Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Quand identités, traditions, religions… se nourrissent et se crispent.
Projet – Comment se vit l’inculturation, la rencontre d’univers culturels différents en Inde ?
Catherine Clémentin-Ojha – Avant d’aborder cette question, il faut revenir sur le contexte politique. Deux termes qualifient les rapports de la religion et de la politique en Inde. Celui de « sécularisme » n’a guère d’équivalent en français. Implicite dans la Constitution de 1947, il correspond à un mode d’organisation du religieux et du politique selon lequel l’Etat accepte la pluralité religieuse et adopte une attitude de affirme sa neutralité. Les citoyens indiens ont toute liberté religieuse. Ils ont le droit d’avoir une religion et de la propager. Cependant, aucune religion n’est une composante de l’Etat. Du moins, en théorie. Le contexte légal n’a toujours pas changé depuis la promulgation de la Constitution.
Le second terme, celui de « communalisme », a les mêmes résonances que celui de « communautarisme ». Il signifie la mobilisation politique collective sur des bases religieuses. Il traduit une attitude, une pratique selon lesquelles l’appartenance religieuse est le critère qui permet d’évaluer et de définir les besoins politiques, économiques, culturels, la vie des femmes, etc. Quand il est porté par les Hindous, même s’il existe de grandes différences entre eux, le « communalisme » dénote aussi une ambition identitaire qui se construit « contre », surtout contre les musulmans.
Cette posture est cependant complexe. Son affirmation remonte à l’époque coloniale, où les Britanniques ont fait de la religion une base d’administration des groupes constituant la société indienne, transforma la perception que les individus concernés avaient de leurs droits et de leur identité. Mais l’attitude « communaliste » a des racines dans la Constitution puisque celle-ci entérine aussi un système de représentation communautaire. Elle reconnaît l’existence de « minorités », appliquant le terme à des groupes aussi bien religieux que linguistiques (musulmans, chrétiens, sikhs, bouddhistes, jaïns, paris, Anglo-indiens). En même temps, elle considère légalement comme « hindous » ceux des Indiens qui relèvent de l’hindouisme à proprement parler, du bouddhisme, du jaïnisme et du sikhisme, c’est-à-dire des systèmes religieux autochtones. Cette conception conforte la perception de l’islam et du christianisme comme religions « étrangères », non indiennes. Elle oppose des traditions locales à d’autres importées.
Les communautaristes s’inscrivent dans cette logique, en la poussant à son terme. En Inde, il y a toujours eu ces deux lectures qui traversent aussi bien l’hindouisme que le nationalisme indien : une vision extrêmement tolérante, et une vision restreinte de l’indianité et de l’hindouisme.
Projet – Comment se pose la question de l’inculturation chez les catholiques ?
Catherine Clémentin-Ojha –En partie grâce à la politique missionnaire suivie autrefois, et en partie grâce aux mesures prises par l’Etat indien depuis l’indépendance, le personnel de l’Eglise indienne est complètement indianisé. Il s’agit désormais d’indianiser la liturgie et la théologie. Cette préoccupation, au cœur du processus de l’inculturation, traverse toute l’Eglise. Elle soulève la question de la définition de l’indianité. Quand la plupart des missionnaires critiquaient vivement l’hindouisme, le clergé catholique, qui a grandi dans une Inde indépendante et a été formé après Vatican II, a eu tendance à le valoriser comme l’expression même de l’indianité.
Nombre d’intellectuels catholiques ont été séduits, en redécouvrant que leur pays avait une littérature religieuse prestigieuse (en sanskrit) et des ancêtres dont ils pouvaient être fiers. Ce « nationalisme » culturel a été porté par l’élite de l’Eglise, ceux qui étaient aux yeux des missionnaires les plus à même de les remplacer, et qui appartenaient aux hautes castes. Mais depuis quelques temps, la masse des fidèles issus des castes inférieures s’est affirmée. Ils ont demandé que leur propres cultures religieuses aient aussi droit de cité : les membres des tribus en particulier, plus que les intouchables. Cette tension entre les différentes cultures indiennes au sein du catholicisme ne fait que transposer les tensions qui sont celles de l’Inde.