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Le vieillissement de la population française est la grande actualité démographique des cinquante prochaines années : celles de l’arrivée à l’âge de la retraite, puis de la grande vieillesse, puis de la mort, des générations de « baby boomers » nées dans les trente ans qui ont suivi la guerre 1. Par l’effet combiné de l’allongement de la durée de la vie et de la baisse de la fécondité, la part des personnes âgées de plus de 60 ans va doubler en l’espace d’une génération (c’est-à-dire d’ici 2050) : ils représenteront alors près de la moitié de la population.
Il n’est pas douteux que cette lame de fond déplace bien des équilibres de nos rapports sociaux. Même s’il faut prendre des précautions avant d’engager une analyse. D’abord parce que, sur un plan strictement quantitatif, on ne doit pas confondre l’impact du « vieillissement » au sens strict, c’est-à-dire de la proportion des personnes âgées sur un territoire donné (qui va bouleverser par exemple, à l’horizon de 2010, la vie d’un certain nombre de départements du centre de la France) et ce que l’on appelle, d’un néologisme désormais usuel, la « gérontocroissance » c’est-à-dire l’accroissement numérique, en importance absolue mais pas forcément en poids relatif, des populations âgées. Ensuite, et il faudrait là-dessus pouvoir s’étendre longuement, le rapport social se joue d’abord dans le regard social et, de ce point de vue, la définition du vieillissement ne peut évidemment pas se réduire à un âge. L’espérance moyenne de vie « sans incapacité » augmente plus vite encore, dans notre pays, que l’espérance de vie tout court. Le « vieillard » de 1945, c’était l’homme de plus de 60 ans, autrement dit, 16 % de la population de l’époque. Son équivalent aujourd’hui est à rechercher parmi les plus de 75 ans voire les plus de 85 ans, c’est-à-dire une frange deux à trois fois plus faible de la population générale…
Beaucoup de nuances et de prudences doivent donc être introduites. Cependant, l’impact est majeur : le glissement démographique constitue à la fois la plus forte mise sous tension de nos grands mécanismes de solidarité, et la source de nouveaux déploiements.
On doit d’abord s’arrêter sur l’assurance-vieillesse, autrement dit les mécanismes de solidarité collective que nous avons construits, depuis l’après-guerre, pour prendre en charge les retraites. Les nouveaux équilibres démographiques entre générations déstabilisent frontalement un dispositif qui, par construction, installe face à face, des deux côtés d’une « barrière d’âge », la population des cotisants et celle des bénéficiaires.
Les données en ont été longuement développées au moment du vote de la réforme de 2003. Le scénario de retour à l’équilibre à l’horizon de 2020 suppose non seulement de pouvoir mobiliser 0,7 points de Pib de recettes nouvelles à cette échéance, mais fait aussi le pari d’un retour à une économie de plein emploi, avec un taux de chômage de 4,5 % à partir de 2015 2. Autant dire que nous devons nous attendre à voir revenir très prochainement cette question à l’agenda, avec la montée inévitable de questions ressenties comme des enjeux d’équité, telles que la prise en compte de la pénibilité du travail, ou les avantages de certains « régimes spéciaux ».
L’impact du vieillissement sur notre système de retraites vient bousculer aussi l’assurance-chômage. D’abord parce que moins de chômage, c’est à la fois plus de cotisations directes pour les régimes de retraite, et la création, au sein de l’assurance chômage, d’une marge de manœuvre financière qui pourrait être redéployée. Mais surtout parce que l’équilibre de nos systèmes de retraite (et le succès de la réforme en cours) fait intervenir de manière décisive le taux d’activité des « seniors » : il ne sert à rien de prolonger la durée obligatoire de cotisation, comme le prévoit la loi de 2003, si l’âge moyen de départ en retraite ne se décale pas d’autant ! En d’autres termes, la tension que fait peser le vieillissement sur nos régimes de retraite n’est pas simplement de l’ordre d’une contrainte qui viendrait questionner les différents paramètres de taux, de durée et de montant des primes. C’est un phénomène multiforme, qui oblige à poser aussi la question du partage du travail – ou, si l’on préfère éviter l’image d’un partage statique – du rôle spécifique au travail des différentes générations.
Il sera plus fondamental encore, bien que moins visible, de savoir la place que conservera la dimension solidaire de notre dispositif. Laquelle ne tient pas seulement au mécanisme de répartition 3 mais aussi par le fait, rendu possible par ce mécanisme, que le montant des pensions versées n’est pas le strict reflet du montant cumulé des cotisations au cours de la vie : les droits acquis sont certes fonction de la durée travaillée et des salaires perçus, mais ils ne consistent pas purement et simplement à retourner au salarié les revenus dont il s’est privé au cours de sa vie de travail.
Quelle place faut-il garder à cette dimension redistributrice, donc solidaire, dans un contexte où l’évolution du pouvoir d’achat des pensions de retraite a profondément bouleversé leur image symbolique ? Nous avons en très peu de temps fait disparaître cette assimilation séculaire entre « vieux » et « pauvre » : le niveau moyen de ressources des retraités (800 euros pour les femmes, 1 500 pour les hommes) fait désormais presque jeu égal avec celui des actifs, le dépasserait sans doute si l’on tenait compte des revenus du patrimoine, et est appelé à croître dans les prochaines années. La véritable crise de nos systèmes de solidarité financière intergénérationnelle vient de ce qu’elle s’inscrit à la fois dans une crise du travail et une crise des représentations de la pauvreté.
Autre pilier de notre protection sociale très ébranlé par le phénomène du vieillissement : la prise en charge solidaire des dépenses de santé, portée par l’assurance maladie.
La dérive des dépenses d’assurance maladie est souvent rattachée au vieillissement de la population. Manière peut-être, pour certains, de conjurer les tentatives de maîtrise de ces dépenses qui ne tiendraient pas suffisamment compte de phénomènes inéluctables. Mais en même temps, menace pour le regard porté sur notre système d’assurance maladie, qui ne s’est pas construit sur le principe de la solidarité intergénérationnelle.
Il est donc très important de conserver une juste perception des effets du vieillissement dans l’équilibre des dépenses de santé. Les personnes de plus de 65 ans (16 % de la population) pèsent pour 36 % du montant total des dépenses d’assurance maladie. Et ce poids relatif s’accentue très fortement avec l’âge : la dépense de soins moyenne d’un homme de 80 ans est quatre fois supérieure à celle d’un homme de 40 ans. Mais ce constat reste assez éloigné de certaines idées reçues. La rumeur colporte par exemple que la quasi-totalité des dépenses de santé d’un individu se joue sur la dernière année de son existence : le chiffre exact, établi par le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie 4, est que cette période représente moins de 10 % des dépenses de soins d’une vie : pas beaucoup plus que ce qu’ont coûté à la collectivité les mois qui entourent la naissance !
Mais, surtout, c’est moins le vieillissement démographique lui-même qui est facteur de dépenses, que le niveau croissant des techniques déployées, quel que soit l’âge, pour soigner les maladies : la place qu’occupent les personnes âgées dans les dépenses de soins s’explique donc moins par leur nombre que par l’intensité d’intervention médicale que l’on déploie autour des maladies qui les concernent (affections cardio-vasculaires, ostéoporose, maladies neurodégénératives).
D’où, d’ailleurs, un lien profond entre ce progrès médical et le troisième basculement majeur de nos systèmes de solidarité : l’apparition d’un nouveau champ de protection sociale lié à la « perte d’autonomie ».
L’effet le plus profond des nouvelles techniques de soins à l’égard des personnes âgées est moins, en effet, l’augmentation de la durée moyenne de vie, que ce que l’on appelle la « transition épidémiologique » qui affecte, après la célèbre « transition démographique », l’ensemble des pays développés. La transition démographique, c’est le décalage observé, dans le temps, entre la chute de la mortalité et la baisse de la fécondité. La transition « épidémiologique », c’est le remplacement progressif des maladies infectieuses (qui ne tuent plus, et dont on guérit définitivement), par des maladies dites « chroniques », telles que le diabète ou les affections cardiovasculaires, que l’on peut traiter de sorte à ce qu’elles n’entraînent pas le décès, mais avec lesquelles le patient doit apprendre à vivre durablement.
Les personnes âgées, en raison d’un certain nombre d’atteintes chroniques, se retrouvent souvent en situation de dépendance pour la réalisation d’actes quotidiens comme le fait de s’habiller, ou de se déplacer. Ou ont besoin, pour celles qui sont atteintes de troubles cognitifs liés aux maladies « neurodégénératives », d’une présence de surveillance. En tout cela, les personnes âgées doivent donc faire face à des dépenses supérieures aux dépenses ordinaires de la vie qu’assurent d’habitude les pensions de retraite et qui diffèrent des dépenses de santé relevant de l’assurance maladie. Il s’agit bien d’un autre champ de couverture collective, d’un troisième point d’impact du vieillissement sur nos systèmes de protection sociale.
Les premières réponses à ce besoin sont anciennes et se sont souvent greffées au départ comme des « à côtés » des dispositifs classiques de sécurité sociale : par exemple, la fourniture d’aides ménagères par les services d’action sociale des caisses d’assurance vieillesse. Le tournant date de la fin des années 90, avec l’engagement de l’assurance maladie dans une importante réforme du financement des maisons de retraite (dont le budget croît depuis de plus de 10 % en moyenne par an), et la création de la « prestation spécifique dépendance » (PSD) en 1997, remplacée par l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA) en 2001. Quelque 10 milliards d’euros sont aujourd’hui consacrés à cette prise en charge de la « dépendance » des personnes âgées, à domicile ou en établissement.
A l’évidence, l’effort à consentir va aller grandissant, en raison d’abord de la simple croissance démographique des personnes âgées « dépendantes » (environ 1 million de personnes aujourd’hui). Les prévisions sont d’environ 1 % de croissance moyenne par an sur les trente années qui viennent. Ensuite en raison de l’effritement des modes traditionnels de prise en charge par l’entourage familial : l’évolution des structures sociales, la mobilité géographique, et simplement le vieillissement des aidants naturels appelleront un recours à des intervenants professionnels rémunérés.
Mais plus encore que l’enjeu financier (lequel, malgré la création controversée d’une taxe spécifique à l’occasion de la suppression du lundi de Pentecôte comme jour férié, reste finalement modeste au regard des sommes dix à vingt fois plus importantes des autres comptes sociaux), c’est surtout l’enjeu de principe qui doit retenir l’attention. Car ce qui est pris en charge, ce n’est pas un public particulier de personnes âgées, mais une situation, celle de la « perte d’autonomie », qu’elles peuvent partager avec les personnes handicapées ou accidentées de tout âge. La pression quantitative du vieillissement a provoqué, en France comme à l’étranger, l’émergence qualitative d’un nouvel espace de solidarité collective.
La gestion de ce nouveau champ de protection sociale, confiée sur le plan local aux Conseils généraux, est actuellement assurée, au niveau national, par la « dernière venue » des caisses nationales de protection sociale : la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, installée en 2005. Autour de cet organisme, une réflexion s’organise, visant à déployer plus nettement encore l’existence de ce que l’on qualifie quelquefois de « cinquième risque » ou de « cinquième branche » (outre les autres branches retraites, maladie, accidents du travail et allocations familiales).
Le « risque perte d’autonomie » s’adresse donc par principe aux personnes de tout âge. C’est là, pour conclure sur quelques éléments de perspective, le premier point fondamental de vigilance à l’égard de nos mécanismes de protection sociale : le maintien de leur universalité. Certes, un système de solidarité organise toujours une forme de redistribution vers une cible précise de bénéficiaires. Mais cette cible ne doit avoir pour critère de définition que la seule situation objective que l’on cherche à corriger ou à compenser (qu’il s’agisse d’une perte d’emploi, d’un état de famille, d’une situation de santé, ou d’un manque d’autonomie). A cette vigilance de principe s’en ajoutent, pensons-nous, trois autres, que l’on peut proposer comme autant de défis cachés, non financiers, de nos systèmes de solidarité collective.
Le défi, d’abord, de la participation active des bénéficiaires à l’exercice de leurs droits. Les personnes âgées et les systèmes de solidarité qui vont s’adresser de plus en plus massivement à elles peuvent-ils éviter le piège de l’assistanat ? Nos systèmes de solidarité s’enrichissent chaque fois qu’ils vont au delà d’un simple droit financier, et qu’ils s’efforcent de déployer une forme de dialogue de responsabilité avec le bénéficiaire du droit : l’incitation faite au patient de s’inscrire dans un parcours de soins coordonné, la démarche active d’insertion normalement liée à l’octroi du Rmi… ou l’incitation à élaborer un « projet de vie » dans le cadre de l’aide à l’autonomie. C’est offrir une autre façon d’aborder l’équilibre des droits et des devoirs dans les mécanismes de solidarité collective : il s’agit d’installer des devoirs qui ne sont pas là pour contrebalancer les droits, mais pour en rendre l’exercice plus fécond.
Le défi, ensuite, de la place laissée aux solidarités naturelles. L’aide à l’autonomie aboutit en pratique à faire effectuer par des professionnels le service qui aurait pu être rendu par l’entourage familial ou par le voisinage, et cela à des niveaux tout à fait considérables : on chiffre à plusieurs centaines de milliers les emplois d’auxiliaires de vie à créer en France dans les dix ans à venir. Est-ce à dire que le déploiement des mécanismes de protection collective passe par la destruction du rapport interpersonnel gratuit et son remplacement par des rapports marchands ? Non, à la condition que cet entourage naturel, très sollicité et moins disponible, puisse être lui aussi bénéficiaire de services d’aide et d’appui. L’aide collective doit aider l’aidant naturel : elle doit aider à aider. Cette prise de conscience dans le champ de l’aide à l’autonomie s’étend bien au-delà, et constitue un très sérieux enjeu dans le domaine de la prévention, de l’éducation pour la santé, dans celui du retour à l’emploi et bien d’autres encore.
Le défi, enfin, de ce qu’on pourrait appeler un peu brutalement le risque d’éviction des « moins pitoyables ». La mobilisation de ces dernières années en faveur des personnes âgées dépendantes et des personnes handicapées est à bien des égards remarquable, puisqu’elle fait obligation à une société où règnent la compétition et la recherche permanente d’efficacité de se pencher sur ses membres les moins performants. Mais se penche-t-on avec autant d’émotion et de sollicitude médiatique sur les situations de « handicap social », de rupture durable avec l’emploi, pour lesquelles plane toujours l’idée que ceux qui les subissent sont plus ou moins responsables, sinon de ce qui leur arrive, du moins de leur incapacité d’en sortir ? Il n’est pas faux de dire qu’on juge une société à la place qu’elle fait à ses membres les plus âgés ou les plus handicapés. Mais elle se juge peut-être davantage encore sur l’énergie qu’elle met à lutter contre toutes les exclusions.
1 / . A Monnier, « Le baby-boom : suite et fin », Population et sociétés, février 2007
2 / . Voir sur ce point les rapports du Comité d’orientation des retraites.
3 / . Système qui conduit à faire financer les retraites des inactifs par un transfert direct d’une fraction des revenus des actifs.
4 / . 1er rapport annuel du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, janvier 2004.