Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
La frugalité heureuse, la réconciliation avec la nature, la soumission de l’avoir à l’être que nous promettent les tenants d’un nouveau modèle économique ne dépasseront pas le stade de l’utopie si l’on ne mesure combien notre civilisation est engoncée dans le capitalisme. Après Fernand Braudel, nous définirons celui-ci comme une volonté de s’affranchir des lois de la concurrence afin de réaliser un maximum de profits. Aussi s’oppose-t-il à l’économie de marché, qui s’est construite en organisant les échanges autour de règles communes. Parce qu’il a pour boussole la maximisation du profit – notamment par l’expansion illimitée de la production et de la consommation –, le capitalisme apparaît comme antinomique de l’idée d’un dépassement du productivisme. Dès lors, à quel point une telle transition devra-t-elle être menée à contre-courant? Nous tenterons de montrer que le rapport de force voit les principaux détenteurs de capitaux et les entreprises multinationales soumettre les États à leur volonté face à l’intérêt général. Mais que pour autant, toute analyse en termes de rapport de force est mise à mal par les formes contemporaines du capitalisme.
La vision la plus répandue reste celle d’États aux commandes de l’économie mondiale. Or n’est-ce pas leur soumission à la volonté des marchés qui se joue dans la crise des dettes publiques? L’histoire offre ici un étonnant retour de bâton. Dans les années 1980, c’étaient les pays occidentaux qui, pour obtenir le remboursement de leurs banques, donnaient pour mission au Fonds monétaire international (FMI) de forcer les pays en développement à sacrifier leurs services publics et à privatiser tout ce qui pouvait l’être…
Il serait certes simpliste de ne voir dans les États que des pantins. Mais depuis les années 1970, le rapport de force leur est devenu défavorable. Ce mouvement n’est pas synonyme d’affaiblissement de l’institution étatique elle-même : les marchés de capitaux en ont trop besoin. Mais c’est bien l’État garant de l’intérêt général qui est menacé. Ne sommes-nous pas passés d’un monde où les États organisaient la mise en concurrence des acteurs privés à un monde dans lequel les acteurs privés mettent en concurrence les États?
Depuis l’ouverture accélérée des marchés de capitaux, ceux-ci ne connaissent plus de frontières, tandis que les régulateurs continuent d’édicter des normes et de veiller à leur respect dans le champ restreint de leur souveraineté. Cette asymétrie1 permet aux entreprises de monnayer leur décision d’investir contre des concessions en matière fiscale ou d’assouplissement du droit du travail. En Chine, par exemple, on a vu Dell, General Electrics, Goodyear, Microsoft et Nike faire cause commune en 2006 pour mettre à mal un projet de loi qui visait à offrir davantage de garanties aux travailleurs face aux licenciements. Ce contexte donne du crédit aux menaces de délocalisation, contre lesquelles les pouvoirs publics sont souvent mis à contribution.
La libre circulation des capitaux s’est aussi traduite par un puissant mouvement de concentration des entreprises. Il y a peu encore, la majorité des firmes, qui, aujourd’hui, rendent compte (en anglais) de leur activité à un aréopage d’investisseurs internationaux, arboraient leur étendard national. Le paysage industriel a évolué rapidement : il suffit d’évoquer la fusion d’Airbus avec EADS, société de droit néerlandais, la Seita, devenue Altadis, puis absorbée par la Britannique Imperial Tobacco, ou encore Schneider, qui vient de voir partir une partie de ses instances dirigeantes à Hong-Kong… Le mouvement se poursuit à vive allure : le revenu cumulé des cent premières entreprises au monde a crû de 50 % entre 2004 et 20102. Au point que certaines ont acquis une taille supérieure aux États. À l’échelle européenne, les 50 plus gros groupes pèsent 3 500 milliards de dollars, 22 % du Pib de l’Union européenne : autant que les recettes fiscales cumulées des 27 États. Au niveau mondial, les 500 plus gros pèsent 26 000 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2010, soit 42 % du Pib mondial3. Ou dix fois le budget de l’État fédéral américain!
En outre, le degré d’interconnexion entre ces sociétés est élevé. Une étude systématique du contrôle exercé sur le capital et la prise de décision des 43 060 multinationales identifiées par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), publiée récemment4, conclut que « 737 groupes prépondérants cumulent 80 % du contrôle sur la valeur de toutes les multinationales ». Parmi elles, une cinquantaine formeraient une « super-entité », dont « on ne peut pas exclure qu’elle n’ait jamais agi comme un bloc ». On y retrouve en particulier des acteurs financiers.
On mesure l’influence de ces mastodontes de l’économie mondiale. Aux États-Unis, l’une des pires nouvelles de la mandature de Barack Obama est peut-être la possibilité ouverte aux entreprises, depuis janvier 2010, de financer sans limites les campagnes électorales. On ne saurait non plus nier la fréquente consanguinité entre les milieux politiques et d’affaires. Elle passe par des cercles plus ou moins formels, à l’instar du Forum économique mondial de Davos, de la Commission trilatérale5 ou du club Bilderberg6. Elle relève parfois du « pantouflage » (Tony Blair chez JP Morgan, Gerhard Schröder chez Gazprom). Quand ce n’est pas le monde des affaires lui-même qui est nommé aux plus hautes fonctions : ainsi de Mario Draghi, nouveau gouverneur de la Banque centrale européenne (BCE), ancien de Goldman & Sachs, ou de Christine Lagarde, vingt ans employée du cabinet de conseil en optimisation fiscale Baker & McKenzie.
Plus encore peut-être que dans les États, où la vigilance des citoyens, des médias et des parlementaires peut offrir un contre-feu aux stratégies d’influence, les groupes industriels ou financiers ont conquis une position quasi décisionnaire dans de nombreuses enceintes régionales ou internationales de régulation. C’est le cas à l’autorité européenne chargée d’assurer la sécurité alimentaire (EFSA), où siègent plusieurs représentants de l’industrie agroalimentaire et qui fonde la plupart de ses avis sur des études présentées par cette industrie7.
Ailleurs, les intérêts privés imposent même le mode de régulation qu’ils se sont choisi. En matière de surveillance du risque financier, les agences de notation continuent de jouer les premiers rôles au service de leurs clients, notamment les banques. Moins médiatisée, l’instance chargée d’édicter les normes comptables, l’International Accounting Standards Board (IASB), est trustée par les fonds d’investissement, les banques et surtout les grands cabinets d’audit et de conseil en optimisation fiscale. Ses normes s’imposent aux autorités publiques, comme l’Union européenne qui les applique quasiment sans y trouver à redire. Or les diverses façons de comptabiliser la valeur d’un actif peuvent ou non conduire une banque à la faillite, ou amener la filiale d’un groupe international à se déclarer ou non excédentaire.
Mais le poids politique de ces firmes ne se limite pas à un jeu d’influence : leurs dirigeants parlent d’égal à égal avec les chefs d’États. Il est un lieu où les multinationales ont bâti leur base arrière : ce sont les paradis fiscaux. Ces petits territoires (36 d’entre eux font ensemble la moitié de la superficie belge!), souvent sans ressource et sans défense8, ont trouvé dans le commerce de leur souveraineté une rente dans la division internationale du travail. La vente au plus offrant a trouvé preneurs : les banques internationales et les grands cabinets d’audit, les « Big Four »9. Ceux-ci reformulent le droit des affaires et la législation fiscale au gré des intérêts de leurs clients (grandes entreprises et riches particuliers), dont ils sont en somme les courtiers auprès des autorités du Luxembourg, de Guernesey ou des Bermudes. La démarche a du succès, puisque la moitié du commerce mondial et des transactions financières est enregistrée dans ces havres fiscaux et réglementaires. Cette confiscation de souveraineté s’assortit d’une réelle omerta : à Monaco, Jersey ou Luxembourg, toute voix critique sur les questions financières est étouffée10. Des pays pauvres sont à présent tentés par ce marchandage, à l’instar de l’Île Maurice, ou plus récemment du Ghana et de la Jamaïque, dont la réglementation a été échafaudée, respectivement, par la Barclays et Baker & McKenzie.
Le paysage de la souveraineté à l’heure de la mondialisation est préoccupant. Les États n’ont pas seulement à composer avec le lobby du monde des affaires pour produire des compromis au plan domestique : ils le trouvent désormais face à eux dans le concert des nations. Le site web de la présidence française du G2011 en fournit comme une métaphore : en apposant leur logo de parrains de l’événement, la Société générale, la SNCF, Michelin ou encore Air France se posent en puissances invitantes des États pour leurs délibérations.
Beaucoup se surprennent de l’apathie des peuples face à un tel système, dont chacun peut observer combien il est destructeur des solidarités et de la planète elle-même. Nous pointerons ici quelques-unes des voies par lesquelles le capitalisme démine sa propre contestation.
L’une des forces du capitalisme contemporain réside dans la difficulté d’identifier les responsables. Le film Louise Michel en fournit un saisissant raccourci. Un matin, les ouvrières d’une usine textile de Picardie trouvent porte close. Avec leur maigre indemnité, elles décident de « buter le patron ». Sauf que ce dernier s’avère plus difficile à trouver que prévu. La pérégrination des chômeuses (et de leur tueur à gages) les conduit jusqu’à l’île de Jersey, célèbre paradis fiscal, où elles se heurtent à l’anonymat d’une boîte aux lettres.
Ces montages financiers ont-ils disparu en avril 2009? Le G20 de Londres déclarait alors révolue l’ère du secret bancaire. Or l’Angleterre vient de signer – et l’Allemagne de lui emboîter le pas – des accords par lesquels elle sous-traite à la Suisse le prélèvement de l’impôt sur ses ressortissants évadés fiscaux en échange de la préservation du secret helvète. Et l’opacité financière emprunte bien d’autres chemins. À côté des Anstalten et autres fondations, on mentionnera le rôle des trusts. Ce mécanisme est d’une grande utilité pour maquiller les comptes (comme ceux de la Northern Rock, banque britannique nationalisée en 2007), masquer des délits d’initiés, blanchir l’argent du crime ou de la corruption, contourner les lois de financement des partis politiques… Le monde compte des millions de sociétés écrans, qui permettent à leurs utilisateurs d’échapper aux radars des autorités de contrôle en matière financière, fiscale, douanière ou judiciaire. Le réseau Tax Justice Network a étudié de près les vecteurs de l’opacité. Rares sont les territoires jugés les plus nocifs qui soient encore dans le viseur du G20 – quand ils l’ont jamais été.
La dissimulation du rapport de force est accentuée par la financiarisation de l’économie. Alors qu’hier l’ouvrier connaissait le patron, « dans la finance, tout est fait pour masquer les intérêts attachés à tel ou tel patronyme au bénéfice d’organismes abstraits qui laissent penser à une diffusion sans principe et sans limites de la propriété du capital »12. La dissimulation atteint des sommets lorsque les transactions échappent à tout regard des autorités de régulation. C’est le cas, à présent, de 50 % à 75 % des transactions financières, opérées de gré à gré13.
Autre force du capitalisme triomphant, les mécanismes de captation de la richesse recourent à une grande sophistication. La crise financière a révélé combien les régulateurs eux-mêmes étaient dépassés. Une inventivité rentable : le poids de l’industrie financière dans le Pib planétaire a été multiplié par six en trente ans. L’économie réelle n’est pas épargnée par le phénomène. Bien sûr, les traditionnels oligopoles, délits d’initiés et autres cartels sont toujours d’actualité14. Mais les groupes industriels ont d’autres cordes à leur arc. En particulier, ils sont capables d’inventer dans leurs comptes une géographie de leur activité en complet décalage avec la réalité.
Si, au cours des dernières décennies, le transfert de la valeur de la rémunération du travail vers celle du capital est souvent relevé, il en est un autre tout aussi structurant, passé plus inaperçu, du matériel vers l’immatériel. Alors que l’économie traditionnelle reposait sur des biens matériels, à présent « 63 % de la valeur correspond à de l’immatériel »15. Cette proportion s’explique par la tertiarisation de nos sociétés, par un consumérisme qui rémunère davantage le symbole que l’objet, mais aussi par une stratégie délibérée des multinationales qui cherchent à allouer l’essentiel de la valeur créée au plan mondial à la part la plus mobile de leur activité. Différentes techniques leur permettent ainsi de localiser cette valeur sous des cieux plus cléments au plan fiscal ou salarial. Manipulation des prix de transfert et transferts de dette, par exemple, font le quotidien des experts comptables et des directeurs financiers, comme l’explique l’un d’eux : « Je vends de la bière. Je la dissocie en plusieurs éléments : un contenant, un contenu, une marque, des dessins et modèles, la forme de la bouteille, etc. Mais que vaut le droit d’utiliser ma marque? J’estime donc qu’elle vaut extrêmement cher (2 euros le litre vendu) et je la localise où je veux »16.
Quand on rapporte le profit réalisé dans un pays au nombre de salariés de ce pays, les salariés des multinationales américaines aux Bermudes semblent 46 fois plus rentables que les salariés de ces entreprises dans le reste du monde. Les géants du commerce de la banane localisent la moitié du prix à la consommation dans des paradis fiscaux. Colgate prétend ne quasiment plus faire de profits en France, où il a une usine de production et une pour la commercialisation : suivant le conseil d’Ernst & Young, il a délocalisé son siège européen en Suisse, où il déclare ses profits. Dans le commerce du cuivre, Glencore affiche des pertes en Zambie, où il extrait le minerai, pour mieux rapatrier ses profits dans le canton de Zoug (Suisse), où le taux d’imposition sur les bénéfices plafonne à 0,02 % ! Les statistiques officielles de l’investissement direct à l’étranger surprennent aussi : la Chine voit 70 % de ses investissements provenir de Hong-Kong, de Singapour, des Îles Vierges britanniques, des Îles Caïmans et de l’Île Maurice… Ces données sont le reflet d’un monde où la localisation des capitaux et des services dématérialisés répond prioritairement au souci de faire échapper une part du chiffre d’affaires au fisc… et aux revendications salariales. Des millions de sociétés sans activité réelle sont créées dans ce seul objectif. Au plan mondial, plusieurs centaines de milliards d’euros viennent ainsi à manquer dans les caisses des États.
On pourrait s’étonner qu’une évasion fiscale d’une telle ampleur ne soit pas davantage réprimée, ou même que les experts comptables acceptent de certifier des comptes qui reflètent aussi mal la réalité de l’activité. Mais les normes comptables permettent une grande souplesse d’interprétation. Voudrait-on obliger les entreprises à s’expliquer, dans leurs comptes annuels, sur l’activité de chacune de leurs filiales, comme le réclament les ONG et le Parlement européen, que l’on se heurterait à la résistance de l’IASB, l’instance qui édicte les normes comptables.
Si les principaux détenteurs de capitaux semblent si bien organisés, en face la dispersion est patente. Les stratégies d’affaiblissement de la contestation sont parfois délibérées. On sait le sort réservé à certains leaders politiques. Ainsi de Thomas Sankara, assassiné en 1987 alors qu’il était président du Burkina-Faso, quelques semaines après avoir annoncé publiquement son refus de « livrer » l’économie de son pays aux investisseurs étrangers au nom d’une dette extérieure qu’il jugeait illégitime. Ou de Manuel Zelaya, président du Honduras, victime d’un coup d’État en 2009 après avoir effectué un virage à gauche en matière économique. Rigobert Minani témoigne également (pp. 48-52) des risques encourus par les défenseurs des droits de l’homme et les militants anti-corruption. Dans de nombreux pays, l’histoire du syndicalisme est marquée au fer rouge par les tentatives d’intimidation et d’émiettement du mouvement.
Au plan idéologique aussi, les tenants du capitalisme néolibéral ont obtenu, depuis les années 1970, un franc succès. Nombre de leurs options politiques sont considérées dans l’opinion comme autant de postulats : le commerce international est en soi facteur de paix et de prospérité; l’efficacité du marché est supérieure à celle de l’État; l’inflation est l’ennemi public n° 1; la propriété privée est sacrée et tout prélèvement (impôt ou succession) est intolérable. Même en matière environnementale, on ne craint pas de financiariser les marchés destinés à réguler les droits à polluer!
Surtout, ce capitalisme suscite l’adhésion. Et celle-ci dépasse les stratégies qu’il déploie à cette fin (par exemple, le discours convenu autour du développement durable). Les valeurs de liberté et d’accomplissement individuel, de concurrence, de mérite et de propriété, tout comme le confort qu’il apporte à un grand nombre, rencontrent une aspiration forte de nos contemporains17. En France, ce mouvement traverse toute la société, souvent aux dépens de modes d’action ou de reconnaissance collectifs. Dans le champ du travail, les nouveaux modes de management exaltent les compétences et les performances de l’individu – évaluées indépendamment du travail collectif18; dans l’éducation, priorité est donnée de plus en plus à la réussite économique de l’individu sur l’inscription du citoyen dans un corps social dont il porterait avec d’autres la responsabilité; enfin, le champ des solidarités voit se développer un registre compassionnel plus individualiste.
Si la morphologie du capitalisme contemporain le rend difficile à contester, c’est enfin parce que, même s’il venait à ne plus susciter l’adhésion, il paraît inéluctable. Chaque acteur du capitalisme s’inscrit dans un champ de contraintes qui octroie à son comportement une rationalité, sinon un aspect inévitable. Nul ne souscrirait délibérément à la dilapidation des ressources de la planète, mais chacun y participe sans le savoir, ou par résignation, sans entrevoir d’alternative. Peu importe que l’on adhère ou non au capitalisme mondialisé : chacun en est producteur19. En un sens, chacun est amené à y consentir.
Ainsi un grand nombre pâtit de l’hypertrophie de la finance, mais souffrirait peut-être encore davantage de son écroulement. L’éclatement de la sphère financière, ces dernières décennies, résulte d’une conjugaison de facteurs : l’explosion des prix énergétiques, la capitalisation des retraites, la multiplication des grandes fortunes en capitaux, l’injection massive de liquidités au secours des banques, l’accumulation de réserves par les grands émergents… Les chefs d’entreprises, comme à présent les dirigeants politiques, savent combien ce contexte conditionne leur environnement. Comment satisfaire l’exigence de 15 % de rentabilité émise par les investisseurs si la croissance mondiale n’atteint pas 4 % ? Les entreprises peuvent être amenées à réduire les coûts, à externaliser les activités moins profitables, à délocaliser, à louvoyer avec la localisation de leurs bénéfices, à serrer la ceinture de leurs salariés et à se séparer des moins rentables. Voire à infléchir ou contourner les lois. L’intérêt immédiat des actionnaires ne saurait être assimilé à celui des salariés, ni même à celui de l’entreprise sur le long terme. Mais les actionnaires ont trouvé le moyen de s’allier les cadres dirigeants, en liant une forte part de leur rémunération à la valeur de l’action – les fameuses stock-options. En 2006, 75,9 % des bénéfices après impôts des entreprises françaises (hors finance) étaient dévolus aux actionnaires20. Le développement de la participation et de l’intéressement permet d’impliquer à leur tour le reste des salariés derrière l’objectif de maximisation des profits. La dynamique peut être vertueuse, mais aussi amener ces salariés à accepter des sacrifices salariaux ou des cadences intenables.
Le serpent se mord encore la queue lorsque le recours croissant à l’épargne du salarié pour financer sa retraite le rend tributaire de la bonne santé du fonds qui place ses économies. Or la retraite par capitalisation est en expansion : l’assureur Allianz mise sur un marché mondial de 36 000 milliards d’euros en 2020, contre 22 000 milliards fin 200921. À la recherche des prix les plus bas, le consommateur encourage lui aussi indirectement la concurrence salariale dont il peut être victime par ailleurs. Dans le domaine agricole, l’ouverture des marchés et la chute des cours, dans les décennies 1980 et 1990, ont ainsi placé des millions de paysans pauvres à travers le monde dans l’incapacité de lutter avec une concurrence étrangère ultra-mécanisée, donc de vivre de leur travail. Forcé de migrer à la ville pour survivre, l’ancien paysan en est réduit à protester dès que les prix mondiaux grimpent car il ne parvient plus alors à acheter de quoi nourrir sa famille. Devenu consommateur, il est captif de la logique même qui l’a évincé du jeu économique. Le voudrait-il, pourrait-il boycotter les entreprises qui n’ont d’autre objectif que de créer des profits pour l’actionnaire?
On perçoit bien, dans le contexte actuel, l’éclairage qu’apportent les analyses opposant le capital au travail, les intérêts privés à celui des peuples. Mais il est difficile de désigner l’adversaire, quand nous-mêmes alimentons ce capitalisme globalisé. La situation n’est pas sans risque : qui peut répondre d’une colère qui ne trouve pas d’exutoire? Le film Louise Michel, évoqué plus haut, offre un dénouement sanglant, la rage des damnées du capitalisme se retournant aveuglément contre une famille qui incarne à leurs yeux la jouissance d’un profit accumulé sur leur dos.
Faudra-t-il que notre humanité soit acculée pour réagir? Friser la catastrophe ouvre le champ des possibles, mais le pari est à haut risque. Une autre issue est possible. Elle suppose de comprendre. Et de refuser toute résignation. Fernand Braudel montrait déjà comment l’allongement de la chaîne entre le producteur et le consommateur permettait aux détenteurs de capitaux de se tailler la part du lion dans la répartition de la valeur. La financiarisation de l’économie a encore allongé cette chaîne, au point d’engendrer un double sentiment d’inéluctabilité et d’irresponsabilité de la part de ceux qui y participent. Celui qui, dans l’Ohio, cotise pour sa retraite peut-il être rendu responsable des contraintes intenables qu’une multinationale fait peser sur ses sous-traitants pour satisfaire les exigences de rendement de son fonds de pension?
À cette spirale, on peut opposer non pas le repli sur soi, mais une économie plus proche, où la relation humaine ait sa place, où l’ancrage dans un territoire ait un sens, où le consommateur, le salarié, le dirigeant et l’investisseur soient en position de répondre des conséquences de leurs choix. L’espoir est grand dès que l’on ouvre les yeux sur les alternatives, tant elles foisonnent. L’enjeu est qu’elles se pensent comme telles. Et qu’elles soient identifiées. Tel est le pari des promoteurs de l’économie sociale et solidaire. L’espoir renaît aussi lorsque les citoyens parviennent à remettre le politique en capacité de poser des limites à la frénésie des capitaux et à l’avidité de certaines entreprises. Les engagements concrets à l’encontre des paradis fiscaux obtenus d’une majorité de conseils régionaux par le CCFD-Terre Solidaire et ses alliés y participent, tout comme le lancement de Finance Watch, un contre-pouvoir européen au lobby financier22. Ces tentatives restent modestes. Nul ne saurait dire si, même articulées, elles suffiront à dépasser le stade d’un capitalisme dévastateur. Car la pente à remonter est bien raide. Mais à ceux qui craindraient que notre humanité n’y parvienne pas, ou qu’elle ne rechute, tel Sisyphe, à peine le sommet atteint, rappelons avec Camus que la révolte elle-même humanise. « Il faut imaginer Sisyphe heureux ».
1 / Précisément décrite par Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999. Voir aussi l’entretien avec Ève Chiapello dans ce dossier.
2 / Calcul de l’auteur à partir des données publiées par la revue américaine Fortune (comme les chiffres qui suivent).
3 / 62 000 milliards de dollars en 2010, selon le FMI.
4 / Cf. Stefania Vitali, James Glattfelder et Stefano Battiston, The Network of Global Corporate Control, Institut fédéral technologique de Zurich, Suisse.
5 / Organisation privée, créée en 1973 à l’initiative de dirigeants dont David Rockefeller et Henry Kissinger, qui regroupe 300 à 400 personnalités influentes (hommes d’affaires, responsables politiques, intellectuels) d’Europe occidentale, d’Amérique du Nord et d’Asie.
6 / Rassemblement annuel, informel et confidentiel de 130 personnalités du monde des affaires, de la politique et des médias.
7 / Corporate Europe Observatory, « Conflicts of interest exposed on EFSA food additives panel », 15 juin 2011.
8 / Les 26 pays du monde sans armée sont presque autant de paradis fiscaux.
9 / PriceWaterHouse Coopers, Deloitte, Ernst & Young et KPMG.
10 / Cf. Jean Merckaert et Renaud Fossard, « Paradis fiscaux : bilan du G20 en 12 questions » , rapport du CCFD-Terre Solidaire, avril 2010.
11 / Voir les partenaires du G20-G8 .
12 / Entretien avec Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, « Être riche, la classe //www.ceras-projet.org/index.php?id=4956">! », Projet, n° 321, avril 2011.
13 / Chiffres donnés par le président de l’Autorité des marchés financiers, Jean-Pierre Jouyet, le 29 septembre 2011 sur Europe 1.
14 / Cf. Christian Chavagneux, « Les multinationales définissent-elles les règles de la mondialisation http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=PE_103_0553">? » , Politique étrangère, 2010/3.
15 / Selon Ernst & Young, qui a étudié 101 entreprises européennes cotées : « Capital immatériel, son importance se confirme », janvier 2008.
16 / Cf., comme pour les chiffres suivants, Merckaert et Nelh, « L’économie déboussolée » , Rapport du CCFD-Terre Solidaire, décembre 2010.
17 / Voir l’entretien avec Ève Chiapello dans ce numéro, pp. 53-61.
18 / Cf. Le dossier « Le travail, facteur d’isolement http://www.ceras-projet.org/index.php?id=5220#5223">? » , Projet, n° 323, septembre 2011.
19 / Comme le souligne Jean-François Bayart dans ce numéro.
20 / Contre 14,6 % au titre de la participation et de l’intéressement des salariés, et 9,5 % de réinvestissement dans l’entreprise. Cf. Guillaume Duval, « Partage des bénéfices : la grande illusion » , Alternatives économiques, n° 280, mai 2009.
21 / Benoît Menou, « Le marché de la retraite par capitalisation est promis à un bel avenir » , 6 septembre 2010, sur www.agefi.fr .
22 / Cf. Entretien avec Pascal Canfin, « Vers un contre-pouvoir aux banques http://www.ceras-projet.org/index.php?id=4685">? » , Projet, n° 319, décembre 2010.