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La famille est à la fois une « affaire » tout à fait privée – elle le revendique de plus en plus à travers les diverses formes qu’elle prend – et une affaire publique. Jamais le droit ne s’est autant immiscé dans les relations entre époux (jusque dans le lit conjugal qui peut être lieu de violences) et entre parents et enfants (pour exiger les signes d’une responsabilité…). Jamais les intervenants sociaux n’ont été aussi nombreux pour rappeler les bonnes conduites. Mais si la famille est sous contrôle, en raison même des risques qu’elle peut engendrer (d’enfermement ou de passivité, d’inégalités, de conflits), est-elle reconnue pour elle-même, pour le signe que chacune représente dans sa singularité?
Son rôle n’est pas seulement de reproduction, ni même de première éducation. Il est plus fondamental pour la société. La famille dit, ou cherche à dire, la dimension symbolique d’un système de relations. Sur ce lieu-là se vit une expérience significative pour l’être ensemble dans une société. Sur ce lieu-là, chacun se construit dans son rapport aux autres, dans le rapport à des règles, à une fondation commune. Or la société s’en tient trop souvent à une vision gestionnaire. Elle est l’enregistreur de conventions privées ou l’appareil d’une régulation tutélaire – voire tatillonne – face à des besoins ou des urgences sociales. La parentalité est devenue une fonction.
Le sociologue Robert Castel, réfléchissant sur l’évolution des relations sociales, sur la désinstitutionalisation du travail, parlait du « triomphe de l’homo psychologicus », de l’avènement du « traitement des problèmes sociaux par la gestion des particularités de l’individu » et de l’abolition de références communes1. La remarque s’applique à l’institution familiale et à l’évolution de la justice en ce domaine.
La famille n’est pas un modèle, comme venu d’en haut, pour dire le sens de ce qu’elle doit vivre – un modèle que certains peuvent regretter! Mais elle n’est pas un simple « module » qui se recomposerait au gré des sentiments des individus. Elle est au fondement d’un ordre symbolique pour la société, permettant de découvrir un « commun » (des valeurs, un horizon) auquel contribuent les différences de chacun. Chaque famille est le premier lieu où se croisent chemin personnel et chemin collectif. Elle n’est pas la simple coexistence de trajectoires individuelles, ou chacun serait seul à s’auto-engendrer, selon ses sentiments, ses humeurs, nouant des liens d’abord utilitaires qui pallient plus ou moins bien ses fragilités, ses besoins d’affectivité, de sécurité, comme enfant ou comme conjoint.
Ni modèle, ni module, ni publique, ni purement privée, la famille est un paradoxe. Parce qu’elle est une histoire. Une histoire portée par des acteurs singuliers, avec leurs qualités et leurs défauts, leurs aspirations et leurs limites, leurs initiatives et leurs résistances, mais des acteurs qui s’inscrivent dans des relations, qui partagent des événements communs, qui découvrent un sens pour eux-mêmes en se recevant les uns des autres, engagés dans leurs différences mêmes – d’hommes et de femmes, d’enfants et de parents, de frères et de sœurs.
Ce n’est pas là un programme idéal, mais une expérience, particulière à chaque famille; une expérience dont la prise de conscience est très forte mais a besoin d’être confortée, pour ne pas être recouverte par des nuages plus ou moins lourds, ou réduite à un simple cadre extérieur. Une expérience qui n’est pas la simple suite de moments heureux ou malheureux, mais leur traversée même. Et cette traversée attend de se dire pour être reconnue. Dans la parole, l’écoute, l’affrontement bien sûr, mais aussi la mémoire de ce qui a été partagé, se disent les dons reçus, les moments significatifs, le rattachement à une généalogie, non pas extérieurs mais par lesquels elle s’est construite et qui dès lors ouvrent sur un futur. Traversée jamais achevée. Traversée qui passe par la confrontation très concrète à la vie quotidienne, l’organisation de la vie familiale la plus banale.
Quand, trop souvent, la parole demeure muette, son absence ne permet pas d’accompagner cette naissance dans l’ordinaire de la vie, comme dans des moments forts, durs ou heureux. Or, aujourd’hui, on sait bien que les horaires, les conditions de travail, les cloisonnements de la société, l’individualisation des loisirs (les parents savent-ils parler avec leurs enfants de leurs jeux vidéos?) limitent son expression.
La famille cherche une société, non pas tant pour l’aider à soutenir matériellement la croissance des citoyens de demain que pour lui permettre d’être cet espace de rencontre, de choix, d’ouverture, où des hommes et des femmes se construisent. Une société dans laquelle la politique de l’emploi (quand le travail des parents ne leur permet pas de temps de dialogue entre eux ou avec la famille) ou la politique du logement ne considèrent pas seulement les conditions d’une mixité de voisinage, mais aussi la qualité des espaces donnés à chacun et les solidarités de proximité à composer. Une société qui soutienne non pas uniquement la fonction parentale pour qu’elle corresponde aux normes de la réussite scolaire, de l’hygiénisme, de la responsabilité sociale… mais les initiatives et la lecture des itinéraires possibles (des groupes de parole de parents – de pères et pas seulement de mères –, de parents et de jeunes, de jeunes parents), où le sens de cette histoire s’exprime à travers difficultés ou découvertes.
Chaque famille cherche à être confortée dans cette dimension symbolique essentielle, alors qu’aujourd’hui la société se raccroche pour répondre à ses difficultés à des recettes comme celles que proposent les nouveaux clercs des sciences, psychologues ou généticiens. Ce sont les psychologues qui disent aujourd’hui ce qu’est la bonne famille. Ce sont d’ailleurs eux qui sont souvent les premiers experts convoqués par le juge aux affaires familiales. Mais la famille est ici moins une histoire collective qu’un contrat entre des aspirations et des droits individuels. Chacun est convoqué pour les faire valoir : droit de l’enfant, de la femme, de l’époux divorcé. Le psychologue donne le mode pour que tout se passe bien, pour que la séparation elle-même soit heureuse… Quant aux généticiens, ils assurent qu’une naissance est possible à la demande ou sont en charge d’une vérification de la filiation (test ADN…).
La famille cherche société, non pas des béquilles techniques qui enferment les individus dans des assurances extérieures, mais le soutien à l’histoire d’une relation, d’une filiation fondatrice. Les questions actuelles posées par la famille sont celles de cette articulation entre ses dimensions à la fois privées et publiques, entre le présent des différences à reconnaître (au-delà de la famille) et le temps (présent et futur) de la chaîne des générations. La famille est une histoire, ouvre une histoire.
1 / . Robert Castel, La gestion des risques, Minuit, 1981, cité par Irène Théry, Le démariage, Odile Jacob, 1993.