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Dossier : Etats-Unis : la démocratie troublée

Le vrai poids de la droite religieuse


Resumé Force importante sur l’échiquier politique, les chrétiens conservateurs n’influencent pourtant qu’à la marge d’administration Bush.

Voilà plus de vingt ans que la mouvance des Chrétiens conservateurs est apparue comme une force importante sur l’échiquier politique américain. Bien des analystes politiques, pourtant, continuent de considérer ce développement comme un phénomène, choquant, presque illégitime, voire contraire à la nature des choses.

Ce que l’on a appelé la droite chrétienne, ou plus simplement droite religieuse, pour y inclure un petit contingent de Juifs qui en est proche, s’est exprimé à travers plusieurs organisations… Moral majority, Religious roundtable, Christian coalition, Focus on the Family, Family research council, auxquelles s’ajoutent une multitude de groupes locaux. Les fortunes et les échecs de ces organisations ont été observés avec beaucoup d’attention, comme si l’avenir de la nation en dépendait. Pendant ce temps, nombre de blancs américains, ceux que l’on peut désigner comme « évangélistes » (ensemble, ils représentent près de 25 % de la population), se sont ralliés à ce mouvement de manière durable. Parmi eux, les plus pratiquants centrent leur vie sur une lecture littéraliste de la Bible, et d’autres se disent « revenus à la vie » ( Born again) et reconnaissent en Jésus le sauveur de leur vie. Autrefois, tous ces pratiquants étaient ancrés au Parti démocrate, aujourd’hui, ils votent en majorité républicain. Hier, peu engagés en politique et votant peu, ils sont aujourd’hui parmi les plus mobilisés.

Convictions et valeurs

Les raisons de ce renversement sont pour l’essentiel défensives. Bien des Américains qui se disent « religieux » tenaient pour acquises les normes sociales régulant la sexualité, ou faisant place à une reconnaissance publique de la place de Dieu et au respect de la Bible, spécialement dans les écoles et dans les autres lieux où les jeunes apprennent les valeurs (dans les clubs sportifs…). Dans les années 60 et 70, les cours de justice ont légalisé l’avortement ; elles ont interdit les prières et les symboles religieux dans toutes les activités subventionnées par le gouvernement, et d’abord dans l’école publique. La télévision, le cinéma, la musique pop ont mis en scène de manière de plus en plus explicite les aventures sexuelles et ont manifesté de plus en plus d’indifférence à l’égard des normes de la moralité. Accusée, l’industrie des médias a invoqué la liberté d’expression et de création, et trouvé de nombreux défenseurs parmi les libéraux dans les domaines politiques et culturels. Les tenants de la libération homosexuelle, qui fut d’abord axée sur la lutte contre les discriminations au plan légal, proposent aujourd’hui d’enseigner l’acceptation de l’homosexualité dans les écoles publiques. Plusieurs décisions de justice ont demandé aux États de reconnaître les unions du même sexe, sinon les mariages, à égalité avec les mariages hétérosexuels.

De tels changements du climat social ne sont pas le fruit de l’imagination des Américains plutôt conservateurs, ils défient leur vision du monde et fragilisent à leurs yeux la transmission de leurs croyances et de leurs valeurs à leurs enfants. En ce sens, la mobilisation politique des croyants conservateurs, parfaitement rationnelle, devrait être comprise par les théoriciens de la démocratie. Qu’elle ne le soit pas, en vérité, reflète d’abord une vision politique opposée, celle d’intellectuels qui, en général, ne partagent pas ces convictions morales et ces inquiétudes. Mais les peurs que suscite la droite religieuse se nourrissent aussi de l’impression que celle-ci comprend mal le pluralisme, qu’elle est portée par une ferveur et des certitudes incompatibles avec la délibération et le compromis démocratique.

La réalité est plus mitigée. Indéniablement, des leaders et des organisations de la droite religieuse s’engouffrent dans la rhétorique qui divise le monde en deux : d’un côté, le camp de Dieu, de l’autre, celui de Satan. Certains sont totalement incapables d’imaginer les convictions et la sensibilité de citoyens qui ne leur ressemblent pas. Ces traits, mais on les retrouverait sous d’autres formes plus sécularisées et dans d’autres secteurs du spectre politique, ont fait de la droite religieuse un objet d’attention et de crainte permanentes. En particulier, parmi les universitaires et les élites, aux États-Unis comme en Europe. Mais il est aussi vrai que beaucoup d’évangélistes sont pleinement tolérants vis-à-vis de leur prochain non évangéliste, et qu’ils s’inquiètent des schémas qui viseraient à transformer la société ou la culture par le biais de l’action politique. Le sociologue Alan Wolfe a montré qu’ils étaient loin d’être aussi dogmatiques, même si souvent de manière naïve, ils étaient intéressés à convertir, par la prière et le bon exemple, ceux avec lesquels ils sont en désaccord, plutôt que de les changer par la confrontation ou la coercition.

Une politique plus populiste que religieuse

Cet arrière-fond est essentiel pour comprendre les relations entre la droite religieuse, le parti républicain et l’administration Bush. La droite religieuse est devenue une composante essentielle du Parti républicain : l’administration souhaite lui plaire et évite de l’offenser. Mais rares sont les grandes décisions politiques de l’administration inspirées par la droite religieuse. La guerre préventive, le changement de régime en Irak, l’unilatéralisme et le mépris des institutions internationales, les baisses d’impôt sur les revenus les plus élevés, l’affaiblissement de protection de l’environnement, toutes ces politiques sont définies par des experts et des lobbyistes, dont les motifs n’ont absolument rien de religieux. Ces mesures ont occupé l’administration Bush, absorbé l’attention et les ressources de la nation depuis le 11 septembre. En comparaison, celles qui auraient pu répondre directement aux intérêts de la droite religieuse n’ont eu que peu d’effets ou n’ont pas abouti : des tentatives pour nommer des membres des cours fédérales hostiles à l’avortement, des coupes budgétaires pour la recherche sur les cellules souches, des subventions en faveur des programmes sociaux organisés par les groupes religieux, ou la promesse de s’opposer au mariage de même sexe.

C’est moins l’axe de la politique que la personne du Président qui relie l’administration à la droite religieuse. Les évangélistes considèrent que le président Bush est l’un d’entre eux : en témoigne l’histoire, bien orchestrée, de sa conversion personnelle et de sa piété. Mais un ensemble de 265 pages de textes de Bush sur la guerre et le terrorisme, publié entre le 11 septembre 2001 et le 26 mai 2003, avec des extraits de 90 allocutions, montre, contrairement à l’opinion répandue, que le président fait bien peu référence à un discours religieux explicite, à l’exclusion, évidemment, de la mention habituelle à la fin de toute intervention d’un homme politique américain : « Dieu bénisse l’Amérique ! ».

Bush défend sa politique en des termes qui font en général appel à la défense et à la promotion de la liberté. Le vocabulaire est rarement religieux ou particulièrement évangélique. On arguera que la dénonciation fréquente du « mal » est de consonance religieuse. En fait, l’utilisation de ces expressions par Bush est opaque, comme l’observe David Brooks, éditorialiste conservateur du New York Times. Elles permettent en particulier d’éviter toute autre forme d’explication ou de distinction. Pourtant, on hésite à conclure que le fait d’être « sans nuances » est de soi le signe d’une conscience religieuse, ou que le discours politique habituel est tellement riche ou tellement pauvre qu’il n’utilise plus la rhétorique du mal.

Bien d’autres affirmations controversées, utilisées par l’administration et ses supporteurs dans les médias, peuvent aussi difficilement être placées sous le label religieux. L’antagonisme politique, la suspicion vis-à-vis de Washington, la dénonciation véhémente du libéralisme démocrate portent la marque des think tanks, commentateurs de radio ou de télévision, qui se présentent eux-mêmes comme populistes, plutôt que religieux.

Une influence partisane très relative

Les succès de la droite religieuse varient très fortement d’un côté à l’autre des États-Unis. Dans certains États, de véritables batailles pour le contrôle du Parti républicain ont éclaté entre les organisations de la droite religieuse et les leaders établis du parti. Souvent, l’issue a surtout dépendu de facteurs locaux, comme l’organisation du parti ou les lois qui régissent les élections primaires. La droite religieuse a remporté ces élections quand elle a été capable de présenter un candidat acceptable, mais pas complètement identifiable avec elle. George Bush en est le parfait exemple. Avec son stratège politique, Karl Rove, il a essayé de faire du Parti républicain, non pas l’héritier de la droite religieuse, mais le représentant de tous les pratiquants américains, ou de la restauration morale.

Avec l’aide d’un petit groupe de conseillers, cette stratégie a délibérément visé les catholiques pratiquants, un groupe que la droite religieuse, elle-même, n’a jamais été capable de rallier, même si elle partage des causes communes (l’opposition à l’avortement, par exemple). Les évêques catholiques sont clairement réticents à l’idée d’encourager la participation de leurs fidèles dans des organisations politiques explicitement religieuses sous leadership non catholique. D’autres obstacles proviennent de l’anti-catholicisme des protestants, de différences à propos de la peine capitale ou de la responsabilité gouvernementale envers les pauvres, de l’unilatéralisme américain dans les affaires internationales, et du fossé entre des discours structurés par une rhétorique biblique (évangélistes) et ceux s’appuyant sur une référence à la loi naturelle (catholiques).

Dans la stratégie de l’administration Bush, cela ne donne qu’un rôle de soutien, et non d’orientation, à la droite religieuse. Ses principaux centres d’intérêt restent renvoyés aux marges, alors que la nation continue son combat contre le terrorisme et sa guerre en Irak. Le Président a critiqué certains de ses leaders les plus importants pour leurs attaques contre l’islam. En retour, ceux-ci ont exprimé des réserves devant ses ouvertures en direction des Musulmans, jugées hérétiques par les plus conservateurs. Bush a redit plusieurs fois que l’islam était « une religion de la paix », affirmant plus récemment encore : « Nous prions tous le même Dieu ».

La droite religieuse pourrait essayer d’exercer une sorte de veto en lui retirant son soutien. Certes, la masse des électeurs évangélistes ne suivrait pas tête baissée les décisions des organisations, mais l’absence de ce soutien et le retrait de leurs ressources pour encourager à voter aurait un impact dans certains États. L’administration tentera d’éviter, dans la mesure du possible, ce genre de clash. Les protestations contre la persécution religieuse chinoise n’ont pas empêché l’administration de travailler étroitement avec la Chine et la Corée du Nord sur les questions nucléaires et commerciales. Cependant, l’administration s’alignera sans doute sur les religieux pour s’opposer aux mariages homosexuels. Et elle restera très prudente vis-à-vis d’Israël qui, aux yeux de la droite religieuse, bénéficie d’une bénédiction divine spéciale.

Le pouvoir de la droite religieuse au sein du Parti républicain reste limité par deux facteurs. D’abord, ses leaders et ses organisations les plus visibles – comme le révérend Jerry Falwell, ou Pat Robertson, des organisations comme la Christian coalition – suscitent méfiance et opposition parmi les électeurs. Elle ne peut donc exercer d’influence qu’en soutenant des leaders non issus de ses rangs. Ensuite, elle n’a pas d’alternative au Parti républicain. Son influence au sein du parti suit une ligne parallèle à celle d’autres groupes, laïcs et fortement opposés au langage religieux, comme à la présence de signes dans la vie publique. Les médias ou les universitaires ont prêté peu d’attention à ces autres groupes, car pour eux, leur présence, « naturelle », ne pose pas de problème. Son vrai poids réside dans la menace de rester chez elle, pour encourager une pratique de la chaise vide. Modifier la participation électorale constitue son principal levier d’action. Et tant que la Maison blanche restera hantée par l’étroitesse de sa victoire aux élections de 2000, ce levier gardera toute son importance.


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