les choix électoraux se bricolent à partir d’appartenances plurielles, concurrentes, mobiles et qui peuvent même entrer en contradiction. Le tribunal individuel arbitre in fine en fonction des effets de campagne, de la perception des enjeux, des candidats… Les effets de conjoncture peuvent être plus importants que les effets de structure, ce qui rend le vote moins prévisible qu’il ne l’était. Il ne suffit plus de demander « qui es-tu? » ou « où vis-tu? » pour savoir pour qui tu votes… En 2007, Sarkozy était majoritaire dans le Nord-Pas-de-Calais, c’est un renversement considérable! Inversement, le grand Ouest, traditionnellement catholique et de droite, est passé à gauche.

Michel Wieviorka – Depuis une trentaine d’années, il n’y a plus de grand bloc : tout se fragmente. Le déterminisme élémentaire ne fonctionne plus. Chaque personne qui fera l’effort de se définir elle-même le fera de façon assez complexe. Il n’y a pas une identité unique, ou tellement plus forte que les autres. Mon hypothèse est que nous traversons un moment historique particulier et que les partis n’ont pas assez évolué. L’offre politique, les partis politiques ne sont-ils pas devenus ringards, archaïques, par rapport aux enjeux? Regardez la campagne actuelle : on est volontiers dans l’expertise économique, mais que nous dit-on de fort sur les autres enjeux? Le système politique est en retard par rapport aux attentes des citoyens.

Myriam Revault d’Allonnes – N’assiste-t-on pas à un processus de désynchronisation, qui conduit à un décalage entre l’offre politique et les nouvelles demandes? De multiples secteurs de la société ne vont plus au même rythme. Il s’agit de repenser les rythmes, ce qui est au fond très stimulant : les partis ne peuvent pas rester continuellement à la traîne des attentes de la société.

J’insiste sur l’idée d’appartenances plurielles, voire contradictoires, déchirées. Le « je ne sais pas pour qui voter » exprime une perplexité, parce qu’aucun candidat ne convainc, et dit aussi l’absence d’unité : il n’y a pas de force suffisamment importante pour imposer tel ou tel choix. La subjectivité apparaît comme démultipliée.

S’il n’y a pas de vote religieux, comment expliquer que les musulmans votent très majoritairement à gauche et les catholiques pratiquants à droite?

Pascal Perrineau – Les catholiques pratiquants votent massivement à droite, c’est vrai. Le phénomène est très régulier depuis 1848. La convergence s’opère sur le terrain culturel : un catholique pratiquant est assez allergique aux notions de conflictualité sociale, de lutte des classes (si on pense aux travaux de Guy Michelin et Michel Simon). Il est plus proche de la responsabilité individuelle portée par la droite. Une certaine hostilité envers la gauche est aussi le fruit des combats que celle-ci a menés contre l’influence de l’Église catholique dans l’institution éducative, par exemple. Quant aux musulmans, ils votent en effet plus à gauche – quand ils votent – que les ouvriers! Mais leurs caractéristiques socio-économiques expliquent sans doute davantage leur vote que leur appartenance religieuse.

Michel Wieviorka – Ils votent aussi pour les forces politiques qui les protégeront le mieux, de même que les Juifs et l’ensemble des groupes minoritaires. Le vote sur les valeurs existe beaucoup aux États-Unis. Mais ici, tout est embrouillé. Les valeurs de la République et de la laïcité traversent à présent toutes les familles politiques : qu’est-ce qui distingue Chevènement et Guaino sur ce sujet? Même le Front national se veut aujourd’hui le champion de la laïcité et de la justice sociale! On ne peut pas dire qu’il y ait des valeurs de droite ou de gauche. En tout cas, la gauche a une grande capacité à se pervertir en faisant siennes certaines valeurs de droite, et la droite sait se réapproprier des valeurs de gauche. J’attendrais de l’offre politique des valeurs de droite et de gauche clairement identifiables.

Myriam Revault d’Allonnes – Mais les clivages réapparaissent autour d’autres valeurs, moins politiques que la République et la nation, comme la définition de ce qui est juste ou injuste ou l’égalité, parfois dans une complète confusion, par exemple autour de l’égalité des chances.

Le clivage droite-gauche garde-t-il une pertinence? Comment se recompose-t-il?

Pascal Perrineau – Ce clivage est né il y a deux siècles, au moment de la rupture révolutionnaire. C’est un contenant dont le contenu varie sans cesse. Il se construit d’abord autour du principe de légitimité du régime. Une fois que les catholiques se rallient à la République, l’opposition porte sur la question scolaire. À partir du Front populaire, elle s’articule sur la place de la puissance publique dans la régulation, jusqu’aux années 1980. Depuis, le clivage sur les questions économiques est brouillé. Rappelons que le gouvernement qui a le plus privatisé est celui de Lionel Jospin! Aussi le clivage, en crise de contenu, est-il à la recherche d’un principe organisateur. Les Français continuent de se sentir « de droite » ou « de gauche », mais sans être sûrs que ces notions soient pertinentes pour comprendre les grandes questions de la société. Comment le leur reprocher quand, sur des questions extrêmement importantes comme l’Europe ou la globalisation économique, le clivage oppose plutôt les extrêmes aux centres? Le référendum sur le traité européen n’opposait pas la droite et la gauche.

Sur le terrain des valeurs, de nombreux politologues anglo-saxons estiment que le clivage droite-gauche est entré en crise à partir des années 1970-1980, avec l’émergence sur la scène politique, après 1968, d’enjeux « post-matérialistes » : la question des femmes, des minorités homosexuelles, les enjeux culturels… ce que Charles Taylor appelle des « enjeux de reconnaissance ». Herbert Kitschelt voit émerger un nouveau clivage entre « libertarianisme » et valeurs autoritaires. Il y a des libertaires et des autoritaires de droite comme de gauche. Mais les valeurs libertaires sont de plus en plus portées par la gauche, dont les cadres sont originaires de la bourgeoisie bohême. Et plus ils sont bobos, plus ils se coupent des milieux populaires, qui faisaient historiquement le socle électoral de la gauche. La droite a pu récupérer une partie de ce vote sur les valeurs de verticalité et d’autorité. D’où l’extraordinaire déménagement des références politiques. Marine Le Pen convoque les résistants de 1940, tandis que Jean-Luc Mélenchon en appelle à De Gaulle. Ce malaise n’est pas créé par la classe politique : il est le reflet du flottement du clivage gauche-droite.

Michel Wieviorka – Les enjeux auxquels sont confrontés chacun des électeurs traversent en permanence les partis politiques traditionnels. Dès lors, une recomposition du clivage gauche-droite est-elle possible? Je crois que oui. Et nous avons un rôle, comme chercheurs, afin d’identifier, dans ce qui naît, ce qui peut contribuer à un principe d’opposition politique structurant. On en est loin : la crise économique et financière écrase tout, notamment la question écologique, et empêche de penser la recomposition politique.

Myriam Revault d’Allonnes – Une telle démarche nous amènerait aussi à redéfinir ce qui est politique et ce qui ne l’est pas. Il faut voir la violence avec laquelle le Parti socialiste se déchire autour de questions qui touchent à la vie et à la mort. On renoue presque avec l’idée que les Grecs se faisaient de la politique : l’homme est un animal politique, non par nature mais par vocation, car amené à vivre dans la Cité. Quand on parle de questions d’environnement, d’écologie, c’est bien la question du milieu dans lequel on vit qui est en jeu. Le réexamen des cadres conceptuels va au-delà du clivage gauche-droite et des cadres de la démocratie libérale.

Quand partout en Europe, on voit monter en puissance la rhétorique populiste, est-ce une stratégie perdante que de s’adresser à l’intelligence des électeurs?

Pascal Perrineau – Les enquêtes d’opinion à la sortie des urnes montrent que les électeurs sont beaucoup mieux informés qu’on ne le dit. Il y a un niveau d’intérêt marqué pour la politique, notamment lors de la présidentielle. Le niveau cognitif est plus élevé que dans les années 1960. L’électeur développe une rationalité. Celle-ci est limitée par le jeu des affects, car il y a un « citoyen sentimental », mais ces affects ne sont pas le monde de l’obscur : ils ont aussi leur rationalité. Les électeurs ne sont pas particulièrement sensibles aux arguments démagogiques et seraient même de plus en plus exigeants, voire de plus en plus civiques.

Dans ce contexte, le populisme n’est pas le règne de la bêtise, par opposition à une démocratie représentative qui serait le règne de l’intelligence. Il est le reflet d’une crise de la représentation et aussi des médiations – syndicales, sociales, médiatiques –, perçues comme non articulées aux demandes des citoyens. D’où l’espace laissé à ceux qui prétendent nouer un rapport direct avec le peuple. Mais le populisme n’est pas l’apanage de la droite de la droite. Il est une question lancée à l’ensemble de la classe politique – y compris quand Bayrou s’en réclame. Il est très différent toutefois selon la conception du peuple auquel on s’adresse : un Mélenchon parle au demos tandis que Marine Le Pen s’adresse, avant tout, à l’ethnos.

Myriam Revault d’Allonnes – Le mot populisme est aussi flottant que celui de peuple. On peut faire du populisme en exécrant le peuple (le gros animal chez Platon) ou en le magnifiant (Jules Michelet), avec des variations affectives très fortes. Mais il comporte les caractéristiques suivantes : il passe par-delà les médiations, il fait de l’Un, et prend d’autant plus qu’on est dans de la mobilité, des identités plurielles, la perte des repères.

Michel Wieviorka – D’où l’importance d’un leader charismatique, porteur d’unité, qui rassure. Le discours populiste règle les contradictions réelles par un discours imaginaire. Il fonctionne comme un mythe. Dans une situation de crise, il n’est pas surprenant qu’un discours mythique puisse prospérer. Mais il serait inquiétant, dans une société qui a tant misé sur l’effort de formation et l’accès à l’information, de se dire que les gens ne sont pas intelligents. Cécile Duflot, se réjouissant d’un bon score, expliquait que sa formation avait parlé à l’intelligence des électeurs. Peut-être la démagogie ne joue-t-elle que sur certaines dimensions de l’intelligence. Reste qu’il faut aller vers les électeurs et leur intelligence.

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(1) Michel Wieviorka note toutefois que dans certains de ces mouvements, on recherche le consensus : on ne vote pas, on cherche à devenir tous d’accord.

(2) Comme le montre Pierre Rosanvallon dans La contre-démocratie, Seuil, 2006.

(3) Cf. Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Gallimard, 1998.


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