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Cessons de dire qu’il ne se fait rien parce qu’il ne se fait rien de nouveau! Au-delà de quelques aspects à corriger, la politique familiale française demeure une excellente politique publique. Elle est à défendre contre certaines attaques frontales (« la famille est une affaire privée, cela ne regarde pas la nation »), à préserver en tant que telle (plutôt que de l’assimiler à la lutte contre la pauvreté). Elle est aussi à développer, car elle représente un investissement pour l’avenir : les responsabilités familiales sont des engagements de long terme, qui ne devraient pas être soumis aux aléas politiques.
L’existence même d’une politique publique en direction des familles ayant des enfants est satisfaisante. Elle l’est par son architecture d’ensemble qui repose sur trois pieds : prestations, fiscalité, équipements et services. La philosophie et l’efficacité de ce triptyque méritaient d’être rappelées, car sur cet autre volet important de la politique familiale qu’est la dépendance, si la même démarche avait été mise en œuvre dès le début, la problématique en serait aujourd’hui différente.
Ce qui est encore satisfaisant, c’est que nous n’avons pas basculé complètement dans une politique de réparation sociale. Celle-ci est absolument nécessaire et j’ai toujours milité pour son développement, mais elle est d’une nature différente et suppose d’autres leviers que ceux utilisés pour la politique familiale. Dans la philosophie de 1945, les allocations familiales ont été créées pour compenser les charges résultant de la présence d’un ou plusieurs enfants dans un foyer, et non pas pour compenser la perte d’un revenu ou la faiblesse de celui-ci. S’il y a des enfants pauvres, ce n’est évidemment pas dû à l’existence des allocations familiales, mais à la situation des parents et de la famille.
Pour compenser la perte d’un revenu, il y a l’assurance chômage. On a donc, petit à petit, exclu du droit à allocation un nombre de chômeurs de plus en plus important. Il y a encore le revenu de solidarité active (RSA), l’allocation de parent isolé (API), l’allocation aux adultes handicapés (AAH), etc. Agissons pour que ces prestations permettent à leurs bénéficiaires de vivre dignement, y compris les jeunes de moins de 25 ans. Pour compenser la faiblesse des revenus, exigeons une négociation régulière sur les salaires, dans les entreprises, les branches professionnelles ou en interprofessionnel. À trop dénigrer le rôle des partenaires sociaux, à refuser de les écouter, on prend le risque d’un interventionnisme irraisonné de l’État.
Parmi les évolutions positives de ces quinze dernières années, notons aussi le congé de paternité, les réseaux d’écoute, d’accueil et d’apprentissage à la parentalité, ainsi que la généralisation des actions éducatives périscolaires, dont la Confédération syndicale des familles avait été l’initiateur en quartiers populaires à la fin des années 1960.
Enfin, l’évolution de la condition féminine et l’incontournable désir d’émancipation et d’autonomie des femmes sont mieux pris en compte. Une grande partie de l’exception française en matière de taux de fécondité s’explique par le choix qu’a fait la France d’une politique de conciliation entre vie personnelle, vie professionnelle et vie familiale, plutôt que d’en rester à une conception datée du rôle des femmes. Si nous voulons une société qui continue à faire des enfants, il faut permettre aux femmes de travailler. Si nous leur imposons de choisir entre être mère ou travailleuse, elles choisiront bien souvent la deuxième solution, plutôt que de se voir cantonnées dans une précarité qui les rend dépendantes des hommes.
Il y a toujours un débat passionnel autour de la Prestation d’accueil du jeune enfant (Paje), non pas sur la solvabilité des modes de garde, mais sur le complément de libre choix d’activité. La controverse a vu le jour dès la création de l’Allocation parentale d’éducation (APE) en 1984. Alimenté par certains sociologues, un courant médiatique s’est créé à son encontre, dénonçant un retour en arrière pour la libération des femmes. Certaines critiques sont justifiées, mais je me refuse à considérer que vouloir consacrer du temps auprès de son jeune enfant soit une aliénation insupportable. Certes, ce sont majoritairement des femmes qui font ce choix, et pour nombre d’entre elles il s’agit d’un choix « d’aubaine » par rapport au chômage ou par rapport à un salaire très faible, mais il ne faut pas se tromper de motifs pour un combat par ailleurs particulièrement légitime.
Il n’y a pas de demande des jeunes parents pour être en permanence au domicile auprès de leurs enfants. En revanche, un nombre significatif d’entre eux souhaitent pouvoir prendre un, deux ou trois ans pour cela. N’y aurait-il de choix possibles qu’entre la crèche ou l’assistante maternelle? Au nom de quoi refuser une ouverture de droits propres aux nombreuses femmes et aux quelques hommes qui feraient ce choix? Certains défenseurs du complément de libre choix voudraient supprimer la condition d’activité professionnelle antérieure pour obtenir cette prestation. Ce serait un retour en arrière et le danger serait particulièrement grand pour les femmes de milieu très populaire, notamment immigrées, et pour les personnes qui ont un faible niveau de qualification professionnelle, qui seraient bridées dans leur volonté d’autonomie financière et d’insertion dans le monde du travail.
Le complément de libre choix est toujours forfaitaire, à un niveau relativement peu attractif. De ce fait, il n’intéresse que des personnes ayant un faible niveau de qualification et de revenu. Dans les négociations, nous avons demandé, comme première étape, que le plancher soit de 750 euros (puis jusqu’à un plafond de 1 000 euros) et que le calcul tienne compte du salaire antérieur, afin d’inscrire ce choix des parents dans une conception de revenu de remplacement, avec toutes les obligations qui s’y appliquent (cotisations, impôts…). Le gouvernement de l’époque n’a pas souhaité aller dans cette direction.
Deux politiques publiques touchant de près la vie des familles doivent faire l’objet de transformations radicales. En matière de logement d’abord, il s’agit de rééquilibrer la répartition entre les aides à la pierre pour la construction ou la réhabilitation des logements, et les aides à la personne pour la solvabilité des locataires. Depuis de trop nombreuses années, le pouvoir d’achat des aides au logement se dégrade. Il y a urgence pour permettre à un très grand nombre de familles de vivre dans un espace habitable digne de ce nom. Il faut jouer sur deux volets : la baisse du coût de la construction pour obtenir un loyer abordable, l’augmentation des prestations logement pour obtenir un « reste à charge » raisonnable.
Concernant l’autonomie des jeunes adultes, il faut remonter à l’abaissement de la majorité civique de 1974 pour en saisir les enjeux. Depuis, un fossé presque infranchissable s’est creusé entre celle-ci et la majorité économique. À la différence de nombre de nos partenaires européens, nous n’avons pas lié cet abaissement à 18 ans à l’ouverture de droits individuels propres pour chaque jeune. Nous avons prolongé l’âge de versement des allocations familiales jusqu’à 20 ans, le complément familial jusqu’à 21, etc.
Toute la construction des droits sociaux et familiaux s’est réalisée par transfert de la charge sur les parents, tant pour les prestations que pour la fiscalité. Il serait judicieux de conduire à leur terme les choix de 1974, car le coût en est déjà particulièrement élevé et explique pour une grande partie l’immobilisme actuel. Évitons une réforme a minima qui ne serait ouverte qu’aux jeunes défavorisés, au prétexte que les parents des autres ont des moyens suffisants! Une politique publique d’autonomie de la jeunesse ne peut être qu’universelle.
Enfin, dans les évolutions récentes, la suppression de la conférence annuelle de la famille est un mauvais coup porté à la politique familiale. Elle était le rendez-vous annuel entre le gouvernement, le mouvement familial dans sa diversité, l’ensemble des partenaires sociaux, les représentants des collectivités territoriales, les associations de parents d’élèves et nombre d’autres acteurs publics ou privés. Tous les ans, elle appelait un positionnement du gouvernement à l’égard des familles de notre pays. Ce temps de discussions et de négociations privilégié ne pouvait se conclure sans quelques améliorations, parfois modestes mais, parfois aussi, significatives.
La conférence a été remplacée en 2008 par un Haut conseil de la famille, qui produit des rapports! Le mouvement familial, en se trompant de stratégie (exigence de représenter la moitié des membres de ce conseil) n’a pas su s’opposer à sa suppression. Finalement, le ministère des Finances, opposé depuis toujours à l’existence de la conférence, a gagné.
Au-delà, les politiques à mettre en œuvre doivent s’inscrire dans la durée, autour de quelques fondamentaux, sans se laisser dévorer par l’inconstance d’une gestion médiatique ou émotive.
Premièrement, la politique familiale ne s’arrête pas aux caisses d’allocations familiales : elle concerne l’ensemble des collectivités territoriales et le monde de l’entreprise tout autant que l’État, à travers ses obligations d’impulsion, d’initiative et de cohérence. La vie des familles est très dépendante du niveau et des conditions de vie de ses membres, des modifications sociologiques de nos sociétés, des évolutions techniques et scientifiques. Les politiques conduites en direction des familles ne s’arrêtent pas quand les enfants parviennent à l’âge adulte; elles concernent aussi la fin de vie (santé et dépendance entre autres). Observons les dénominations dans les municipalités : on rencontre un adjoint à l’éducation, à la petite enfance, au logement, aux affaires sociales, aux personnes âgées ; plus rarement un adjoint à la famille, comme si le mot devait en permanence être contourné. Dans le passé, l’Unaf a demandé et obtenu, au lieu d’un ministre de la Famille sous la tutelle du ministre des Affaires sociales, un délégué interministériel à la famille… Au fil du temps, cette fonction a été dévoyée et, finalement, supprimée.
Deuxième élément fondamental : la différence entre la politique sociale, la politique familiale et la politique fiscale. Malheureusement, la philosophie des ordonnances de 1945 qui créaient la sécurité sociale s’estompe. En prenant l’argument de la lutte contre la pauvreté, certains sont tentés de passer petit à petit de la compensation des charges familiales pour toutes les familles à la compensation de la perte d’un revenu ou de la faiblesse de celui-ci pour quelques-unes; de la reconnaissance de chaque enfant à celle des seuls enfants pauvres. Ce faisant, nous passerions d’une politique préventive (pour toutes les familles) à une politique curative (lutte contre la pauvreté). Une fois que les allocations familiales seront soumises à condition de ressources, ce seront les remboursements de l’assurance maladie qui le deviendront… Certains y pensent, y compris sous couvert d’un bouclier sanitaire.
Sur un autre registre, l’esprit même de l’impôt sur le revenu a été combattu. C’est le rôle de la fiscalité directe de réduire les inégalités, et celui de la protection sociale de répondre aux besoins des personnes. Il demeure nécessaire de ne pas confondre les solidarités horizontales de la protection sociale avec les solidarités verticales de la fiscalité. Par cohérence, je suis opposé à la fusion de l’impôt sur le revenu avec la contribution sociale généralisée (CSG). En fusionnant une des sources de financement de la sécurité sociale avec une partie du financement des fonctions régaliennes de l’État, nous ajoutons à la confusion et empêchons les citoyens de comprendre les enjeux financiers de demain, tant en matière de santé que de dépendance. Ces différentes fonctions et ces financements doivent rester très distincts, afin de conserver une part importante d’universalité à la politique familiale.
Troisième fondement : politique familiale et politique nataliste ne sont pas synonymes. Bien sûr, au moment de l’intégration des allocations familiales dans l’ensemble de la Sécurité sociale de 1945, la dimension nataliste était très présente. C’était la période de la reconstruction, pour partie à l’origine de la modulation des allocations familiales en fonction du nombre d’enfants. Aujourd’hui, les allocations et l’ensemble des dispositifs publics à destination des familles expliquent la particularité française du taux de fécondité, mais on ne peut pas dire que l’objectif soit toujours nataliste. Les fondements de ces politiques relèvent prioritairement de l’accompagnement des parents dans la réalisation de leur désir d’enfant.
À la liberté de ne pas avoir d’enfant doit correspondre la liberté d’avoir le nombre d’enfants que l’on désire, ce qui suppose de donner aux parents les moyens de les élever dans la durée. Contrairement à ce qui est affirmé par certains, la présence d’enfants dans une nation est aussi une affaire publique. Quant à la différence de montant des allocations familiales en fonction du nombre d’enfants, point n’est besoin d’être grand clerc pour vérifier tous les jours qu’entre deux et trois enfants, il y a des dépenses supplémentaires incompressibles que ne compensent pas, loin s’en faut, des économies d’échelle.
Enfin, la France est le seul pays au monde où la représentation des intérêts familiaux est organisée de façon pluraliste et reconnue par la loi. L’existence même de l’Unaf a, manifestement, pesé sur le maintien et le développement des politiques publiques en direction de la famille en tant qu’unité de personnes, de fonctions, de droits et de devoirs.