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Dossier : Quand nos aînés déclarent la dépendance

Une personne âgée dépendante reste un sujet désirant

©kamshots/Flickr/CC
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RésuméEntretien – Face au choc que provoque la dépendance d’un proche âgé, que faire? Au-delà des arbitrages économiques, cette situation interroge notre relation à l’autre fragilisé. Pour le Dr Dal Palu, psychologue, il est primordial de respecter la dignité de la personne et de l’accueillir en tant que sujet désirant.

C omment les familles accueillent-elles la dépendance d’une personne âgée?

Bruno Dal Palu – Le plus fréquemment, comme une catastrophe qu’il va falloir assumer, une injustice contre nature. C’est d’ailleurs ce qui en fait le caractère traumatisant. En effet, ce qui est inacceptable, voire intolérable, c’est d’observer que ceux qui nous ont encouragés à être autonome prennent le chemin inverse. Les repères sont bousculés. Enfants, frères et sœurs, neveux, sont amenés à endosser le rôle de parent vis-à-vis de celui ou celle qui, quelques années plus tôt, était pour eux un référent. Désormais, tout en étant là, la personne n’est plus du tout ce qu’elle était. Ce deuil symbolique impossible à faire rend l’acceptation de la dépendance très difficile. Même si, dans la plupart des cas, le principe de réalité s’impose par la « pénibilité » que représente la prise en charge de la personne âgée dépendante, le déni est à l’œuvre chez les proches. Il est l’expression d’une fragilité qui s’exprime par différents refus : celui d’une aide à domicile, d’un établissement, l’abandon d’un travail ou de relations, etc.

Les familles cherchent le plus souvent à être le « bon » objet, en voulant le meilleur pour cette personne âgée qui se fait de plus en plus « mauvais » objet de l’autre (incontinence, perte de la mémoire, immobilisation progressive…). Dès lors, elles exigent que l’on fasse tout pour ralentir cette descente vers plus de dépendance. Et leurs revendications, dans un déni de réalité, s’adressent en premier lieu à la personne âgée elle-même, en refusant qu’elle ne fasse plus telle tâche, qu’elle oublie tel nom, telle date, etc. Elles se placent alors en frein de la dégénérescence par accélération des stimulations. Ces familles souhaitent qu’on oblige leur parent à faire des gestes qu’il savait faire, qu’on le sorte le plus régulièrement possible, qu’on le stimule le plus possible par des jeux… Elles adoptent la posture d’agitateurs de la dépendance, en espérant retarder le processus en marche. Or, la plupart du temps, en croyant bien faire, elles appuient précisément là où cela fait mal et deviennent maltraitantes, car leurs exigences ne prennent en compte ni les besoins de repos de la personne âgée ni sa souffrance.

Comment sont effectués les arbitrages économiques et temporels?

Bruno Dal Palu – Généralement, la phase de déni de la famille est assez longue, alléguant que la personne âgée est mieux chez elle et doit se « débrouiller » seule. Ce n’est que lorsqu’elle se met en danger ou peut nuire à son voisinage qu’on opte pour une prise en charge par un ou des tiers. Les arbitrages économiques tiennent toujours compte d’un double facteur : le coût en temps et en énergie que la famille assume et le coût financier qu’implique de s’en remettre à des spécialistes. Sachant que, le plus souvent, les familles prennent la décision pour la personne dépendante à travers leurs propres projections de ses désirs. Avec des arguments du genre : « Ce sera mieux pour toi », « On peut pas faire autrement », « Tu peux pas rester comme ça », etc. Dans le cas de familles dispersées, très fréquemment, un membre se dévoue et devient l’aidant parental. Il coordonne les décisions et les arbitrages en tenant la personne âgée au plus près de lui, pour intervenir lorsque c’est nécessaire, être une présence régulière et symboliser qu’elle n’est pas abandonnée. Cette responsabilité fait parfois l’objet de sordides tractations, mais cela reste encore l’exception.

Comment se passe la prise en charge des personnes relativement autonomes?

Bruno Dal Palu – Le plus souvent, trois choix sont possibles : rester à son domicile, vivre chez un proche (enfant, neveu, etc.), ou habiter dans une résidence pour personnes âgées. Le choix le plus pertinent, pour ralentir le processus de dépendance, est évidemment de laisser la personne âgée à son domicile. Au milieu de ses repères familiers et d’un environnement connu et reconnu, elle évolue avec moins de stress et moins de risques de se faire mal. Ensuite, si ce n’est pas possible, il y a l’hypothèse de vivre au domicile d’un membre de sa famille avec plus ou moins d’autonomie. Mais cette situation est souvent stressante, fatigante voire culpabilisante, car la personne âgée se perçoit comme un fardeau pour son entourage. Elle peut parfois se rendre insupportable pour sortir de cette impasse relationnelle. La résidence pour personnes âgées est une troisième solution, avant le placement en Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Ces résidences, parfois luxueuses, proposent un ensemble de services à la personne et cherchent à recréer un domicile au sein d’une communauté de fragilités, tout en apportant sécurité et veille sur la dépendance prévisible. Quand les moyens financiers le permettent, c’est souvent une vraie alternative au maintien à domicile, et parfois un havre de paix apprécié de la personne âgée comme de sa famille.

Les familles acceptent-elles l’intervention de professionnels qui deviennent parfois des confidents?

Bruno Dal Palu – On rencontre deux types de réactions : la confiance ou la défiance. Dans le premier cas, les familles acceptent que leur proche âgé ait une intimité et puisse y introduire qui il veut. Il se sent alors en capacité de partager ses ressentis ou ses interrogations sans pour autant être jugé, ou avoir le sentiment de faire du mal à l’autre. À l’inverse, d’autres familles considèrent qu’elles connaissent mieux que quiconque « leur » personne âgée, comme si le temps passé avec elle leur donnait ipso facto un droit d’analyse et de contrôle supérieur à toute compétence professionnelle. Dès lors, ces familles sont souvent dans une position d’exigence et peuvent devenir maltraitantes par maladresse ou par bonnes intentions mal placées. Les unes sont dans un amour qui libère le sujet âgé, les autres dans un amour possessif d’un autre dépendant qu’ils infantilisent.

Que se passe-t-il quand on devient « parent de ses parents »?

Bruno Dal Palu – C’est d’abord un choc, par la dimension inacceptable d’une telle situation. Puis c’est une posture qui se construit pour chercher à devenir le plus bientraitant possible. Mais le bon sens n’est pas toujours bon conseiller. Lorsque la famille est dans la parentification, elle a tendance à infantiliser la personne âgée et non à la reconnaître comme un sujet adulte, que la perte de fonctions rend dépendant, mais qui reste malgré tout un sujet à respecter. L’erreur la plus fréquente est de vouloir à tout prix ramener la personne à la réalité présente, voire passée : « Avant tu savais le faire », « Pourquoi tu ne le fais plus? », « Fais un effort », « Arrête de répéter toujours la même chose », « Il y a longtemps que cela n’existe plus », etc. Or le présent difficile de la personne qui devient dépendante de l’autre occulte, ou au mieux modifie, les rapports au temps présent, passé et futur. Dès lors, la personne âgée dépendante éprouve un besoin constant d’évoquer le passé : c’est un repère stable et rassurant qu’il convient d’accueillir, plutôt que de rabrouer des propos qui peuvent nous sembler désuets ou obsolètes.

Il y a là tout un champ de conseils à inventer pour les aidants parentaux. Si le métier de parents ne s’apprend pas, celui d’aidant parental encore moins. Mais dans les deux cas, le conseil permet d’éviter quelques maltraitances par simple effet de méconnaissance.

Quel soutien est proposé aux aidants familiaux?

Bruno Dal Palu – Les établissements spécialisés adhèrent de plus en plus à des protocoles de bientraitance, mais en dehors d’une écoute et de prestations qui soulagent la famille, il n’y a pas ou peu de soutiens apportés aux aidants familiaux. J’essaie, pour ma part, de leur donner une première information sur la bientraitance des personnes âgées dépendantes, que je résume en trois points :

  • Préserver la dignité. La personne âgée dépendante reste un sujet adulte à part entière et ne doit pas être traitée comme quelqu’un qui régresse au stade de l’enfance. Il est déjà suffisamment dégradant de devenir dépendant d’un autre adulte. Dans les établissements que je supervise, je fais une « chasse » à tout ce qui peut infantiliser la personne âgée : certaines formes d’altercation qui traitent celle-ci comme un enfant, des exercices de stimulations cognitives repris des manuels pour enfants, etc.
  • Accueillir la personne telle qu’elle est. Rappeler sans cesse à la personne ce qu’elle ne fait plus et qu’elle pourrait faire s’apparente souvent, sans le savoir, à de la maltraitance. J’insiste : la personne âgée dépendante vit une réalité insoutenable, il est donc très violent de la ramener sans cesse au fait que de plus en plus « elle se laisse aller », « elle oublie des choses importantes », etc. Espérer qu’en l’obligeant à revenir à la réalité on lui permettrait de mieux la gérer est inefficace, mais c’est surtout une forme de violence qui n’engendre que de la violence.
  • Valider les désirs de la personne âgée dépendante. Face à des requêtes ou des discours extravagants qui peuvent confiner à la psychorigidité ou à la démence, il est plus efficient d’être moins exigeant et de valider le discours de la personne dépendante, que de chercher à corriger ses comportements. Cette démarche, inspirée de la technique de « validation » de Naomi Feil1, permet d’appréhender la personne comme un sujet désirant à part entière, même si elle est diminuée. C’est de plus une expérience tout à fait enrichissante pour l’aidant parental, invité à accueillir l’autre de manière plus inconditionnelle.

Si chaque aidant parental adoptait a minima ces trois principes de relation d’aide, la prise en charge serait moins lourde et plus respectueuse de la souffrance psychique de la personne âgée dépendante.

Notes

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(1) Technique développée par Naomi Feil à partir des années 1960 consistant à reconnaître la réalité des émotions et des sentiments exprimés par les personnes très âgées désorientées.


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