Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Projet – Où en est la dette grecque ?
Dimitrios Tsomocos – Il est malheureusement possible que la Grèce se révèle dans l’incapacité, au cours des mois ou des années à venir, de rembourser sa dette publique. Le répit que connaissent aujourd’hui les finances publiques grecques, grâce à l’aide limitée finalement apportée par l’Union européenne (à la demande des Français et contre l’avis des Allemands), est très provisoire. Les marchés financiers ont imposé à l’État grec un plan de rigueur drastique, qui lui donne le droit de continuer d’y emprunter de quoi faire face à ses dernières échéances. Mais ce plan de rigueur, qui contraint le gouvernement à réduire les dépenses budgétaires d’environ 25 % (tâche quasi herculéenne !), condamne la péninsule à une récession économique à peu près certaine. C’est l’ensemble de l’économie grecque qui pourrait plonger durablement. De nouvelles échéances de remboursement de prêts vont arriver que le gouvernement risque fort, tôt ou tard, de ne pouvoir honorer. Si un tel événement devait arriver, si la Grèce devait se retrouver contrainte de demander le rééchelonnement de sa dette, il s’ensuivrait sans doute un nouveau maelström sur les places boursières européennes qui, à son tour, ne fera qu’aggraver la situation financière du pays. Dans une telle configuration, en tant que membre d’une union monétaire, la Grèce est coincée dans une zone euro qui est un carcan financier. Les options dont elle dispose pour gérer sa dette publique sont limitées : une faillite serait politiquement non viable, une restructuration est infaisable et une dévaluation de la monnaie – tactique utilisée par l’Argentine en 2001 – est impossible. Pour rester dans l’UE, la Grèce doit accepter les règles de celle-ci pour le meilleur et pour le pire. Si la Grèce se sent piégée dans un mauvais mariage, elle pourrait choisir de quitter la zone euro.
Projet – La sortie de l’euro vous semble-t-elle inéluctable ?
Dimitrios Tsomocos – C’est la rumeur qui court à Athènes depuis la tourmente du printemps dernier : la Grèce quitterait la zone euro et adopterait une nouvelle monnaie – un euro grec, pour ainsi dire, une sorte d’hybride entre la drachme et l’euro réservé à l’usage interne. Certains économistes affamés l’ont même déjà surnommée, par plaisanterie, le gyro1. Si seulement la solution aux problèmes de la Grèce pouvait être emballée aussi facilement qu’un sandwich gyro ! Le premier ministre George Papandréou, lui, a toujours insisté qu’un tel dénouement n’était pas à l’ordre du jour. Pourtant, il se peut que le pays n’ait pas le choix, voire qu’il soit prié de partir. Le scénario semble peu probable, mais la crise s’aggravant, certains observateurs y voient une solution certes douloureuse mais beaucoup moins que toutes les autres. Et les Grecs commencent à se demander à quoi pourrait ressembler un avenir sans l’euro. Une feuille de route possible serait de copier la solution que la Californie a trouvée pour sa dette en 2009 : émettre des warrants2 remboursables ultérieurement en dollars. D’autres économistes, tels Michael Arghyrou de la Cardiff Business School et John Tsoukalas, chargé de cours à la Nottingham School of Economics, proposent la création d’une Union européenne utilisant deux euros différents. L’un aurait cours dans les économies plus faibles comme la Grèce et le Portugal et l’autre serait utilisé dans les pays restants. Leur plan prévoit un contrôle des deux monnaies par la Banque centrale européenne. Selon Arghyrou, « on ne peut nier que nous sommes actuellement confrontés en Europe à une économie européenne à deux vitesses ». Il croit que ce plan apaiserait les marchés internationaux parce qu’il apporterait un dénouement crédible au jeu de devinettes qui s’y pratique actuellement. Mais le débat politique qui s’ensuivrait probablement serait tout sauf serein. Quels qu’ils soient, les pays écopant de l’euro le moins cher n’apprécieront guère, membres ou non du « Club Med » (l’Espagne, le Portugal et peut-être l’Italie), l’affront d’utiliser la monnaie plus faible. Je fais, avec Charles Goodhart, une proposition infiniment plus raisonnable : elle consisterait à introduire une nouvelle modalité de paiement des dettes à l’intérieur de la Grèce (ou de tout autre pays malade du « Club Med ») tout en conservant l’usage de l’euro pour les transactions internationales. Les pays imprimeraient des coupures qui seraient utilisées à l’intérieur du pays comme une nouvelle monnaie et en auraient l’aspect mais n’auraient pas de pouvoir libératoire au plan international. Un taux de change permettrait aux citoyens d’échanger, si nécessaire, ces coupures contre des euros et les pays pourraient ainsi dévaluer leur économie sans nuire à la force de l’euro dans les autres pays de la zone.
Projet – Comment la situation grecque interroge-t-elle, selon vous, la zone euro ?
Dimitrios Tsomocos – À travers ce débat, c’est la faiblesse congénitale de l’euro qui reparaît : c’est une monnaie sans État fédéral, sans autorité fiscale et sans budget. Finalement, le fait d’être une union monétaire sans fondement politique pourrait bien sonner le glas de l’Union européenne. Si l’on abandonne l’idée chimérique selon laquelle l’Union européenne pourrait se contenter d’être un vaste marché où circule une monnaie sans autorité politique, alors d’autres sorties de crise sont envisageables. La crise de la dette souveraine en Europe du sud rappelle que l’accroissement de l’endettement – public ou privé – peut devenir insoutenable. Mais lorsque l’endettement explose, le danger menace aussi les flux de capitaux en provenance du pays excédentaire et révèle leur fragilité. Le débat à l’intérieur de la zone euro s’est centré sur la nécessité de limiter le gonflement de l’endettement des pays en déficit. Le problème est que le centrage sur les seuls pays endettés implique une tendance déflationniste pour la zone euro dans son ensemble car il faut alors diminuer les dépenses dans les pays en déficit sans que cette diminution ne s’assortisse, en général, d’une quelconque augmentation équivalente des dépenses dans les pays à excédent. L’imposition d’obligations symétriques est toujours plus difficile à faire accepter à des pays excédentaires qu’à des pays déficitaires, ces derniers étant tôt ou tard soumis aux pressions du marché. Pourtant, une fenêtre d’opportunité s’ouvre pour le faire maintenant. Nous suggérons de taxer les flux de capitaux (plutôt que les comptes courants). Si donc, un pays excédentaire A devait présenter dans ses comptes courants un excédent, il devrait payer une taxe sur ses sorties nettes de capitaux, quelle qu’en soit la destination. Il en irait de même pour la taxe frappant les capitaux entrant dans un pays B ayant un compte courant déficitaire. L’idée de base est que les marchés sont généralement incapables d’anticiper les déséquilibres, ce qui les pousse à surréagir quand il est déjà trop tard. La taxe empêcherait progressivement l’apparition d’excédents ou de déficits insoutenables. Elle pourrait être rendue progressive plutôt que proportionnelle en fonction de l’excédent ou du déficit. Je suis conscient des difficultés que peut présenter l’élaboration d’un système de ce type. Les problèmes techniques à résoudre pour taxer les flux de capitaux sont multiples. Les pays à excédent soutiendront qu’il n’y a aucune nécessité de taxer leurs sorties de capitaux. D’autres invoqueront l’histoire – la France et le Royaume Uni ayant transféré tout au long du XIXe siècle d’importants pourcentages de leur Pib vers le Nouveau Monde, chacun y trouvant son avantage. Pourtant, il faudra répondre à ces objections car si nous voulons sérieusement réformer l’architecture financière internationale, il me semble que c’est le meilleur chemin pour avancer.
Propos recueillis par Gaël Giraud et Jean Merckaert
Traduit de l’anglais par Christian Boutin
1 / Le gyros ou gyro est un plat grec composé de viande, de tomates, d’oignons et de sauce tzatzikis, le tout servi avec du pain pita.
2 / Warrant=contrat transférable qui confère à son détenteur le droit, et non l’obligation, d’acheter ou de vendre une quantité donnée d’actifs spécifiques à un prix déterminé d’avance à la date d’échéance du contrat (warrant européen) ou en tout temps jusqu’à cette date (warrant américain).