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Les Piigs, la dette et l'anorexie budgétaire


En répondant par l’austérité à l’inquiétude des marchés sur leur dette, les États européens se condamnent à la récession, voire à tuer la zone euro. Un scénario qui n’a rien d’inéluctable..

Trois ans après la déflagration financière consécutive à la chute des subprimes, la situation économique dans nombre de pays de la zone euro est tenue pour désastreuse. C’est le cas en particulier de ceux que les salles de marchés financiers ont élégamment surnommés, l’an dernier, les Piigs : Portugal, Ireland, Italy, Grece et Spain. De nombreux commentateurs ayant pourtant annoncé la sortie de la récession à la fin de l’année 2009, la totalité des pays de l’ouest et du sud de l’Europe ont lancé, encouragés par Bruxelles et les marchés financiers, d’impressionnants plans d’austérité budgétaire. Quel impact ces plans auront-ils sur les membres plus fragiles de la zone ? La zone euro reste la moins endettée des grandes régions ébranlées par le choc de 2007, et une grande partie des dettes publiques d’aujourd’hui provient de la prise en charge par la puissance publique des dettes privées de 2008. Pourquoi, dans ces conditions, l’Europe devrait-elle payer le plus lourd tribut à la crise ? Et pourquoi ce tribut devrait-il être payé par l’ensemble des citoyens alors qu’une poignée de grandes banques sont à l’origine de la crise des subprimes ?

Saignées budgétaires à Dublin

Les finances publiques de l’Irlande constituent un paradoxe qui illustre le piège dans lequel sont en train de glisser tous les autres. La dette publique y est faible – 65,5 % du Pib en 2009 – or l’agence de notation Standard & Poor’s a abaissé d’un cran la note de l’Irlande, à « AA- » (la quatrième sur une échelle de 22), en septembre dernier. L’agence a également placé le pays sous « surveillance négative », laissant entendre qu’une nouvelle révision de la note n’est pas exclue à moyen terme et facilitant l’entretien d’un climat anxiogène propice à une nouvelle bulle spéculative à la baisse sur les titres obligataires irlandais. Le 10 août, la Commission européenne a autorisé l’État irlandais à injecter en urgence 8,6 milliards d’euros dans le capital d’Anglo Irish Bank. Une somme qui pourrait monter jusqu’à 10 milliards, portant à 40 milliards la facture payée par Dublin pour financer le sauvetage de son système bancaire. « La dette publique de l’Irlande va augmenter à 113 % du produit intérieur brut en 2012 », prédit Standard & Poor’s, tandis que le déficit public explose dès cette année à 32 % du Pib. Du coup, le gouvernement irlandais s’efforce de réunir un consensus politique autour d’un « plan de redressement » en vue de ramener le déficit à 3 % du Pib en 2014. Un « immense défi » selon ses propres dires, car il a dû réduire les prévisions de rentrées fiscales pour tenir compte d’une croissance inférieure à celle escomptée, impliquant de nouvelles coupes claires budgétaires.

Dublin illustre de manière exemplaire le cercle vicieux dans lequel les principaux pays de la zone sont aujourd’hui en train de s’enferrer : accroissement du déficit lié à la prise en charge des dettes d’acteurs privés, d’où une augmentation de la dette jugée dangereuse par d’autres acteurs privés (les mêmes, en réalité) qui exigent une restriction drastique des dépenses de l’État pour gage de sa solvabilité, laquelle entraîne non pas un assainissement des comptes, mais leur aggravation via la plongée du pays dans une récession sévère. Aggravation qui sera à coup sûr sanctionnée, provoquant l’exigence de nouvelles saignées budgétaires, etc.

Pourquoi les marchés ne se déchaînent-ils que maintenant contre l’Irlande alors que la Grèce est depuis plusieurs mois déjà dans l’œil du cyclone1  ? Parce que les vents de panique n’y ont qu’un rapport lointain avec les fondamentaux des économies concernées. Sans doute aussi, parce que l’Irlande est un havre fiscal que le semblant de remise au pas des paradis fiscaux par le G20, en 2009, n’a pas même effleuré.

« Que faire pour satisfaire les marchés ? »

Avec 77 % de Pib sous forme de dette publique, dont 9,4 % sous forme de déficit, le Portugal n’est pas non plus le dernier de la classe européenne. Et pourtant, cette fois, les marchés financiers ont fait preuve de vives inquiétudes tout au long de l’année 2010. Désarçonné, F. Teixeira dos Santos, le ministre socialiste portugais des Finances, a présenté cet automne une version durcie de son projet de budget 2011, l’assortissant d’un commentaire dans les colonnes du quotidien Publico : « On a pris des mesures dures, imposant des sacrifices, mais nous ne savons jamais ce que les marchés vont exiger de plus et peut-être nous dire que ce n’est pas assez, qu’ils en veulent plus, mais je ne vois pas très bien quoi faire de plus ». L’agence Moody’s a aussitôt décerné un satisfecit à Lisbonne, sans se montrer rassurante. Car les mesures – qui n’ont pas encore été adoptées par le parlement, où le gouvernement est minoritaire – « augmentent le risque d’une double récession », selon elle2  ! Le paradoxe est plus aigu encore que pour l’Irlande : il y a peu de raisons objectives d’inquiétude mais la nervosité des marchés suffit à rendre la situation portugaise dangereuse. C’est la politique de restriction budgétaire exigée du gouvernement, et elle seule, qui risque de faire s’effondrer ses finances publiques. Le plus étonnant est que ce mécanisme pervers soit décrit par la plupart des observateurs, sans qu’il vienne à l’idée de nos gouvernements et de la Commission européenne d’en inverser la logique.

Sortir de l’impasse grecque

Avec 113,4 % du Pib sous forme de dette publique en 2009, la Grèce est, certes, dans une situation « réellement » difficile. Où se situe la « ligne rouge » au-delà de laquelle, nonobstant les atermoiements des marchés, risque de s’enclencher une dynamique d’endettement infinie (le pays n’ayant d’autre ressource, pour financer le service de sa dette que de s’endetter davantage encore) ? Certains économistes ont avancé le taux de 90 % du Pib à la lumière de l’analyse historique des dettes des pays industrialisés depuis un siècle3 . En vérité, il paraît impossible de répondre a priori et en toute généralité à cette question : tout repose sur la dépendance d’un pays à l’égard des marchés pour son refinancement et de l’humeur de ces derniers. Autrement dit, il n’existe pas, à mon sens, d’analyse économique qui permettrait d’établir a priori une limite au coût d’un investissement d’avenir, sinon la borne suivante : le taux d’intérêt de l’emprunt doit rester en moyenne inférieur au taux de croissance du pays emprunteur. Au vu des perspectives de croissance annuelle européenne, inférieures à 2 % pour la décennie qui débute4 et des taux auxquels, aujourd’hui, les marchés prêtent aux puissances publiques, cela veut dire, en pratique, que la zone euro, prise globalement, n’est plus en mesure de s’endetter de manière soutenable sur les marchés financiers5 . Or, la spécificité de la zone euro est précisément qu’elle condamne ses membres à ne pouvoir se refinancer que via les marchés, la fiscalité ou des emprunts nationaux.

Comment refinancer la dette publique ?

L’option fiscale est la plus naturelle et la plus juste, compte tenu de l’accroissement inédit depuis un demi-siècle des inégalités de revenus en France. Rappelons que F. D. Roosevelt avait élevé le taux d’imposition de la tranche supérieure des revenus à 90 %, et que nul n’a alors songé à taxer les États-Unis de régime « communiste » pour ce motif.

L’option d’un emprunt obligatoire serait envisageable, à condition qu’il soit à taux nul ou très faible (moins de 2 %)6 . C’est la voie empruntée par le gouvernement japonais dont la dette, supérieure à 200 % du Pib, est en majorité détenue par des acteurs nationaux, et non sur les marchés. Ce calcul lui a permis, jusqu’à présent, d’échapper à un taux d’endettement prohibitif malgré la déflation dans laquelle il se trouve enlisé depuis vingt ans – pour prix de la lenteur avec laquelle il s’est résolu à résorber la crise financière et immobilière des années 90 par la relance budgétaire.

Les traités de Maastricht, puis de Lisbonne, interdisant à un pays membre de se refinancer auprès de la Banque centrale européenne (Bce), la Grèce est très tributaire des marchés financiers pour son refinancement. L’an dernier, ces derniers ont menacé à plusieurs reprises d’accroître le coût du service de la dette en augmentant le taux d’intérêt de l’emprunt grec. Athènes s’est alors engagée auprès de l’Union européenne (et, implicitement, des marchés) à faire baisser son déficit public de 4 points de Pib en 2010. C’est considérable, et il est vraisemblable qu’elle n’y parviendra pas. Est-ce même souhaitable ? Là encore, il est très difficile d’identifier une ligne rouge en deçà de laquelle la réduction des dépenses publiques fait chuter une économie dans le cercle vicieux de la récession (et donc de l’augmentation inéluctable de ses déficits). En outre, les engagements pris par le gouvernement Papandréou dans un climat de panique, parce qu’ils ont toutes les chances de ne pouvoir être tenus, promettent de mettre une nouvelle fois à l’épreuve la solidarité politique au sein de l’Union européenne. Alors qu’aux États-Unis la solidarité budgétaire à l’échelon fédéral évite, par exemple, à la Californie de faire faillite, tel n’est pas le cas dans la zone euro. Certes, l’Union a fini par constituer un fonds de « solidarité » au printemps, mais en l’assortissant de conditions telles que la mise en œuvre effective de la « solidarité » devient improbable, sinon impossible. Le fonds ne peut être mobilisé qu’au cas par cas, par un vote unanime du Conseil… Nos gouvernements continuent de facto de confier aux marchés financiers la mission de « sanctionner » les États jugés dispendieux ! En pratique, chaque pays est seul face à la spéculation et aux bulles qui agitent ces marchés chaque semaine. Quant à la régulation des marchés eux-mêmes, les mesures prises sont suffisamment timides pour que ni la Grèce ni aucun pays d’Europe ne soit aujourd’hui à l’abri d’une nouvelle crise de défiance susceptible de le mettre en défaut de paiement en accroissant artificiellement le coût de sa dette.

Espagne : les ménages surendettés privés de plan de sauvetage

Les finances publiques espagnoles étaient dans le vert avant la crise de 2007, et la dette publique n’est que de 53,2 % du Pib en 2009, tandis que le déficit s’élève à 11,2 %. Imitant la Grande-Bretagne, le gouvernement Aznar avait cru bon, cependant, d’engouffrer son pays dès le début des années 2000, et sans retenue, dans la voie du crédit à la consommation subprime. Aujourd’hui, une grande partie du secteur bancaire espagnol est sinistrée tandis que les chantiers interrompus hérissent le pays de carcasses d’immeubles inachevés. La dette des ménages espagnols en 2009 était de 84 % du Pib en 2009 (contre 39 % en Grèce), et celle des entreprises, de 137 % (contre 38 % en Grèce). Autrement dit, le problème de l’Espagne, c’est sa dette privée, laquelle n’a pas (encore ?) été convertie en dette publique. Compte tenu du chômage très élevé (20 %), le taux de défaut des ménages sur les emprunts immobiliers a sensiblement augmenté, même s’il n’est encore que de 5 % en 2009. En revanche, le taux de défaut des promoteurs et constructeurs atteint 8 %. Le taux de défaut des remboursements des crédits hypothécaires espagnols monte lentement mais sûrement. Selon la Banque d’Espagne, le montant des créances douteuses a dépassé 102 milliards d’euros l’an dernier, soit 5,61 % du total des créances inscrites dans les livres des banques. Par quel miracle pourrait-il être donné un coup d’arrêt à cette progression, dans le contexte européen de récession qui se profile ? La réponse se situerait, comme aux États-Unis, dans un plan de sauvetage des ménages surendettés, pendant nécessaire et logique au plan de sauvetage des banques. Curieusement, le gouvernement socialiste espagnol n’y songe pas. Il a préféré mettre en place, en janvier, un plan d’austérité de 50 milliards d’euros sur trois ans. Comme l’Irlande. À ceci près que le Pib espagnol pèse huit fois plus lourd.

L’Italie fait des bulles

Comme souvent, l’Italie est un cas unique. Sa dette publique devrait atteindre 118,4 % cette année selon les prévisions du gouvernement, mais son déficit ne devrait pas excéder les 6 % du Pib, car l’Italie s’est abstenue de mettre en place un vrai plan de relance7 . Afin néanmoins d’assainir les finances publiques du pays et de rassurer les marchés, le gouvernement de Silvio Berlusconi a adopté le 25 mai une cure d’austérité de 24,9 milliards d’euros en 2011 et 2012. Ce plan prévoit un gel de trois ans des salaires des fonctionnaires, une réduction de 10 % des budgets des ministères, des économies considérables de la part des collectivités locales et un renforcement de la lutte contre l’évasion fiscale. La Banque d’Italie a averti que ces mesures pourraient limiter la croissance d’un demi point de Pib en 2011 et 2012 et que de nouvelles mesures pourraient être nécessaires si le « contexte économique se révélait moins favorable que prévu ».

Comment, dès lors, Rome est-elle parvenue à lever sans difficulté plus de 8 milliards d’euros sur les marchés financiers cet automne ? Prise au piège, en 2009, par la dégradation de sa note par les agences de notation, l’Italie a vendu une large part de sa propre dette sous la forme de contrats à terme (futures) des titres sécurisés à 8 ou 11 ans, utilisés par les marchés pour se couvrir contre les risques des dettes publiques – un instrument de « couverture » très prisé des marchés car il permet de nombreux échanges lucratifs. Jusqu’ici, le seul produit financier comparable en Europe était le Bund allemand. En lançant ce produit, Rome a créé une alternative permettant de multiplier les opérations sur les dettes des États : celles-ci, alimentées par le sauvetage des banques et les coûteux plans de relance, deviennent aujourd’hui la source d’une nouvelle bulle spéculative. Le commerce des dettes publiques (et des actifs dérivés sur ces dettes) est devenu en deux ans l’une des sources majeures de revenus des grandes banques européennes. Et la manne promet de grandir : selon Barclays’s capital, le record d’émission de dette publique de 2009 serait dépassé en 2010, avec 1 100 nouveaux milliards d’euros injectés sur les marchés. Sans doute comprend-on, dès lors, la mansuétude des opérateurs financiers à l’égard de l’Italie, qui contribue si adroitement à alimenter les revenus des salles de marchés. Qui ne voit que ce petit jeu consiste à réitérer, avec les dettes publiques, ce que nous avons fait, entre 2000 et 2007, avec les dettes privées ? N’avons-nous donc tiré aucune leçon du séisme de 2008 ?

La planche de salut est à la Bce

La bulle sur les dettes publiques, si elle continue de gonfler, ne manquera pas d’éclater dans les années qui viennent. Cette fois, ce ne sont pas « seulement » quelques millions de ménages pauvres américains, anglais et espagnols qui seront pris au piège, comme en 2008, mais l’ensemble des citoyens des pays endettés d’Europe. Ce serait le couronnement de la « double peine » déjà infligée aux ménages européens par des politiques économiques restrictives. Depuis trente ans, le chemin de croissance adopté par l’Europe est celui d’une augmentation timide des salaires réels moyens, conjuguée à un chômage de masse, une inflation faible et une explosion des rendements financiers (qui ne bénéficient qu’à un petit nombre). Ce chemin de croissance n’étant pas viable, le développement du crédit à la consommation a tenté, depuis la fin des années de 1990, de compenser l’insuffisance de pouvoir d’achat des ménages. Et voilà qu’aujourd’hui on fait payer aux mêmes ménages les conséquences de ce crédit…

Afin d’éviter le scénario d’une banqueroute généralisée des États européens, il n’y a guère d’autre issue que d’autoriser les États à échapper au besoin de se refinancer auprès des marchés financiers. Comment ? En leur accordant le droit de se refinancer directement auprès de la Bce, moyennant un débat public et démocratique sur l’usage qui sera fait de la planche à billets européenne. Contrairement aux antiennes qui courent sur ce sujet, la planche à billets ne provoquera pas de poussée inflationniste sur les biens de consommation8 . En revanche, elle provoquera sans doute une certaine dévaluation de l’euro (mais seuls les Allemands s’en plaindraient) et viendra s’ajouter à la politique de quantitative easing mise en place par la Fed cet automne9 , contribuant à augmenter la quantité de monnaie en circulation. Si, entre-temps, nous n’avons pas enfin réglementé la sphère financière de manière stricte, ces liquidités iront alimenter une nouvelle bulle financière.

Réviser le traité de Lisbonne

C’est là que devrait se situer le débat politique : dans l’adoption d’une réglementation sévère des marchés qui rende viable la monétisation des dettes publiques par la Bce. En choisissant, au printemps dernier, d’intervenir pour acheter des titres publics sur les marchés secondaires, le président de la Bce, Jean-Claude Trichet, s’est inscrit en rupture avec l’orthodoxie et a montré qu’un pays européen peut paradoxalement attendre davantage de solidarité de la part de son banquier central que des gouvernements voisins ! C’est qu’à la Bce, s’il existe des désaccords, les décisions ne sont pas prises à l’unanimité : la banque de Francfort est une institution fédérale, et non confédérale. Au conseil européen, la règle de l’unanimité, jointe à l’intransigeance aveugle de nos voisins allemands, paralyse toute décision. Reste que la Bce, en achetant les titres de dette publique sur les marchés, se montre certes « solidaire » mais poursuit une logique qui fait des marchés financiers les premiers bénéficiaires de toute innovation politique : aujourd’hui, ils se refinancement à 1 % auprès de la Bce et prêtent à 4 %, 5 % ou 8 % selon les États...

Un tel débat obligerait à réviser le traité de Lisbonne. L’indépendance des banques centrales à l’égard du politique, qui y est inscrite, est un dogme récent. La Banque de France n’a été rendue indépendante du gouvernement qu’en 1993. L’indépendance de la Bundesbank, sur laquelle Maastricht a calqué le statut de la Bce, est l’héritière du traumatisme du Troisième Reich. Le Traité peut être modifié, puisque Angela Merkel en demande la réforme afin d’autoriser des sanctions plus sévères et automatiques à l’égard des pays « laxistes ». Il devrait l’être, non pas dans le sens d’une défiance accrue à l’égard du politique, mais d’une sanctuarisation des dépenses publiques nécessaires au maintien du lien social dans nos pays et à la mise en œuvre d’une véritable politique d’industrialisation verte et sobre en énergies10 .

Graver la rigueur dans le marbre ?

Au contraire, la « crise » grecque sert de prétexte, depuis cet été, à une discussion extravagante autour de la constitutionnalisation de la rigueur budgétaire11 . Plusieurs voix ont d’abord appelé au respect du pacte de stabilité (allègrement violé aussi par la France et l’Allemagne), oubliant que ce dernier prévoit la possibilité de « circonstances exceptionnelles ». Outre que les critères du pacte demandent à être révisés (d’où sort la limite des 60 % d’endettement public ? Et celle des 3 % de déficit ?), ne sommes-nous pas aujourd’hui dans des circonstances exceptionnelles ? Qui en décide ?

La Commission s’est empressée de mettre en cause vingt des vingt-sept États de l’Union, dont elle considère qu’ils dérogent aux exigences du pacte de stabilité. Comme l’a fait remarquer notamment l’économiste Jean-Paul Fitoussi, quel sens peut-il y avoir à mettre les deux tiers de la population européenne en contravention ? Berlin a ensuite exigé que le pacte de stabilité fût assorti de sanctions sévères, y compris sous la forme de perte des droits de vote des pays « laxistes ». Cela revient implicitement à faire dépendre l’exercice démocratique de l’humeur des marchés ! Pire, la plupart des pays d’Europe de l’ouest se sont lancés depuis le printemps dans une course à la rigueur budgétaire, le trophée de la « vertu » devant échoir au premier qui inscrirait l’équilibre dans sa Constitution. Pourquoi ? La zone euro a une dette publique (78,7 % en 2009) inférieure à celle des États-Unis (dont les finances publiques sont plus dégradées à tous égards que celles de la Grèce), égale au tiers de celle du Japon, et le déficit public (6,3 %) y est presque moitié moindre qu’aux États-Unis, et inférieur d’un tiers à celui du Japon. Si l’Europe était un pays, disposant d’un gouvernement politique digne de ce nom, nul ne pourrait y justifier l’urgence de la rigueur. Mais l’austérité budgétaire anticipée de demain induira une telle récession (donc une telle explosion du déficit public) qu’il est jugé indispensable de la pratiquer dès aujourd’hui – validant ipso facto une prophétie sans fondement !

Un tel débat autour de la constitutionnalisation de la rigueur budgétaire a déjà eu lieu aux États-Unis, dans les années 1970, et s’est soldé par le refus largement majoritaire de pareille folie. De même que les États-Unis n’ont jamais formalisé l’indépendance de leur banque centrale comme nous l’avons fait pour la Bce. Nous apprêtons-nous à inscrire dans un traité constitutionnel, d’ailleurs rejeté par une partie substantielle de la population européenne, le suicide budgétaire de l’Union ?

16 novembre 2010

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