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Comment juger ?


Jean-Marie Coulon, docteur en droit et magistrat, est né en 1939. Il fut notamment juge d’instruction à Evry, président du TGI de Nanterre puis de Paris, conseiller technique au cabinet du Garde des Sceaux Chalandon, premier Président de la Cour d’Appel de Paris. Il a publié en 2002 "La justice à l’épreuve avec Daniel" Soulez-Larivière aux éditions O. Jacob.

Projet – Vous étiez premier président de la Cour d’Appel de Paris jusqu’en septembre 2003, terme de votre carrière. Où et comment avez-vous commencé celle-ci ?

Jean-Marie Coulon – Je fus d’abord universitaire, avant d’opter pour la magistrature. Comme beaucoup, j’ai commencé ma carrière en tant que juge d’instruction, à Évry. J’ai longtemps fréquenté les tribunaux de la région parisienne avant d’être nommé président du Tribunal de Nanterre, puis président du Tribunal de Paris, ensuite premier président de la Cour d’Appel de Paris. J’ai toujours été juge du siège.

On a coutume dans le corps judiciaire d’expliquer que son unité passe par des fonctions différentes, celles de juge et celles de procureur. Elles se situent institutionnellement et procéduralement dans des logiques distinctes. Le juge du siège se doit d’être indépendant et impartial, le ministère public se trouve dans un cadre hiérarchique avec le Garde des Sceaux comme chef. Le magistrat est garant constitutionnellement des libertés individuelles.

L’existence même du juge d’instruction fait l’objet de débats. Certains seraient partisans de confier l’instruction des affaires au ministère public. Je continue, pour ma part, à défendre le sens qu’il y a à lier, dans la même personne, cette double démarche d’ordre public et de préservation de la liberté des citoyens. Le juge d’instruction est à la fois enquêteur et juge. Pour certains, il y a là incompatibilité. Mais la qualité du juge garantit aussi son indépendance. De plus, il s’inscrit dans une hiérarchie juridictionnelle et procédurale : il peut toujours voir ses actes corrigés par la chambre d’instruction de la Cour d’appel et par la chambre criminelle de la Cour de cassation. Ce n’est pas, comme on l’a dit à propos de quelques grandes affaires, un homme libre et solitaire. De plus en plus, d’ailleurs, il agit non pas seul mais avec des collègues. Les récentes réformes de procédure pénale ont, du reste, limité ses pouvoirs procéduraux. Le juge d’instruction a donc, je pense, toute sa place.

Projet – Qu’en est-il du juge des enfants ?

Jean-Marie Coulon – A l’encontre d’idées courantes, il me semble qu’on peut être un très bon juge d’instruction et un très mauvais juge des enfants. Pourtant, l’identité de celui-ci n’est guère contestée. Mais nous vivons trop dans une démocratie d’émotion, prompte à réagir, plus qu’à se faire une opinion réfléchie. Le dernier film de Raymond Depardon, 10e chambre, Instants d’audience, montre bien comment le juge, avec sa force et sa faiblesse, est tenu par des textes nationaux et européens. On cite toujours cette affaire où une femme fut relaxée après avoir volé du pain dans une boulangerie pour nourrir ses enfants. Des juristes ont dit que le jugement avait confondu le mobile de l’infraction et sa réalité qui ne pouvait être déniée. Cet exemple est devenu une sorte de référence mythique du bon juge. Je suis partisan d’un système qui se rapprocherait du système allemand qui veut que les citoyens soient appelés à participer à la justice correctionnelle et pénale. Il existe les jurys d’assises, mais il faudrait aller plus loin. Plus la justice se rapprochera des citoyens, plus les citoyens la connaîtront et la reconnaîtront, et plus la démocratie sera réelle.

Projet – Je voudrais que vous nous parliez de l’intime conviction… Que représente cette notion ?

Jean-Marie Coulon – Il s’agit d’abord de la pesée rationnelle des preuves. La loi demande au juge, en matière correctionnelle : avez-vous une intime conviction ? Celle-ci n’est pas d’ordre subjectif, il n’est pas question d’un coup de cœur du juge. Il s’agit de vérifier une recherche objective de la vérité en fonction des preuves que l’accusation peut apporter et en fonction des contre-preuves – comme diraient les anglo-saxons –, des éléments qui combattent les preuves apportées par le ministère public. L’intime conviction suppose une pesée objective, rationnelle. C’est une notion juridique extrêmement précise. Il faut bien comprendre la difficulté de cet équilibre : la conviction repose sur la recherche de la vérité judiciaire. Le jugement est tenu par un cadre procédural, et c’est heureux : la procédure est un instrument de liberté. Dans des affaires importantes, le tribunal peut prononcer la nullité parce qu’une disposition n’aura pas été respectée. L’opinion en est parfois choquée, ainsi quand des trafiquants de drogue ont été libérés. Mais ces dispositions s’insèrent dans un contexte démocratique que le juge doit impérativement respecter. Seul ce respect justifie la légitimité de sa décision, qui repose en grande partie sur cette garantie et sur l’explication de la décision. On retrouve les mêmes principes en matière criminelle.

Projet – Le jugement se fonde aussi sur des preuves. Qu’est-ce à dire ? Des éléments objectifs, des paroles tenues, des aveux prononcés dans des contextes déterminés, des témoignages, des paroles d’expert. Y a-t-il une hiérarchie dans la preuve ?

Jean-Marie Coulon – En réalité, c’est le rôle du ministère public d’apporter des preuves. Celles-ci peuvent provenir effectivement d’un aveu. Dans la civilisation judéo-chrétienne, celui-ci est accompagné d’un « rachat », d’une reconnaissance. Mais il faut compter aussi avec les témoignages et les expertises. Les preuves s’inscrivent dans un faisceau qui constitue, ou pas, « une preuve » de la culpabilité de quelqu’un. Mais on ne saurait parler en procédure pénale d’une hiérarchie. En fait, j’y insiste, l’intime conviction est une pesée rationnelle de toutes ces données. Il n’y en pas une qui l’emporte sur l’autre. L’opinion se fait une image de l’intime conviction qui ne correspond pas à la réalité légale, procédurale.

Projet – Dans le débat judiciaire, quel est le rôle du président ?

Jean-Marie Coulon – Ici aussi, il importe de prendre de la distance par rapport aux images, en particulier celles que la télévision peut donner, et repartir de ce que dit la loi. Le débat judiciaire est un débat oral. Le rôle du président est bien entendu de questionner, de refaire l’instruction à l’audience, de rechercher les éléments à charge, à décharge, de manière totalement impartiale. Il conduit les débats dans le cadre d’une prise de parole de tous les acteurs judiciaires, notamment des avocats. L’instruction est reprise en quelque sorte à l’audience, tout doit y être discuté. Le débat est démocratique. C’est à partir de tous ces éléments que le tribunal se prononce.

Notre droit pénal français a cependant largement évolué, depuis une vingtaine d’années, sous l’influence européenne. La Convention européenne des droits de l’homme, traduite par la Cour européenne des droits de l’homme, a conduit à une jurisprudence qui tend à donner des règles précises à chaque Etat. Celles-ci s’imposent aux magistrats ; le juge français est amené à les faire prévaloir sur le droit de son pays. La Cour européenne a ainsi précisé des notions importantes à partir de l’article 6 de la Convention européenne qui stipule que « toute personne a droit à un tribunal indépendant et impartial, qui doit statuer dans un délai raisonnable », après un débat contradictoire. Le cadre procédural, garant de l’impartialité du juge, intègre désormais des exigences nouvelles. C’est une véritable révolution, le souverainisme judiciaire n’a plus d’existence. L’ordre public européen l’emporte sur l’ordre public national. Cette évolution appelle un comportement du juge différent de ce qu’il était il y a vingt ou trente ans : il se doit d’être plus impartial et le manifester dans son attitude. Cette notion, qui nous vient du droit anglo-saxon, se traduit par un plus grand formalisme. Tout au long de la procédure, on ne doit jamais percevoir ce que pense le juge. De même, celui-ci ne peut avoir siégé pour une affaire où il aurait exprimé une opinion qui préjugerait de celle qui lui est soumise. De tels facteurs sont nouveaux dans notre procédure.

Un journaliste allemand relevait que les « Etats faisaient semblant de considérer que l’Etat-nation existait toujours », en réalité, il y a longtemps que celui-ci a disparu. Pour la monnaie, au plan économique comme à celui du droit et des règles de droit, l’Etat-nation n’existe plus. Les procédures ont largement évolué : inquisitoires (en France), ou accusatoires (dans la tradition anglo-saxonne), elles tendent à se rejoindre dans un contexte mixte où les règles nouvelles imposées par la Cour européenne des droits de l’homme s’appliquent. Nous voyons naître, en quelque sorte, un modèle de procès européen qui gommera largement les différences pour ne retenir que les règles définies par la Cour européenne. Si l’on veut en donner, en bref, quelques unes des grandes caractéristiques : juge indépendant, juge impartial, respect strict des conditions et des dispositions procédurales, et rôle important de l’apparence, même si cela est contesté. Cette nouvelle configuration a contribué à relativiser notre mode de pensée classique, fondé sur la loi figée dans le code.

Projet – Comme magistrat du siège, comment perçoit-on ces évolutions ?

Jean-Marie Coulon – Comme toute culture, la culture judiciaire est souvent en retard par rapport à la réalité. Les mentalités sont en décalage par rapport aux pratiques. Ce phénomène n’est pas propre à la justice : la réalité va plus vite que la culture. Ainsi, les juristes s’appuient beaucoup sur la notion de précédent. Le juge français se trouve pris entre des impératifs procéduraux, français et européens, apparemment contradictoires. A cela s’ajoute la fragilité de la justice. La justice ne peut qu’apporter sa pierre au lien social. Or la voici assignée pour le restaurer partout où les autres institutions n’ont pas été capables de l’assurer en amont. La justice se situe toujours en bout de chaîne et son rôle, fondamental, est celui de la préservation de l’ordre public.

Projet – La difficulté ne vient-elle pas aussi d’un débat sur la légitimité du juge ?

Jean-Marie Coulon – Sur ce point, je m’inscris totalement en faux avec la position qui dénierait la légitimité du juge parce qu’il n’est pas élu. Les acteurs de la vie publique peuvent être légitimes même s’ils ne sont pas élus. Le fondement de leur légitimité est simplement différent. Celle du juge provient du processus judiciaire tel qu’il est défini par la Cour européenne des droits de l’homme ainsi que par le dispositif institutionnel. On doit exiger une clarté toujours plus grande des fonctions des uns et des autres, et rappeler que le statut du juge provient d’une délégation d’un Etat souverain. Il y a là deux légitimités qui se complètent. Ici encore, l’Europe engage une évolution : consacré par la Convention européenne, le pouvoir judiciaire est regardé comme la garantie d’un droit à un procès équitable conforté par la jurisprudence de la Cour. L’article 6, qui exige un tribunal indépendant et impartial, est fondamental.

Projet – Sur deux siècles, l’évolution du statut du juge est importante.

Jean-Marie Coulon – Sous l’Ancien Régime, les juges achetaient leurs charges. Mais depuis cette époque, la conception de la justice a considérablement évolué. Les valeurs ne sont plus les mêmes. On est parti d’une conception mystique à laquelle, bizarrement, la Révolution française n’a presque pas touché. Celle-ci a disparu dans les années 60, faisant place à une vision plus démocratique. Dans ce mouvement, le juge a trouvé place dans l’ensemble plus général du service public. De ce fait, le juge reconstitue sa légitimité tous les jours dans son acte même de juger. Pourtant, il reste encore en arrière-fond une conception de la justice comme vertu. Le chancelier d’Aguesseau qualifiait les juges d’enfants du Très Haut pour justifier la prépondérance du divin.

Projet – N’y a-t-il pas eu d’autres ruptures au xixe siècle, dans les débuts de la iiie République ?

Jean-Marie Coulon – En effet, le juge devient à cette époque un pilier de la République. Cela s’est traduit par un renouvellement du corps des magistrats. Quand, dans les années 1880, une partie importante des juges a refusé d’appliquer les lois sur les congrégations et a démissionné, la composition du corps a été radicalement modifiée. Cependant, contrairement à d’autres pays, l’Etat s’est constitué en France autour de l’administration et de la finance, pas de la justice. Sur ce point, la Révolution n’avait pas changé grand-chose. Mais, dans les années 60, le juge a un rôle différent, la justice se voit reconnaître une fonction sociale ignorée auparavant. De nouveaux critères apparaissent : la recherche d’efficacité, la traduction du droit en justice. Cette révolution démocratique souterraine a contribué à changer le visage de la justice, non seulement pénale, mais aussi commerciale ou sociale. Ainsi, l’accès au droit, une notion ancienne pourtant, a connu une traduction législative nouvelle à partir des années 90. Elle a conduit à la création des Maisons de la justice et du droit sur tout le territoire français. Finalement, on constate un bouillonnement de la justice. Il appelle à réduire les délais de la justice, il entraîne des contrats d’objectifs signés entre le ministère de la Justice et les juridictions : cette nécessité de l’efficacité était, il y a peu, non seulement inconnue, mais inimaginable.

Pourtant, il n’y a pas qu’une seule finalité pour la justice. La justice est en même temps un service public, un pouvoir ou un contre-pouvoir institutionnel et constitutionnel. Mais, pour le justiciable, c’est avant tout le versant service public qui est perçu. Il réclame à son juge de rendre une décision motivée, dans un délai raisonnable, après un débat contradictoire. Il attend de ce fait une indépendance des juges. Cette indépendance demande de penser l’équilibre entre les pouvoirs politique et judiciaire. Il y a quelque temps, des sénateurs sont venus en « stage » dans l’institution judicaire. De jeunes magistrats vont au Parlement. Cette meilleure connaissance réciproque est importante.

Projet – Quand on demande au juge de réparer la société, là où elle a mal, n’est-ce pas la traduction d’un désarroi ?

Jean-Marie Coulon – La question est fondamentale. A la sortie de l’École de la magistrature, le jeune juge intègre un corps, à l’égal des autres corps, animé par un esprit. Le risque de corporatisme, dénoncé par Daniel Soulez-Larivière, est réel, mais cet esprit comporte un aspect positif. Le jeune magistrat acquiert une technique qui le conduit à rechercher une identité judicaire qui lui permet d’affronter les difficultés. Car les mutations de notre société sont extrêmement importantes. Et l’on exige beaucoup plus des juges. La justice a été très longtemps le parent pauvre de l’Etat. Son budget est encore assez faible, environ 1,5% du budget de l’Etat (un peu plus de cinq milliards d’euros en 2004). Quand l’Allemagne et la Grande-Bretagne consacrent 160 euros par habitant, la France ne consacre que 74 euros. Mais fondamentalement, la justice sera toujours fragile, elle sera toujours à l’épreuve de son passé, de sa propre valeur, des pouvoirs, de l’Europe, d’elle-même. D’une certaine manière, la justice nous ressemble.

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