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L’effacement des frontières humaines appelle-t-il un nouveau cosmopolitisme, la désymbolisation de toute différence ?
La mondialisation n’existe que par les représentations qu’elle dégage. Le rétrécissement de l’espace qui la caractérise n’a de sens que par rapport à notre conscience d’appartenance au monde, que ce monde soit le marché pour les agents économiques, l’universel pour les philosophes ou la scène stratégique pour les soldats et les diplomates. Dans la mondialisation, penser, voir et éprouver le monde se trouvent ainsi intimement liés. D’où la pertinence du concept d’imaginaire que l’on définira ici comme un enchaînement entre des faits identifiables communément admis, les représentations contradictoires de ces mêmes faits, et une amplification de celles-ci dans l’espace (effet de généralisation) ou dans le temps (effet de structure). L’imaginaire contribue à radicaliser le changement, la nouveauté, la rupture. En tant qu’imaginaire social, la mondialisation comprend cinq composantes essentielles.
La première est celle des formes communes qui correspondent à la généralisation de ce que Walter Benjamin appelait « le semblable dans le monde ». Partout à travers le monde, on trouve et retrouve des formes de modernité, des styles de vie de plus en plus proches, voire similaires. Les aéroports, les centres urbains, les formes architecturales, les services, les vêtements, la signalétique, la musique ou la cuisine, dégagent à travers le monde un style international orienté vers la consommation et la distraction. La mondialisation sanctionne la fin de l’altérité radicale. Cet imaginaire du déjà vu est naturellement attisé par les voyages d’affaires ou d’agrément qui s’effectuent en général dans ces lieux familiers. C’est là d’ailleurs que se développe l’idée d’une uniformisation du monde, une idée à prendre au sérieux, sans la disqualifier au prétexte qu’elle relèverait de phénomènes « apparents ou superficiels ». René Girard a mis en évidence, dans La violence et le sacré, le fait que les grands mythes renvoyaient souvent à la gémellité (Romulus et Remus…) et que cette gémellité débouchait sur la violence. Cette référence n’est pas sans rapport avec la mondialisation : dès que naît l’idée d’ une sorte d’uniformisation des différences, la réaction des sociétés veut être forte, parfois violente, comme pour éviter à tout prix une « confusion entre les gémeaux ». L’imaginaire de l’uniformisation a un potentiel destructeur, car les êtres humains et les collectivités sociales ont besoin de se penser comme différentes, de reconstruire une altérité, de reborner leur espace. On ne peut accéder à l’universel qu’à partir d’une territorialité propre : dans un article célèbre, l’écrivain portugais Miguel Torga disait que « l’universel, c’est le local moins les murs ». L’universel, c’est une territorialité qui s’ouvre et s’offre au monde. Si, paradoxalement, la mondialisation met aujourd’hui en cause certaines modalités de l’universel, c’est parce que la territorialité du « Nous » apparaît plus problématique. La mondialisation devient alors non pas « le local moins les murs », mais « le global plus les murs ». Autrement dit, parce que le global s’impose à nous, le « Nous » cherche en priorité à se reconstruire des frontières plus locales.
Naturellement, la réalité est plus complexe, le mouvement plus balancé. Car la mondialisation ne s’oppose pas toujours à l’universel, loin de là. Beaucoup d’acteurs cherchent précisément à articuler mondialisation et universalité au travers de principes nouveaux comme celui de responsabilité : l’intérêt porté aux questions environnementales, par exemple, exprime cette tentative de reconnexion de la mondialisation à l’universalité. Mais il est indéniable que cette possible « reconnexion » conduit à redéfinir le concept d’universel. Ce dernier ne peut plus se penser sur un mode purement abstrait. Il a besoin de se « localiser » et de revêtir un caractère plus concret, voire plus opérationnel. Ceux qui opposent – notamment en France – la mondialisation à l’universel restent prisonniers d’un tropisme français : l’universel abstrait, celui qui permet de se penser au centre du monde sans consentir l’effort d’aller à la rencontre de l’autre. C’est d’ailleurs le propre d’un imaginaire que de ne pas clairement discriminer des faits réputés « réels et profonds » et des faits « apparents et superficiels ».
La deuxième composante de cet imaginaire est constituée par ce qu’on pourrait appeler la naissance d’une vie quotidienne mondiale, de happenings incessants et planétaires. Nous sommes alimentés chaque jour en événements, en faits divers de portée mondiale – accidents ferroviaires et aériens, tremblements de terre, incendies spectaculaires, mariages princiers, événements sportifs… La mondialisation crée ainsi ce que Buber appelait une communauté spontanée, une communauté qui n’implique toutefois ni système social stable ni projet commun. Chaque jour nous disposons davantage d’instruments plus ou moins fiables pour nous comparer aux autres, pour nous mesurer à eux. Au récit national, spatialement délimité et temporellement orienté, se substituerait ainsi un récit sans limites géographiques ni horizon temporel. À cette phénoménologie du présent qu’est la mondialisation, les médias contribuent naturellement de manière décisive.
Ces mêmes médias forment une troisième composante de cet imaginaire, celle que l’on pourrait appeler la « mondialisation des affects ». La plupart des événements mondiaux, en effet, sont vécus de plus en plus sur le mode de l’émotion. Dans un monde idéologiquement désenchanté, l’émotion compassionnelle est la seule capable d’aider à se sentir partie prenante à une cause sans craindre une déception trop rapide. Dans la plupart des cas, l’émotion devient même une condition de la mondialisation des événements, comme si l’émotion servait de vecteur central à la communication interculturelle. La mondialisation développerait ainsi un « vivre-ensemble émotif » exprimant la sentimentalisation des sociétés sur les décombres du politique. La mort de la princesse Diana ou, plus récemment, le tsunami, en sont des illustrations éloquentes.
La quatrième composante de cet imaginaire est celle du marché – c’est à lui que l’on associe le plus communément la mondialisation. Au cœur de l’imaginaire du marché se trouve l’idée selon laquelle « tout s’achète et tout se vend ». Au point que même une association à but non lucratif parlera de ciblage et de segmentation du public, d’offre associative, etc. Mais l’imaginaire du marché ne s’arrête pas à cette analogie commerciale. Il porte en lui l’idée plus fondamentale d’un certain radicalisme : celui du libre choix auquel se trouve inexorablement lié le principe du relativisme. Le libre choix signifie que l’on doit choisir, sur la base de la maximisation de ses préférences personnelles. La société est ainsi identifiée à un marché, jusqu’à rendre très ténue la différence entre société et marché. Dans ces conditions, la fidélité à un engagement n’a de sens que par rapport à la satisfaction qu’il procure. La réversibilité et la sélectivité des choix deviennent essentielles. S’y ajoute le refus de toute médiation qui viendrait retarder l’accès direct à la consommation d’un bien ou d’un produit. Cette sorte de « haine du détour » conduit à écarter toute référence à une instance intermédiaire qui permettrait d’apprécier et de juger tout travail ou toute œuvre en général. Walter Benjamin avait vu dans la reproduction des œuvres d’art par l’image la fin de l’art auratique. L’imaginaire de la consommation, allié à la disparition d’un but à poursuivre, renforce cette aspiration à l’accès direct et rapide à un produit ou à un savoir. À cet égard, la fascination que les nouvelles technologies de l’information exercent sur certains courants ultra-libéraux ou conservateurs n’est pas fortuite : elle s’inspire d’un idéal de communication fondé sur la disparition des médiations sociales. Et cette disparition est à son tour politiquement instrumentalisée par des courants conservateurs, pour qui ce « mouvement » passe par l’anéantissement de la médiation par l’État.
Il y a, enfin, une dernière composante de cet imaginaire social mondial qui est, elle, de nature discursive. La mondialisation constitue, en effet, un espace où naissent et se développent des mots, des mots d’ordre, des priorités, des agendas réputés « urgents » ou légitimes. La noria des journées mondiales d’action, des conférences mondiales à thème, organisées par la machinerie onusienne, sans parler de la densité des réseaux de communication et de solidarité mondiales, structurent et entretiennent des discours produits jusque-là par des acteurs locaux. Le temps mondial prend, à travers sa production discursive, un caractère normatif (gouvernance, transparence, privatisations, empowerment, etc.).
Ces différentes composantes, présentées ici brièvement, n’ont naturellement ni la même intensité ni la même résonance en tout point de la planète. De surcroît, beaucoup ne sont pas directement liées à la mondialisation. Mais c’est là que réside la valeur heuristique de l’imaginaire, moins soucieux de l’essence des faits que de leur enchaînement. Il se préoccupe plus de les agréger que de les hiérarchiser. L’imaginaire n’est ni une utopie ni une idéologie, même s’il emprunte à l’utopie des traits oniriques (« on imagine que le monde est comme cela »), et à l’idéologie une certaine congruence des images.
Il faut cependant se rendre à l’évidence. Si l’on peut parler de la production d’un imaginaire social mondial, on doit immédiatement admettre qu’il n’est nullement homogène. Il semble traversé par une issante qui donne peu à peu naissance à des concurrents : l’imaginaire de l’effacement et l’imaginaire différentialiste.
L’imaginaire de l’effacement est l’expression même de la mondialisation dans la mesure où il nie précisément toute idée d’extériorité, de frontière ou de différence. Cet imaginaire se saisirait ainsi de la finitude du monde pour le penser en territoire de l’homme global. Au cœur de cet imaginaire dominé par des « sentiments océaniques » (Rolland), on trouve bien sûr l’effacement des frontières marchandes, frontières qui ne seraient ni souhaitables ni pertinentes. On en vient à considérer que la notion d’espace économique national n’a plus aucun sens, alors que nous savons que cette hypothèse n’est pas fondée, même dans les espaces nationaux les plus artificiels, comme le Canada.
À l’effacement des frontières marchandes s’ajoute celui des frontières humaines et politiques que le phénomène Internet amplifie considérablement. Là aussi, la dimension « imaginaire » est centrale : elle conduit en général à nier la valeur du fait national ou à le reléguer au rang de survivance. Pour évoquer cette forme nouvelle d’effacement, P.- A. Taguieff a pu parler des « antinationistes », qui s’opposeraient non seulement au nationalisme en tant qu’idéologie, mais à la nation en tant que communauté – nécessairement restrictive – de citoyens. L’appel à une régularisation totale et inconditionnelle des sans-papiers s’inscrirait dans cette perspective, héritée de l’idéal cosmopolitiste d’une société « sans étrangers ».
Sur un registre complémentaire, quoique distinct, on trouvera dans certains plaidoyers en faveur d’une « citoyenneté planétaire » des appels à une démocratie participative à l’échelle mondiale qui négligerait ou minorerait l’importance de la démocratie représentative nationale. Cette démarche est justifiée par ceux qui la prônent par la globalisation des problèmes et l’artificialité incontestable des frontières dans nombre de cas, notamment tous ceux qui touchent à l’environnement (pollution, reproduction des oiseaux migrateurs, etc.). Une telle vision conduit non seulement à nier à la nation le rôle de communauté politique primordiale, mais à modifier le sens même de la démocratie. Celle-ci ne serait plus fondée sur le consentement validé par des élections et la représentation, mais sur une participation fondée sur des objectifs à atteindre.
Cet imaginaire de l’effacement, puissamment nourri par la mondialisation et entretenu par elle, ne saurait pourtant se comprendre par la seule référence à l’internationalisation des capitaux, au métissage des cultures et à l’interdépendance des sociétés humaines. Il a partie liée avec des processus de désacralisation ou de désymbolisalion qui conduisent, au nom du libre choix individuel, à vouloir combattre toutes les conventions ou institutions susceptibles de l’entraver.
Le New Age, par exemple, au carrefour de la religion et de la thérapie, développe un message fondé sur l’idée d’effacement de toutes les formes d’altérité : l’âme et le corps, le féminin et le masculin, l’humain et le divin, la terre et le cosmos, la transcendance et l’immanence, la religion et la science, les religions entre elles, etc. Toute séparation est illusoire, car tout deviendrait fusion. Cet imaginaire s’articule finalement assez bien avec la mondialisation : l’homme du New Age est un homme sans frontières, dont le déracinement consacrerait la libération. La différenciation est non seulement niée mais combattue, identifiée à une forme de ségrégation ou de discrimination.
C’est tout le sens de certains débats (parfois passionnés) autour du fameux contrat d’union sociale où, d’une volonté légitime de mettre fin aux obstacles juridiques et aux ségrégations qui caractérisent la vie des couples homosexuels, on en vient à dénier à l’institution du mariage la moindre valeur référentielle. Quand tout devient simple affaire de choix, toute différence se trouve radicalement combattue. Toute différence, juridique ou symbolique, devient une source d’atteinte potentielle à une défense abstraite et désincarnée des droits de l’homme. Au nom de ce même principe, certaines franges des écologistes passent facilement d’une défense légitime de la vie animale contre les prédations humaines à un refus catégorique d’accepter la centralité de l’homme par rapport à l’animal.
Il n’entre pas dans le cadre de cet article de développer ces points. L’important est de percevoir la résonance qui s’établit entre la mondialisation en tant qu’« imaginaire sans frontières » et ces dynamiques anthropologiques de l’effacement. Cet imaginaire de l’effacement n’existe cependant qu’à travers son symétrique, qu’on appellera ici l’imaginaire différentialiste. Celui-ci inclut toutes les représentations qui, au nom de la tradition et par opposition à la mondialisation, insistent sur la préservation ou la refondation des différences au nom de la race, de la religion ou de la nation. Il se traduit par un appel au protectionnisme économique, au contrôle des flux migratoires, une résistance à toute valorisation de la mixité religieuse ou ethnique. Cette catégorisation générale n’exclut naturellement pas une certaine complexité. En France, par exemple, les « républicains » sont les adeptes d’un différentialisme national, fondé sur une hostilité au différentialisme culturel, alors que les partisans d’un « multiculturalisme » fondent leurs revendications différentialistes sur une opposition au différentialisme national.
C’est parce qu’elle constitue un imaginaire social protéiforme et large que la mondialisation apparaît comme le réceptacle de toutes les peurs et de toutes les angoisses. Elle comble ainsi le vide qu’occupaient jusque là les grands récits prospectifs issus des Lumières. La mondialisation est une phénoménologie du temps présent.