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Dossier : Une société d'individus

L'individualisme dans la vie privée mythe ou réalité ?


Resumé Un cadre d’interprétation est dominant, qui met l’accent sur la famille comme lieu d’épanouissement affectif des individus, au détriment de la prise en compte des contraintes sociales. Cependant, la valorisation de soi ne se pose pas dans les mêmes formes selon les ressources culturelles et sociales de chacun.

Autant les transformations intervenues dans le monde du travail ont pu, ces dernières années, faire l’objet d’études sectorielles ou transversales, largement convergentes sur l’évolution des salaires, du temps de travail, du statut professionnel, etc., autant celles intervenues dans la vie privée, et en particulier dans la famille, ont fait place, excepté un constat généralisé sur la pluralité des structures familiales, à des analyses pour le moins divergentes qui témoignent en creux de la difficulté à mener une réflexion capable de s’abstraire comme l’énonce Irène Théry « de l’impact déterminant du caractère fortement idéologique de la question familiale ».

Les mutations de la famille, qui concernent tout à la fois le fonctionnement des couples, l’organisation de la filiation et plus largement les contours de la norme sociale de la parenté 1 n’ont en effet guère échappé au jugement moral. Elles ont été présentées tantôt comme un progrès des modes d’affiliation individuelle et sociale, tantôt comme un déclin des valeurs de référence collective. Elles ont aussi fait l’objet d’interprétations sociologiques diverses mettant en exergue l’opposition entre familialisme et « individualisme ». Dans le paysage assez disparate des interprétations proposées, conséquence notamment du manque de recul historique dont bénéficie l’analyste, confronté à des évolutions assez récentes, un cadre d’interprétation est selon nous devenu dominant en sociologie. Il se définit par l’accent mis sur la famille comme lieu de construction de soi 2, d’épanouissement affectif et personnel des individus, au détriment de la prise en compte des contraintes sociales qui continuent à peser fortement sur leur existence, y compris sans qu’ils en aient toujours conscience.

La fin d’une institution ?

Nul ne contestera que le mariage s’est transformé, qu’il résulte aujourd’hui de choix de la part des futurs conjoints qui, dans une société devenue massivement salariale, se défont ou se démarquent en quelque sorte de l’influence directe de la famille d’origine. Le choix du conjoint résulte plus souvent de logiques sentimentales que de logiques patrimoniales, même si encore, dans nombre de sociétés, les choix individuels restent secondaires par rapport à l’autorité familiale. Les transformations qu’a connues le mariage sont également d’ordre législatif ou statutaire. Le droit civil reconnaît une plus grande équité entre conjoints. Cette apparente « démocratisation » du mariage s’est accompagnée d’une transformation de son rôle social : le mariage n’est plus l’acte fondateur du couple, il accompagne la vie conjugale et n’a plus le monopole de l’exercice de la parentalité (40 % des naissances se produisent hors mariage). L’ensemble de ces transformations a été largement interprété, dans le champ politique (artisan actif d’une conception libérale des rôles et des statuts familiaux) comme dans le champ scientifique (prompt dans la dernière période à théoriser le libéralisme des sentiments dans la famille) comme une désinstitutionnalisation de la vie privée, mais plus fondamentalement comme la manifestation d’un mouvement d’individualisation des liens conjugaux. Ce qui primerait dorénavant dans la formation des couples serait précisément les sentiments de liberté de choix mais aussi de calcul et de négociation de l’engagement de chacun des conjoints.

Cette théorisation réhabilite en quelque sorte la fonction socialisatrice de la famille principalement cantonnée jusque là dans une définition plus « classique 3 » de la socialisation, au stade primaire de l’action sociale, relayée (dans le cadre d’une socialisation dite secondaire) par l’influence d’autres institutions (groupes de pairs, école, milieu professionnel). L’influence de la famille, du conjoint ou du compagnon, du parent à l’égard de ses enfants ou le contraire, constitue bien un cadre de socialisation efficient tout au long du cycle de vie. C’est donc là un des atouts heuristiques de cette nouvelle conception de la socialisation que de l’avoir souligné. Ce qui constitue implicitement une première objection à l’idée même de désinstitutionnalisation de la famille : celle-ci est reconnue comme omniprésente, y compris dans un contexte où les relations entre générations et les relations entre conjoints connaissent de profondes modifications 4.

Mais cette théorie sociologique propose, sinon préconise, une nouvelle norme de comportement familial. La désinstitutionnalisation signifierait qu’« aujourd’hui, la forme de vie privée que chacun choisit n’a guère besoin d’une légitimité externe, conformité sociale à une institution, ou encore de la morale. Elle se structure avant tout sur la reconnaissance mutuelle des personnes qui vivent ensemble, sur le respect qu’ils se portent. Un bon partenaire, c’est celui qui sait aider l’autre – le conjoint ou son équivalent – à être lui-même, à développer ses capacités personnelles, à s’épanouir. Le couple se pense dans l’accomplissement mutuel de l’homme et de la femme 5 ». Quant à l’individualisation, signe présumé des temps modernes, elle manifesterait que les individus « veulent de plus en plus préserver leur identité personnelle », « rêvent de ne pas avoir à subir trop de contraintes », y compris au sein de la vie privée, « tentent de mener une double vie : non pas dans le sens de deux vies conjugales, mais dans le sens d’une vie conjugale associée à une vie personnelle 6 », la famille contemporaine autorisant la construction d’espaces à la fois propices aux relations affectives et à la liberté individuelle des personnes.

Pourtant, cette double thèse de la désinstitutionnalisation et de l’individualisation de la vie conjugale mérite débat, car elle repose sur des postulats largement idéologiques. Plusieurs constats factuels peuvent nous en convaincre.

Si, en effet, de plus en plus de couples se forment en dehors du mariage, cette institution reste la norme à plus d’un titre. La tendance est forte des couples concubins à se marier un jour ou l’autre, de préférence après la naissance de leur enfant. De plus, les études sociologiques menées sur les modes de vie des couples hors mariage n’ont pas permis de constater des différences notables en matière de fonctionnement domestique. Et l’examen des trajectoires des adultes nous enseigne que ces deux « catégories » de couples ne constituent pas des mondes étanches. Tout au long du cycle de la vie conjugale, le mode d’organisation domestique entre adultes qui cohabitent demeure normatif. La famille moderne est une institution biographique qui se caractérise par une relative permanence de rapports domestiques inégalitaires entre hommes et femmes (mariés ou non), incluant l’éducation des enfants.

Quant à l’expression de l’individualisme contemporain dans le domaine de la famille, elle est en partie sociologiquement formelle ou de faible portée. Les couples d’amoureux qui se forment aujourd’hui n’échappent pas plus que leurs aînés aux lois de l’homogamie sociale. Les cadres sociaux de leur appartenance continuent à être efficients, bien qu’en apparence moins visibles ou moins contraignants. Si par individualisation des liens conjugaux, on entend la possibilité plus grande accordée aux femmes d’acquérir une forme d’autonomie au sein du couple, on doit reconnaître que cette émancipation féminine s’est réalisée dans l’ordre des inégalités de classes. C’est dans les catégories moyennes et supérieures qu’elle a été la plus nette. Dans les catégories populaires, la conciliation de la vie professionnelle – au demeurant plus précaire – et de la vie familiale – plus contraignante – reste la plus difficile à réaliser.

En fait, les changements enregistrés (baisse du mariage, développement des unions hors mariage, etc.) ont contribué à produire une vision morcelée des formes d’appartenance familiale. Le mot famille a en effet été utilisé au pluriel. L’énoncé de ce pluralisme a favorisé une réflexion démographique sur l’évolution des structures familiales et une réflexion sociologique sur la multiplication des « modèles d’affiliation ». Ces différentes « formes relationnelles » sont censées correspondre à de nouvelles modalités du lien social (conjugal et familial) basées sur un sentiment affinitaire, plus contractuel, plus électif et moins collectivement responsable. Mais l’énoncé de ce pluralisme a mis de côté toute réflexion sur l’évolution du cadre familial d’appartenance dans la construction des trajectoires individuelles et sociales. La sociologie a feint d’oublier en quelque sorte que la vie hors mariage, le mariage, le divorce et la recomposition familiale s’articulaient de façon plus ou moins cohérente dans un continuum de vie. De même que les trajectoires professionnelles ont connu ces dernières années des évolutions vers une plus grande instabilité, flexibilité ou encore précarité, les trajectoires familiales ont connu des changements qui affectent la construction même du cycle de vie.

Le poids des structures familiales

Tenter de comprendre l’évolution des structures familiales et des modes de vie auxquels elles donnent lieu, à l’aune d’un mouvement d’individualisation ou d’individualisme appelle une série de remarques qui en montrent d’une certaine manière les limites. Au sein des familles monoparentales, les mères – y compris lorsqu’elles sont à l’initiative du divorce ou de la séparation – sont en situation plus délicate que leur ex-conjoint pour se remettre en couple. Ce que l’on interprète trop souvent comme une décision volontaire de leur part, traduit tout autant leur plus grande difficulté à « refaire » leur vie avec des enfants à charge. Pour une femme, le célibat prolongé après divorce n’a pas la même signification promotionnelle que le primo-célibat. Il s’apparente à une forme de relégation conjugale et à une solitude contrainte. Il illustre la diversification des trajectoires familiales que connaissent les individus des deux sexes au cours de leur existence 7.

Dans bien des cas, « l’intérêt de l’enfant » dont les mères sont les dépositaires constitue un frein à l’expérience d’une nouvelle vie conjugale. Et quand une nouvelle union est finalement envisagée, ce souci de l’intérêt de l’enfant ne disparaît pas pour autant. L’addition d’un beau-père au quotidien à une mère divorcée – cas de figure le plus fréquent de la constitution d’une famille recomposée permanente et cohabitante – se fait dans certaines conditions qui soulignent le lien contradictoire existant entre le conjugal et le parental. Autrement dit, la seconde noce n’implique pas uniquement le nouveau couple. Elle place par exemple les enfants au cœur de la dynamique familiale 8. Ici les sentiments amoureux entre nouveaux conjoints sont confrontés aux contraintes sociales qu’implique la recomposition familiale, concrètement à la présence des enfants de l’union antérieure d’au moins l’un des deux adultes. Cela peut prendre différentes formes : tout d’abord la mise en couple d’une mère gardienne avec un beau-père se réalise le plus souvent de façon progressive. Les conditions d’« intronisation 9 » de ce dernier, par étapes successives, témoignent de l’intérêt que porte la mère à son enfant, dans le souci de ne pas bousculer les habitudes prises avant et surtout après le divorce au sein du « couple filial ». Et l’intérêt de l’enfant peut fonctionner comme un critère décisif dans le choix du conjoint : de mauvaises relations entre le beau-père virtuel et les enfants de la mère, du moins jugées comme telles par celle-ci, peuvent se révéler un motif suffisant de séparation.

Ici, le présumé individualisme des mœurs dans le choix du conjoint pèse d’un faible poids dans la constitution de ces familles : la dynamique conjugale dépend largement de la problématique familiale. L’intégration du nouveau conjoint dans la famille est par exemple aussi dépendante de la nature des relations beau-parentales (entre ce beau-père et les enfants de sa conjointe) que de la qualité des relations conjugales stricto sensu.

Un « modèle idéal » qui se généralise ?

En quoi consiste l’individualisme dans la famille ? Sur quels principes de réalité se fonde-t-il ? Le propos de Bernard Lahire est éclairant quand il nous rappelle que « l’individu, le for intérieur ou la subjectivité comme lieu de notre ultime liberté est l’un de nos grands mythes contemporains 10 ». A vouloir recenser les aspirations des hommes et des femmes dans leur vie de couple, à se limiter à accorder à leurs motifs conscients la cause de leur bonheur conjugal ou de leur séparation, la sociologie de la famille a largement donné la priorité à l’explication rationnelle et subjective des comportements familiaux qui, dans le concert des idéologies contemporaines, s’impose comme une nouvelle norme établie. Ce faisant, elle a réduit considérablement la distance qui la séparait du discours social commun, qui accorde, on le sait, la primauté explicative à l’énoncé du discours produit par les acteurs eux-mêmes sur leurs propres pratiques.

Plus que jamais, la sociologie dominante de la famille et l’anthropologie des relations familiales ont divergé sur le plan herméneutique, au détriment de la première qui, à vouloir courir après les nouveaux objets sociaux de la famille, en privilégiant le point de vue d’acteurs sollicités à justifier d’un minimum de revendication identitaire personnelle (dans un vocabulaire souvent emprunté à la vulgate psychologique), a contribué à brouiller les repères épistémologiques – jugés dépassés car estimés contraires au nouveau courant « compréhensif » – qui ont fondé le métier de sociologue.

L’essentiel des recherches par entretiens sur lesquelles se fonde la théorie de l’individualisation dans la famille a été mené dans les milieux moyens et supérieurs. C’est une limite, comme le reconnaît François de Singly « puisqu’on ne sait pas comment la “constellation populaire” fait ses propres arrangements, ce jeu de l’affirmation de soi existant aussi. Les ressources culturelles, sociales, économiques disponibles, les cartes distribuées changent, non les règles du jeu. A défaut d’observer la totalité du ciel social, l’intérêt de décrire la constellation centrale est d’apercevoir les normes du système avec une visibilité plus grande. Les principes de construction de l’identité moderne naissent dans les fractions les plus diplômées de la population, notamment au sein du groupe des femmes ayant fait des études supérieures 11 ».

L’universalité du modèle de l’individualisme est réduite par conséquent au niveau du postulat d’un modèle idéal-typique. Car la diffusion sociale des comportements n’est pas une donnée universelle ou un processus systématique. Y compris dans la société contemporaine, il existe des normes de comportements de classe plus ou moins tranchées qui voisinent et ne se mélangent guère et non un système unique de relations conjugales ou familiales dont les différences sociales ne constitueraient que des variantes. A force de sous-estimer la prégnance culturelle des modes de vie populaires (qu’il ne s’agit pas à l’autre extrême de caricaturer en l’érigeant en système univoque de comportements), l’observateur même averti peut être conduit à s’étonner brusquement de leur existence revendicative. Si la classe ouvrière ou plus largement les catégories populaires n’en finissent pas d’être redécouvertes ou ressuscitées au gré de mouvements sociaux ou politiques, n’est-ce pas en partie parce qu’elles ont été trop vite écartées de la donne sociologique ?

Penser l’individualisme contemporain comme norme sociale de la vie privée équivaut en effet à légitimer l’idéologie des couches moyennes supérieures, sans en explorer le sens pratique. C’est bien d’idéologie (ou de subjectivité) qu’il est question, et sur laquelle s’adosse la théorie de l’individualisme, constituée pour l’essentiel des sentiments, utopies, états d’âme, et illusions (et donc regrets) énoncés par les acteurs, et non de sens pratique. Car la démarche par entretien, comme support privilégié pour appréhender la manière dont les individus construisent leur « identité personnelle », ne nous instruit guère sur les comportements concrets des personnes.

Penser l’individualisme contemporain comme l’aspiration, voire la nécessité ressentie par les acteurs d’une recherche d’équilibre entre leur épanouissement individuel dans la famille et leurs propres responsabilités sociales (de conjoint ou de parent) s’avère en définitive un pari idéologique. Cette recherche d’équilibre, sorte de processus d’émancipation individuelle, est le plus souvent contrariée ou freinée en raison de l’action de la socialisation notamment sexuée qui n’incline pas les hommes et les femmes à se convaincre de cette nécessité (dans l’idéal) d’équilibre. Ceci est particulièrement flagrant chez les femmes, y compris des milieux supérieurs, dont le rôle maternel prend une place et un sens très importants dans l’existence et agit comme un rappel à l’ordre permanent contradictoire avec leur volonté d’émancipation personnelle.

De plus, si les rapports domestiques restent sexuellement inégalitaires, le point de vue sexué sur ce partage est également socialement différencié. Ce qui conduit à émettre les plus grandes réserves sur l’universalité du modèle de l’individualisme. Le jugement plus ou moins exigeant que porte une femme sur les qualités domestiques de son mari sera fortement conditionné par son propre niveau de ressources sociales et donc par son propre niveau d’attente. En retour, l’évaluation que fait le mari de sa propre capacité à aider sa femme sur le plan domestique est aussi fonction de sa position statutaire et de sa propre conception des rapports domestiques qui en résulte. L’entretien réalisé auprès de Christiane J. (aide familiale, 32 ans) et René J. (jardinier, 36 ans), parents d’une petite fille de 2 ans, est de ce point de vue instructif 12. Il révèle qu’en milieu populaire, le niveau de satisfaction personnelle mais aussi d’engagement domestique reconnu à l’autre (ici les travaux ménagers et la garde de l’enfant) « frise » ce qui dans d’autres milieux sociaux s’apparenterait à une caricature de comportement. La norme sociale domestique a ici sa cohérence spécifique. Christiane J. est visiblement satisfaite de la prestation de son mari, lequel a le sentiment de jouer les maris dévoués :

Christiane – Parce que autant René, il peut passer l’aspirateur, mais après il est pas repassage, il est pas cuisine. Cuisine, c’est rare. Bon, après, s’i faut tourner quelque chose sur le feu, ça il peut le faire, mais la cuisine...

René – La cuisine, non ça m’a jamais dit.

C. – Ni le repassage. Les courses, oui, ça lui est arrivé de les faire. Mais c’est plutôt moi, c’est-à-dire voilà, moi étant à mi-temps, c’est plus facile.

R. – Elle préfère y aller l’après-midi, parce que y’a pas de monde et tout, mais bon mettons si elle doit aller faire les courses, je peux lui garder la petite, par exemple. Ou alors, combien de fois c’est arrivé d’aller avec elle, et puis moi je garde la petite dans le magasin, pour qu’elle puisse faire ses courses. C’est mieux qu’elle puisse rester concentrée pour ainsi dire sur les courses et puis pas avoir à se tourner vers la petite, parce que bon y’a des gens...

[...]

R. – On joue beaucoup avec la petite.

C. – On la met dans sa loco-pousse. Sinon, quand elle était petite, c’était avec le portique, on se mettait à côté d’elle, ou alors on la mettait dans le transat ; ça, c’est plutôt lui, parce que moi je suis pas télévision. Il la mettait dans le transat, et il se mettait à côté de sa fille, et tous les deux ils regardaient la télévision.

L’intériorisation de la domination masculine favorise ici l’acceptation naturelle d’une certaine asymétrie des rôles domestiques 13, elle l’euphémise, pour ne pas dire la dissimule, voire l’ignore. Dans ces conditions, la valorisation de soi ne se pose pas dans les mêmes termes. A un niveau de ressources (économiques, culturelles) donné correspond en général un niveau d’ambition ou d’esprit individualiste, au sens de désir d’épanouissement individuel, d’accomplissement personnel et surtout de capacités stratégiques à s’extraire des contraintes sociales auxquelles l’individu est confronté, c’est-à-dire à rendre compatibles l’un (la réalisation de soi) et l’autre (l’accomplissement de ses responsabilités sociales ou devoirs). Sans oublier que la dimension statutaire de l’existence, constituée de l’ensem-

ble des déterminations sociales de l’existence individuelle et collective, l’emporte le plus souvent sur les aspirations personnelles, sur les rêves d’une vie personnelle meilleure plus épanouissante et émancipatrice. La « dialectique identitaire » (François de Singly) est socialement et sexuellement variable. Les états d’âme ne sont pas donnés à tout le monde. « La quête de soi », telle qu’elle peut s’incarner dans une décision de séparation ou de divorce d’avec son conjoint, suppose que l’on remette en cause son sort quotidien et celui de l’ensemble des membres de sa famille (son conjoint et ses enfants). Elle implique autant une dose de courage que la certitude (rarement immédiatement disponible, plus souvent à construire) de disposer de ressources matérielles et morales suffisantes que le nouveau proche (le futur conjoint) peut incarner ou révéler à soi. Elle nécessite de s’accommoder du souci d’autrui (du conjoint que l’on quitte, de ses enfants que l’on pense abandonner). Cette accommodation puise ainsi son énergie dans les ressources dont on dispose : quotidiennes et matérielles (avoir les moyens économiques de vivre sans l’autre), sociales et culturelles (espérer pouvoir vivre mieux) ou morales (affronter la pression sociale de son entourage familial et amical).

Dans le jeu familial, les cartes dont disposent les protagonistes sont si différentes selon les classes sociales, que les règles du jeu n’ont en définitive plus rien de commun, ce qui en dit long sur les limites d’extension sociale du présumé individualisme dans la vie privée de nos contemporains.



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1 / Pour reprendre les trois termes Couple, filiation et parenté qui composent le titre du rapport d’Irène Théry à la ministre de l’Emploi et de la solidarité et au garde des Sceaux, ministre de la Justice ; cf. Couple, filiation et parenté aujourd’hui, éd. Odile Jacob, 1998.

2 / Dans le prolongement de la pensée de G.-H. Mead, figure marquante de l’interactionnisme symbolique (cf. L’esprit, le soi, la société, 1933).

3 / Si l’on se réfère en particulier à l’analyse de Peter Berger et T. Luckman, consignée dans La construction sociale de la réalité (1966), Méridiens Klincksieck, 1986.

4 / Thierry Blöss, Les liens de famille. Sociologie des rapports entre générations, Puf, coll. le Sociologue, 1997.

5 / François de Singly, Le soi, le couple et la famille, Nathan, coll. Essais et recherche, 1996, p. 9.

6 / François de Singly, Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, Nathan, coll. Essais et recherche, 2000, p. 237 et p. 7.

7 / Jacques Commaille et al., Le divorce en Europe occidentale. La loi et le nombre, éd. de l’Ined, 1983.

8 / Thierry Blöss, Education familiale et beau-parenté, L’Harmattan, collection Logiques sociales, 1996.

9 / Ce terme est emprunté à Marie-José Dhavernas et Irène Théry, Le beau-parent dans les familles recomposées. Rôle familial, statut social, statut juridique, Cnaf, 1991, p. 26. Il « vise à mettre en valeur le caractère institué de la relation (beau-parentale), qui s’oppose à l’aspect “naturel” de la relation parentale. Car, malgré l’absence de tout statut officiel, la relation beau-parentale doit bel et bien s’instituer au sein de la recomposition effective ».

10 / Bernard Lahire, Portraits sociologiques, Nathan, coll. Essais et recherche, 2002.

11 / François de Singly, Libres ensemble, op. cit. p. 17.

12 / Entretien réalisé par Sophie Odena-Zérillo dans le cadre d’une recherche en cours sur la petite enfance, menée pour la Cnaf sous la responsabilité scientifique de Thierry Blöss (avec la collaboration de Sophie Odena-Zérillo) au Lest (Cnrs-Université de Provence-Université de la Méditerranée).

13 / Thierry Blöss, « L’égalité parentale au cœur des contradictions de la vie privée et des politiques publiques » in La dialectique des rapports hommes-femmes, sous la direction de Thierry Blöss, Puf, coll. Sociologie d’aujourd’hui, 2001 (2e éd. 2002).


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