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C’est une question rarement abordée en France que la confrontation des transformations juridiques de la famille et des exigences de l’éthique, tant sociale qu’individuelle. Or les enjeux éthiques des mutations familiales interpellent toutes les réformes du droit de la famille. On ne peut mieux l’exprimer qu’en citant le résumé de présentation d’un ouvrage collectif québécois1 : « L’individualisme contemporain appelle en contrepartie à une éthique de la responsabilité. Responsabilité envers soi-même et envers autrui, à l’égard des générations futures et d’une humanité fragile. Quelle traduction concrète donner au principe de responsabilité dans le contexte des transformations de la famille? Cette question [peut être abordée] selon deux prises d’angle complémentaires : d’une part, celle des valeurs et finalités pouvant orienter adéquatement les choix au sein des couples et des familles et dans le cadre des interventions professionnelles; d’autre part, celle de la recherche collective du bien commun et de l’aménagement des cadres légaux et symboliques de la filiation. »
Cette présentation met en lumière deux dimensions essentielles : la justice dans les relations interpersonnelles et la recherche de structures familiales favorisant tant la construction des individus que l’harmonie sociale. En effet, la dimension sociale de la famille ne saurait être oubliée dans l’examen des enjeux éthiques de ses transformations juridiques. Reste à déterminer ce que l’on entend par « famille ». Rien de plus difficile à définir aujourd’hui. Notons d’ailleurs que le Code civil utilise très peu cette notion2 et n’en a jamais fait l’un de ses titres ou chapitres. Ajoutons que le Pacs (Pacte civil de solidarité) et le concubinage ont été soigneusement écartés de la partie du Code qui traite du mariage et de la filiation et se trouvent entre le droit des majeurs protégés et celui de la propriété! Pour le droit civil, ces relations de couple n’entrent pas vraiment dans l’orbe familial. Par contre, tout ce qui relève des relations entre parents et enfants, quel que soit le statut juridique du couple parental, est regroupé dans un ensemble qui se veut unitaire.
On doit donc désormais distinguer les relations de couple des règles de la parenté, et la philosophie législative qui les concerne est sensiblement différente. Autant l’organisation de la vie d’un couple composé de deux personnes libres et majeures peut, dans une large mesure, être laissée à leur liberté, autant les relations de parenté, qui structurent la personnalité de chacun et qui déterminent l’éducation des enfants, et donc l’avenir de la société, restent sous le regard vigilant des autorités publiques. Dès lors, les enjeux éthiques des transformations juridiques affectant ces deux ordres de relations sont également dissemblables.
Loin de se borner à entériner passivement des évolutions sociales, le législateur contemporain s’est donné pour objectif de construire un régime juridique reposant sur l’affirmation d’un certain nombre de valeurs. Plusieurs d’entre elles ne peuvent que susciter l’adhésion : ainsi, lorsque la loi du 4 avril 2006 ajoute l’exigence de respect mutuel au nombre des obligations du mariage, la seule réserve qui puisse être formulée est de savoir pourquoi cette prescription concerne le seul mariage et n’a pas été, au moins, introduite dans le Pacs3. Heureusement, la protection civile et pénale contre les violences conjugales est désormais commune à toutes les formes de couple4.
L’impérieuse exigence d’égalité au sein du couple n’est pas non plus susceptible d’engendrer des interrogations éthiques. Même si cette égalité tranche avec la hiérarchie traditionnelle qui structurait les familles patriarcales5, et même si elle n’est pas reconnue dans tous les systèmes de droit contemporains, et notamment par les droits d’inspiration islamique, il s’agit actuellement d’un droit inviolable en Europe6. Ce qui explique l’intolérance de plus en plus caractérisée du droit français à l’égard de la polygamie et de la répudiation, considérées comme discriminatoires à l’égard des femmes7, cette attitude pouvant d’ailleurs aboutir à nier les droits familiaux des épouses autres que la première, ainsi que ceux de leurs enfants.
Surtout, les interrogations d’ordre éthique sont légitimement suscitées par la troisième source d’évolution du droit actuel des couples, à savoir l’exigence de liberté individuelle. Les deux réformes récentes majeures du droit de la famille sont incontestablement la création en 1999 d’une nouvelle forme d’union, le Pacte civil de solidarité, et la reconnaissance en 2004 d’un véritable « droit au divorce ». L’une et l’autre sont inspirées par un souci de promotion des libertés individuelles, liberté de choisir la forme d’union qui convient le mieux au couple dans le premier cas, liberté de rompre une union devenue insupportable dans le second. Ces nouveaux espaces de liberté traduisent une « contractualisation » du droit de la famille, les relations conventionnelles librement déterminées venant prendre la place d’un statut institutionnel, autrefois apanage du mariage.
La liberté de choisir son type d’union est aujourd’hui pleinement consacrée. Selon le degré d’engagement choisi, les couples décident de se marier, de se pacser ou simplement de vivre ensemble sans formalités. Pour les couples homosexuels, le choix est entre Pacs et union libre, le mariage ne leur étant pas (encore?) ouvert8.
La difficulté est bien de savoir quelles sont les conséquences de cette liberté de choix. Deux raisonnements s’opposent. D’un côté, une vision contractualiste et libérale, selon laquelle la différence dans les engagements réciproques justifie une variété dans les effets juridiques. Si un couple choisit de se pacser plutôt que de se marier, au motif que l’union est plus facile à rompre, il n’y a rien d’anormal à ce qu’il ne bénéficie pas de certains avantages logiquement réservés à ceux qui s’engagent sinon pour la vie, en tout cas durablement. Mais une autre logique est également à l’œuvre, selon laquelle une similarité de situations de fait justifie une identité de traitement juridique. C’est cette tendance qui a entraîné la « matrimonialisation » du Pacs, et notamment sa mention sur les registres d’état civil depuis 2006 et la reconnaissance de la compétence du juge aux affaires familiales pour régler les litiges entre pacsés ou ex-pacsés, depuis 2009. De même, les tribunaux, régulièrement saisis des injustices causées lors de ruptures brutales de concubinages anciens, ont tendance à traiter les ex-concubins comme des époux divorçant, ce que la cour de cassation censure systématiquement.
Cette tendance fait sortir le Pacs de l’orbe strictement contractuel où l’avait situé la loi de 1999, pour lui donner une dimension institutionnelle similaire au mariage! Pire, l’uniformisation du traitement juridique des unions leur fait courir un risque de nivellement par le bas. On l’a vu récemment à propos de l’avantage fiscal des jeunes mariés. À partir du moment où cet avantage était également reconnu lors de la conclusion et de la rupture des Pacs, qui peuvent se faire et se défaire sans formalité, un risque évident de dévoiement de la niche fiscale apparaissait. Faute de savoir expliquer en quoi la différence de traitement entre mariés et pacsés est juridiquement pertinente, accusés de moralisme et de discrimination, les parlementaires ne peuvent que supprimer un avantage fiscal dont la disparition prochaine est la rançon inévitable d’une extension non maîtrisée.
La liberté de se séparer, considérée comme l’une des dimensions essentielles de la liberté individuelle depuis la Révolution française9, est l’enjeu d’une lutte séculaire entre l’Église catholique et les partisans d’une législation laïque. L’avènement du divorce par consentement mutuel, en 1975, puis la création d’un divorce résultant de la volonté unilatérale d’un seul époux en 2004 ont donné gain de cause à ces derniers. D’autres réformes destinées à alléger encore les procédures sont en cours d’élaboration. Enfin, la principale caractéristique qui distingue le Pacs du mariage est sa facilité de rupture, non judiciaire, sans délai ni indemnité, comme bien sûr celle du concubinage.
Cette liberté de rompre est une application d’un principe de la législation révolutionnaire applicable en droit des contrats : il est interdit de s’engager pour une durée illimitée, car cela ferait renaître l’esclavage. Tout contrat à durée indéterminée doit pouvoir être rompu par l’une ou l’autre des parties, selon des conditions et modalités qui varient évidemment en fonction du contrat en cause. Ainsi, le contrat de travail à durée indéterminée ne peut pas être rompu par l’employeur sans cause « réelle et sérieuse ».
La liberté de rompre l’union de couple à tout moment se rattache à une vision contractualiste. Destinée à protéger une liberté essentielle, elle n’est pas susceptible d’aménagements dérogatoires. Ainsi, les pactes conclus entre concubins qui prévoiraient le versement d’indemnités de rupture sont par principe nuls, parce qu’ils portent atteinte à cette liberté10. Dans le même ordre d’idées, il est impossible à un couple de soumettre volontairement leur mariage à un régime d’indissolubilité. La volonté de celui qui veut se libérer est toujours préférée à celle de celui qui ne veut pas rompre, même (ou surtout) si cette volonté s’arc-boute sur une foi religieuse. Un époux n’a pas à se trouver prisonnier des convictions de l’autre, les eût-il autrefois partagées.
La faculté pour chaque membre du couple de reprendre sa liberté est donc la mise en œuvre d’une éthique de la liberté, qui inspire le législateur. Cette vision s’oppose de manière frontale à l’éthique de l’engagement qui fonde l’Église catholique à défendre l’indissolubilité du mariage. De fait, on préfère celui qui ne tient pas sa parole, qui n’assume pas ses promesses, qui renie la foi jurée. C’est que le législateur sait bien qu’il est des engagements que l’on ne peut pas tenir, et que l’avenir ne peut s’ouvrir qu’au prix, parfois, du reniement.
Les exigences éthiques se déplacent alors sur les modalités de la rupture : dans la société actuelle, elle doit se faire dans des conditions de respect mutuel et l’hostilité réciproque se doit d’être canalisée et civilisée. Le modèle du « divorce d’accord » est désormais celui du « bon » divorce, et les plaintes et accusations réciproques ne trouvent plus d’auditeurs complaisants dans les enceintes judiciaires. Au point, parfois, de ne pas savoir reconnaître et soulager les immenses souffrances des séparations, d’autant plus grandes que la séparation des couples est aussi, bien souvent, un arrachement des liens avec les enfants.
La distinction entre parenté et parentalité est un premier objet de réflexion. Alors que la puissance paternelle est, de temps immémoriaux, considérée comme un attribut indissociable du lien de filiation, l’époque contemporaine distingue, d’une part, ce qui relève de la parenté et de la généalogie, structuré par les liens de filiation juridique et, d’autre part, la parentalité, fonction exercée par les adultes en charge d’enfants. Les deux coïncident dans la majorité des cas, l’autorité parentale demeurant dévolue de plein droit aux père et mère légaux d’un enfant. Mais l’évolution des configurations familiales et les vicissitudes des familles auraient pour résultat d’investir un certain nombre d’adultes autres que les parents de fonctions parentales, tels les beaux-parents ou les nourrices.
Que l’on s’intéresse aux responsabilités liées à l’engendrement ou à celles qui résultent de l’exercice de fonctions éducatives, l’enjeu majeur est le respect des droits et de la personne de l’enfant, que le système juridique se donne pour objectif de protéger à la fois parce qu’il est le plus faible et parce qu’il représente l’avenir de la société. Cette protection prend la forme d’une intrusion étatique dans le fonctionnement de la famille, dont le monde clos est par nature propice aux abus de pouvoir. C’est le lieu d’évoquer la Convention des droits de l’enfant des Nations unies, du 20 novembre 1989, qui impose la prise en considération de l’intérêt supérieur de l’enfant et rend obligatoire le respect de ses droits. Si certains détracteurs ont feint d’y voir une inopportune assimilation des enfants aux adultes11, sa mise en œuvre par les lois et les tribunaux en a montré la dynamique positive.
Au regard de l’engendrement, les questions éthiques ont été complètement renouvelées par les progrès de la médecine. Les nouvelles techniques d’assistance médicale à la procréation, de même que les nouvelles possibilités de dépistage prénatal des anomalies génétiques, amènent médecins et familles à se poser des questions autrefois inimaginables : faut-il parler d’un « droit à l’enfant » et à quelles conditions? Jusqu’où va la responsabilité des parents – depuis qu’a été reconnu un préjudice résultant « du seul fait de sa naissance »12 ? L’enfant a-t-il « droit à » ce que ses origines biologiques soient consacrées par un lien juridique de filiation? Les interrogations relatives à la filiation ne concernent qu’une très faible proportion des enfants et leur retentissement médiatique est surtout dû à l’importance symbolique de ces questions, qui mériteraient de plus amples développements. En revanche, nombreuses sont les familles confrontées un jour ou l’autre aux dysfonctionnements de l’autorité parentale.
Les enjeux éthiques de l’exercice de cette autorité sont simples à exprimer : comme le dit fort bien l’article 371-1 du Code civil, « l’autorité parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant ». Il s’agit d’un « droit-fonction », que ses titulaires ne doivent jamais exercer dans leur intérêt mais dans celui d’un autre, l’enfant. Gageure, mission impossible, rêve législatif? Même sans parler des parents maltraitants ou abuseurs, et en n’évoquant que les parents soucieux de faire pour le mieux, ils sont souvent immergés dans leurs propres difficultés, trop prisonniers de leur psychologie, trop investis par leurs propres fantasmes pour pouvoir sereinement prendre des décisions inspirées uniquement par l’intérêt de l’enfant, et si nécessaire au détriment du leur propre.
L’histoire du jugement de Salomon se rejoue chaque jour dans nos prétoires à l’occasion des divorces ou des séparations et très rares sont les mères ou les pères capables d’accepter que l’enfant aille avec l’autre parce que c’est mieux pour lui. L’intérêt de l’enfant est instrumentalisé au service des rancœurs et des haines d’adultes. Au pire, ce sera le syndrome d’aliénation parentale13, les fausses accusations pénales, les rapts d’enfant. De manière plus douce, ce peut être aussi une résidence alternée décidée pour « partager » égalitairement le temps de l’enfant, sans souci de savoir s’il y trouve ou non son compte.
La loi et la jurisprudence tentent d’organiser au mieux les relations entre l’enfant et sa famille, ou plutôt ses familles, car au fil des séparations et recompositions familiales, il voit le cercle des adultes qui vivent auprès de lui s’élargir et se diversifier. Le droit peut inventer de nouveaux modes de partage des responsabilités parentales, associer les nouveaux conjoints qui le souhaitent à l’éducation de l’enfant14, reconnaître aux enfants le droit de vivre avec leurs frères et sœurs, leur donner le droit de s’adresser au juge afin qu’il entende leur voix, créer des espaces de médiation… Mais le droit ne peut décréter ni l’amour, ni la concorde.
Il arrive, bien trop souvent, que l’enfant se fasse le parent de ses parents, que devant leur irresponsabilité et leur incapacité à réagir raisonnablement, ce soit lui qui doive assumer les décisions. Que l’enfant puisse rester à sa place d’enfant, parce que les adultes occupent effectivement leur place d’adulte, c’est-à-dire qu’ils se sentent responsables de l’autre qu’est leur enfant : tel est peut-être le principal enjeu éthique des mutations juridiques de la famille.
1 / . Françoise-Romaine Ouellette, Renée Joyal et Roch Hurtubise (dir.), Familles en mouvances : quels enjeux éthiques ?, Presses de l’Université Laval, 2005.
2 / . Elle apparaît surtout dans les textes relatifs au mariage : ainsi l’article 213 aux termes duquel les époux assurent ensemble la direction morale et matérielle de la famille, ou l’article 215 organisant la protection du « logement de la famille ».
3 / . On peut comparer les termes des articles 212 et 515-4 du Code civil.
4 / . C’est l’objectif de la loi du 9 juillet 2010 sur les violences contre les femmes et les violences conjugales.
5 / . Rappelons que le « chef de famille » n’a disparu que par l’effet de la loi du 4 juin 1970, et que le « chef de la communauté » lui a survécu jusqu’en décembre 1985 !
6 / . La Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg veille scrupuleusement à ce que l’égalité des époux et des parents soit respectée.
7 / . Le système juridique français refuse désormais de tenir compte de situations juridiques légalement constituées à l’étranger : ainsi, une femme répudiée dans son pays d’origine sera tenue en France pour toujours mariée et pourra obtenir des juridictions françaises un divorce selon les lois françaises.
8 / . La Cour européenne de Strasbourg laisse sur ce point une certaine liberté aux États. Cf. l’arrêt Schalk et Kopf (Autriche, 24 juin 2010), qui ne ferme pas la porte au mariage entre personnes du même sexe.
9 / . Cf. Véronique Demars, « Libéralisation du divorce : l’apport véritable de la loi du 11 juillet 1975 à la lumière de celle du 20 septembre 1792 », in Revue trimestrielle de droit civil, 1980, n° 2, pp. 231-265.
10 / . La Ie chambre civile de la Cour de cassation a annulé, le 20 juin 2006, un engagement à contribuer aux besoins de la concubine en cas de séparation, qui portait atteinte à la liberté de rompre.
11 / . Cf. Alain Renaut, La libération des enfants, Calmann-Lévy, 2002.
12 / . Dans la célèbre affaire « Perruche », un arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation, du 17 novembre 2000, avait déclaré un médecin responsable du dommage résultant pour un enfant d’un handicap de naissance qu’un examen prénatal aurait dû détecter, ce qui eut ouvert la voie à une interruption volontaire de grossesse. La loi du 4 mars 2002 vint briser cette jurisprudence qui avait moralement choqué, mais avait surtout effrayé les assurances médicales.
13 / . Ce phénomène, décrit par Richard Gardner en 1986, est l’emprise sur l’esprit de l’enfant exercée par un parent, qui lui fait adopter des opinions négatives sur l’autre parent, voire proférer de fausses accusations. Bien que controversée, cette notion est parfois utilisée par les tribunaux. Cf. Jacques Trémintin, « Reconnaître l’existence de l’aliénation parentale » , Lien social, fév. 2005 ; Mireille Lasbats, « Étude du syndrome d’aliénation parentale à partir d’une expertise civile », Dalloz-Actualité juridique famille, nov. 2004, p. 397.
14 / . Encore que le non-aboutissement de la proposition de loi tendant à reconnaître les « droits des tiers » ait montré toute la difficulté de l’exercice : cf. le rapport de Jean Leonetti, « Intérêt de l’enfant, autorité parentale et droits des tiers » , La Documentation française, 7 octobre 2009.