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Les actions collectives de chômeurs, une réinvention du chômage


Les chômeurs qui participent à des actions collectives sont porteurs d’une contestation des représentations habituelles du chômage. Ils ne correspondent ni à la norme officielle de la recherche d’emploi ni, à l’opposé, à la figure de l’exclu. Ces actions participent à une « réinvention » du chômage. Cette redéfinition indigène et « illégitime » traduit des transformations importantes affectant les trajectoires d’emploi et les identités sociales.

Les chômeurs ont fait irruption dans l’espace public au cours de l’hiver 1997-1998. Les occupations de locaux d’Assedic et la revendication d’une « prime de Noël » ont marqué les esprits. Depuis lors, le chômage et les chômeurs semblent avoir repris leur forme habituelle : ce sont les variations des statistiques qui sont mises en avant, à moins que le portrait de quelque malheureux – ou valeureux, c’est selon – chômeur ne rompe la sécheresse des chiffres. Cette situation s’explique en partie par la fragilité des actions collectives de chômeurs. Celles-ci mobilisent bien peu de monde en regard du nombre de chômeurs. Le passage de l’état de participant potentiel à l’engagement effectif serait trop rare pour retenir l’attention. Pourtant, de nombreux collectifs de chômeurs émaillent le territoire, agissant de manière régulière, à l’échelon local1. Les premières initiatives concertées de chômeurs sont apparues dès la fin des années 70 et les premières organisations, associatives, se sont structurées dès cette époque2.

Certes, les organisations de chômeurs ne forment pas un mouvement de masse, mais il y a des racines plus profondes à l’indifférence relative dans laquelle ces actions collectives sont tenues. La principale provient sans doute de la contradiction persistante entre les représentations du chômage et des chômeurs qui dominent dans la société française et les significations du chômage dont ces actions collectives sont porteuses. Le chômage est une condition définie par défaut, dévalorisée. Il suscite un mélange de peur et de méfiance. Au départ est la stigmatisation. L’activité des chômeurs est alors prescrite et contrôlée, dictée par des normes et règles. Et les chômeurs sont assignés à une place très spécifique : leur univers, celui qui leur est autorisé et imposé, est délimité par l’Anpe et les guichets administratifs, les stages de formation et les bilans professionnels, les actes de candidature et les entretiens de recrutement. Il est celui de la recherche d’emploi et de la compétition pour l’embauche, il n’est pas celui de l’action collective, de la coopération entre pairs, de l’engagement solidaire.

Les actions collectives apparaissent à bien des égards contradictoires avec les manières de concevoir le chômage. Elles heurtent les catégories de perception et d’interprétation de la condition de chômeur. C’est pourquoi notre interrogation ne porte pas sur les facteurs qui entravent ou favorisent la mobilisation collective des chômeurs, mais plutôt sur les significations de cette manifestation imprévue du chômage : ce qu’elle dit des transformations du chômage lui-même. La file d’attente à l’Anpe ou à l’Assedic, juxtaposition silencieuse d’individualités ignorantes les unes des autres, a d’emblée une signification sociale car elle est ajustée aux catégories officielles du chômage. En revanche, le défilé de rue, étalage bruyant et public de banderoles revendicatives, étonne et surprend. Notre hypothèse est que les actions collectives de chômeurs sont porteuses de transformations des significations du chômage, réinventent en quelque sorte le sens d’une expérience enfermée dans la recherche d’emploi. Pour comprendre cette évolution, nous repartirons du moment de la naissance du chômeur3, à la charnière des XIXème et XXème siècles, car cette période est marquée par les premières structurations de la défense des intérêts des chômeurs par les syndicats ouvriers.

Le chômage comme interruption temporaire d’emploi

La mise en forme socio-historique du chômage est étroitement liée au développement de l’industrialisation et à la codification des rapports de travail par le contrat salarial. Pour que la privation d’emploi, comprise jusque-là comme un manque d’ouvrage plus ou moins cyclique ou saisonnier, soit vécue comme du chômage et officiellement reconnue comme telle, il a fallu que le temps de travail devienne un temps autonome et bien délimité et que l’interruption de l’activité professionnelle se traduise par la rupture définitive du contrat de travail. Ce processus d’invention du chômage4 se consolide progressivement avec la codification juridique des rapports entre employeurs et salariés. Le mouvement syndical ouvrier a fortement contribué à l’établissement de ces nouvelles normes, en particulier par la prise en charge des intérêts des sans-emploi à travers la création de caisses de secours, qui se développent à partir des années 1880.

Ces initiatives visent à secourir l’ouvrier pendant les périodes où il ne perçoit plus de revenu de son travail, quels qu’en soient les motifs : maladie, grève, chômage. S’agissant des chômeurs, le secours syndical, organisé par métier, vise à la fois à indemniser les travailleurs involontairement privés d’emploi et à favoriser leur embauche grâce à une aide au placement. Pour pouvoir bénéficier de ces secours, il faut avoir perdu son emploi et appartenir à un corps de métier. La perspective du mouvement syndical est très clairement de gérer le temps de passage entre deux emplois dans une même profession. Les syndicats de métier établissent un lien étroit entre indemnisation, contrôle des marchés professionnels, protection des salaires en vigueur et placement des chômeurs. Parallèlement ils organisent des meetings et manifestations publiques d’ouvriers sans travail afin de dénoncer la misère provoquée par le chômage. Ils obtiennent le soutien de l’Etat à travers des subventions aux caisses de secours. Cependant, la grande crise des années 30 est particulièrement brutale et elle précipite nombre de chômeurs dans la misère économique. Des comités de sans-travail s’organisent, et le mouvement syndical, la CGTU surtout, encadre des « grandes marches de la faim ». Au-delà de l’obtention de secours exceptionnels et d’aides d’urgence, l’objectif syndical est d’éviter que s’instaure une cassure entre chômeurs et salariés5.

Ces dispositifs et ces initiatives s’appuient sur une certaine conception du chômage : ils concernent en priorité les travailleurs involontairement privés d’emploi et momentanément inoccupés. Le critère retenu pour identifier les chômeurs est celui d’un passé professionnel, continu et stable. La défense des intérêts des chômeurs (mais aussi l’organisation de manifestations publiques) participe à la consolidation d’une distinction qui s’institutionnalise peu à peu : d’une part, les pauvres, qui restaient sans emploi pendant une période longue et relevaient de l’assistance ou de la charité ; de l’autre, ceux qui, occasionnellement sans emploi, restaient des travailleurs et relevaient d’une solidarité syndicale de métier. La mise en place d’une protection contre le risque de chômage et sa conquête par la lutte organisée dans le cadre syndical sont donc indissolublement liées à un travail de catégorisation qui tend à limiter le chômage à une privation d’emploi involontaire et transitoire6. Elles s’inscrivent dans un processus plus général de codification qui enserre la figure du chômeur dans celle du travailleur. Ce processus rend d’autant difficile l’idée même d’une action collective de chômeurs spécifique, autonome par rapport aux organisations ouvrières.

La norme impérative de recherche d’emploi

La protection des chômeurs a engendré une suspicion à l’égard des individus sans emploi, au nom des risques de désincitation au travail que pourrait comporter une amélioration de leur condition. La consolidation d’un statut du chômeur s’est accompagnée d’un contrôle accru. Il vise à repérer les fraudeurs, à sélectionner les « bons » chômeurs, à trier les « faux » et les « vrais » chômeurs. Dans cette logique, le critère déterminant du passé professionnel s’efface derrière un autre principe de catégorisation, renvoyant aux comportements sur le marché du travail : la recherche d’emploi. Cette recherche prend une place centrale dans la codification du chômage après la seconde guerre mondiale, quand le placement des chômeurs devient une mission, et même un monopole, de l’Etat. Désormais tout individu enregistré à l’Anpe entre dans la catégorie administrative des « demandeurs d’emploi », et, surtout, son inscription est précaire : elle doit être renouvelée de façon régulière, elle entraîne l’obligation de recherche d’emploi et implique un contrôle des chômeurs reconnus.

Etre chômeur ce n’est plus seulement avoir perdu son emploi, ni même être privé d’emploi, c’est être engagé dans une recherche d’emploi. Cette obligation est désormais bien installée dans les représentations collectives du chômeur. C’est en fonction de l’intensité de ses activités de prospection que sera évaluée sa légitimité à prétendre à un emploi, et à prétendre à la qualité de chômeur7. Le but est de conjurer les risques d’installation dans le chômage, et non simplement de surveiller et punir. Mais ces exigences normatives n’ont pas été assouplies quand le volume de chômage a augmenté et que l’accès à l’emploi n’est plus apparu comme le résultat exclusif d’efforts individuels. La recherche d’emploi est devenue le principe central de définition du chômage, organisant les politiques institutionnelles et administratives, structurant les civilités nouées avec les chômeurs (on s’enquiert de leurs pistes, on les interroge sur leurs démarches...). Celui qui consacre tous ses efforts à la recherche d’emploi, ou du moins qui parvient à sauver la face, est identifié comme le prototype du chômeur.

Cette catégorisation ôte toute légitimité à l’action collective de chômeurs, sauf si celle-ci prend la forme de clubs de recherche d’emploi et autres regroupements orientés vers la (re-) conquête d’une situation professionnelle. Car elle construit les chômeurs comme des personnes (hyper-)actives sur le marché de l’emploi, mais passives dans les autres domaines de l’activité humaine, inexistantes en tant que membres de la société. Cette réduction du chômage à une transition envahie par la recherche d’emploi invalide l’expérience vécue des chômeurs, la rend indicible, incompréhensible. Le chômage ne peut être pensé, et souvent vécu, que comme une expérience négative, une condition qu’il faut fuir au plus vite, une situation qui appelle une mobilisation individuelle permettant de passer devant les autres plutôt qu’une mobilisation collective. Pourtant, ceux qui ne parviennent pas à s’en sortir sont de plus en plus nombreux. En témoigne la part croissante des chômeurs de longue durée ou des chômeurs récurrents. Il leur faut s’accrocher et tenir, sous peine d’être disqualifiés comme inemployables ou incapables de travailler, de se voir attribuer l’étiquette d’exclus, d’inaptes8. S’organiser collectivement, se revendiquer chômeur, traduit une rupture face à cette mise en catégories.

La privation d’emploi, figure centrale de l’action collective

Les collectifs organisés de chômeurs résistent aux catégories habituellement utilisées pour parler du chômage et des chômeurs. Les définitions qu’ils donnent d’eux-mêmes témoignent de tentatives pour fonder une définition large du chômage, qui englobe des situations en général dissociées voire opposées : chômeurs, précaires, sans travail, privés d’emploi, exclus du travail, etc9. De fait, les statuts juridiques des participants à ces collectifs sont hétérogènes : certains sont inscrits à l’Anpe et d’autres non, certains ont un emploi et d’autres non, certains sont indemnisés et d’autres non, certains sont allocataires du Rmi et d’autres non, certains sont préretraités et d’autres non, etc. Pourtant, en dépit de cette diversité de statuts, les participants à ces actions collectives les définissent comme groupes, mouvements ou associations, « de chômeurs ». La catégorie de chômage est le support de l’identification, de la revendication, de la définition indigène de la situation.

Que signifie ce terme, qui ne correspond pas aux catégories officielles, à la codification juridique, aux représentations collectives ? L’auto-définition des groupes met l’accent sur des processus de précarisation. Ils se traduisent de diverses manières dans des conditions individuelles, mais ils n’en sont pas moins présentés comme communs. Et le chômage ne désigne plus un état de privation d’emploi, mais une privation qui peut être relative, potentielle, partielle, passée, probable. Le chômage se trouve déconnecté des traits pertinents qui permettent d’habitude de le différencier des autres statuts (l’emploi et l’inactivité dans leurs multiples formes). Chômer, ce n’est plus être à la recherche – active ou effective c’est-à-dire mesurable et contrôlable – d’un emploi, chômer c’est plus globalement manquer involontairement de travail, ou encore ne pas pouvoir travailler comme on le souhaite. C’est ainsi que le chômage en tant que condition partagée et revendiquée collectivement est dissocié des statuts juridiques, et désigne le sort commun à une fraction croissante de la main-d’œuvre.

Cette mise en forme rompt avec la définition officielle et restrictive. En témoignent les luttes contre les radiations administratives, justifiées par l’évaluation de la recherche d’emploi, les contestations des nouvelles formes d’emploi, interprétées comme du sous-emploi donc une privation, les protestations contre les mises en inactivité forcée qui soustraient les plus découragés ou les plus âgés au marché du travail. En orientant leurs revendications dans ces directions, les collectifs de chômeurs tentent de contrôler les frontières du chômage, tracées par le droit et les institutions publiques. Le critère, plus large, de privation d’emploi remplace la norme classique de la recherche d’emploi. Cette nouvelle définition autorise les chômeurs à développer des activités imprévues, sinon interdites par les catégories officielles, des activités qui sont éloignées de la recherche d’emploi, voire réglementairement jugées incompatibles avec la recherche d’un emploi.

Des chômeurs en actions

Un des paradoxes de l’expérience du chômage est d’être commune et collective sans pourtant être partagée et échangée. Elle est vécue négativement. Elle est tendue vers sa dissipation et son achèvement par l’obtention d’un emploi. Tel est l’un des sens de l’envahissement de la recherche d’emploi : aliéner le temps des chômeurs, entraver les relations entre eux, les projeter dans la concurrence, les individualiser, les atomiser. Or les collectifs de chômeurs réintroduisent de la parole là où règnent le mutisme et la honte, de l’échange quand chacun reste sur son quant-à-soi. Et ceci est réalisé dans un cadre de réciprocité bien différent des relations asymétriques nouées avec les consultants, experts et professionnels de l’emploi-insertion-chômage qui œuvrent au sein des dispositifs publics. La mise en commun des expériences biographiques du chômage est le socle de base de tous les collectifs de chômeurs, quelle que soit la diversité des supports de cette expression : lieux d’accueil, écriture d’un journal des chômeurs, organisation de débats, mise en place d’activités occupationnelles, etc10. Les pratiques des chômeurs sont d’abord orientées vers eux-mêmes. Elles sont des tentatives pour lutter contre une condition invivable sur un plan matériel, mais aussi social et psychologique.

Il ne s’agit pas seulement de rompre avec l’enfermement dans la recherche d’emploi, mais de se débarrasser du sentiment de responsabilité individuelle qui hante celui qui ne parvient pas à échapper (assez tôt) à la privation d’emploi11. L’organisation collective est une rupture avec l’individualisation de la charge du chômage (à chacun d’en supporter le poids pour lui-même) et de la peine qui l’accompagne (à chacun d’en souffrir pour ce qui le concerne). Tout collectif est le lieu de l’appropriation du stigmate, prélude à son exposition publique, par laquelle il est transformé en cause commune12. L’action des chômeurs est subversive, puisqu’elle procède par effacement du discrédit. Ce retournement est au cœur des relations entre soi comme de la relation à l’autre, de l’entraide solidaire comme de l’expression publique.

L’enjeu est une transformation radicale de la catégorisation des chômeurs, et d’abord une mise à distance (qui passe souvent par la contestation publique) des figures imposées qui encadrent le chômage : le demandeur d’emploi et l’exclu13. Se débarrasser des caractères mutilants endossés en réponse aux attentes normatives : dynamique, motivé, disponible. Se débarrasser des attributs pitoyables qui viennent à coller à la peau quand le temps passe : incapable, découragé, inemployable. Cette lutte ne peut être purement personnelle, car la définition de soi implique un échange symbolique avec des partenaires, une reconnaissance de la part d’un autre. Elle implique aussi d’engager des expériences qui rompent avec les catégories antérieures. C’est précisément ce cadre, social et cognitif, relationnel et symbolique, qu’offrent les collectifs de chômeurs, en menant des actions qui visent à améliorer les conditions de vie des chômeurs, qui produisent des liens interindividuels et des réseaux relationnels, qui contribuent à redéfinir des situations personnelles. A travers ces activités le carcan du chômage se desserre, plus exactement le chômage peut être associé à des traits positifs, impensables pour des individus isolés et imprévisibles pour la société : solidaire, courageux, généreux, utile.

Une telle redéfinition n’est pas rhétorique ! Elle n’est pas un jeu sur les mots (même si certains groupes s’affichent, avec quelque provocation, comme « chômeurs heureux »). Elle est une (re-)mise en forme de l’expérience vécue. Dans un contexte où le niveau de chômage est durablement élevé, où les formes de chômage se durcissent et les formes d’emploi se ramollissent, l’expérience du chômage est de plus en plus souvent associée à un rapport ambigu à l’emploi : les chômeurs y aspirent et, en même temps, éprouvent de l’appréhension ou de la défiance. Cette ambivalence traduit la difficulté à donner du sens à une situation invivable lorsque l’on est sommé de rechercher un emploi que l’on ne trouve pas, à croire à une insertion qui n’arrive jamais, à s’enthousiasmer pour un emploi dégradé. Elle montre aussi combien les chômeurs sont des personnes assujetties, possédées par les autres.

Les actions collectives de chômeurs sont des lieux de socialisation de cette ambivalence. Elles appellent à donner une autre signification à cette expérience contradictoire ou schizophrénique. Se retrouver entre semblables, et non face à un recruteur, à un conseiller professionnel, un formateur, un psychologue, ou même un voisin attentif ou un ami attentionné, est un moyen décisif pour rompre avec l’hétéronomie. Les activités collectives sont des vecteurs de lien social et d’accomplissement de soi, permettant d’investir un rôle et une place dans un groupe et de faire des projets d’avenir. C’est là un mécanisme peu visible, car fonctionnant au niveau de petits groupes, mais essentiel de redéfinition de l’expérience du chômage, sauf à dire que la participation à ces actions collectives implique mécaniquement la perte de la qualité de chômeur et entraîne une dégradation de statut. D’ailleurs, le regroupement et l’(auto-)organisation des chômeurs n’est pas légitime, et les individus qui y participent rencontrent souvent une condamnation morale, ou une incompréhension. Ils sont perçus comme des militants, agitateurs ou manipulateurs et non comme des chômeurs. Le rappel de la règle témoigne que la construction de la réalité sociale est une affaire d’Etat et que s’essayer à réinventer le chômage n’est pas sans risque. Mais si l’on prend en compte le sens que des sujets donnent à leur situation, on y verra une réinvention du chômage : chômeurs privés d’emploi certes, mais chômeurs actifs, chômeurs occupés par de multiples tâches utiles et valorisantes, chômeurs acteurs participant à la production de la société.

Réinventer un chômage qui a changé

Les chômeurs organisés ne luttent pas seulement pour améliorer leurs conditions de vie, pour le présent en demandant une augmentation significative de leurs ressources ou pour l’avenir en réclamant une mise en œuvre concrète du droit constitutionnel à l’emploi. Ils sont porteurs d’une contestation radicale qui vise la manière dont le chômage et les chômeurs sont définis et perçus dans la société française contemporaine. Le chômage n’est pas ce que l’on se représente généralement, et les chômeurs ne sont pas ce que l’on croit qu’ils sont. Les discours sociaux portés sur le chômage et les chômeurs et les catégories officielles qui les précontruisent deviennent alors par trop réducteurs.

En s’appuyant sur une définition floue du chômage, l’action collective souligne que désormais la condition de chômeur déborde les limites du statut juridique et de la codification administrative. Le chômage n’est plus le contraire de l’emploi : non seulement on peut être à la fois privé d’emploi et titulaire d’un contrat de travail, mais les passages récurrents du chômage à l’emploi se multiplient, marquant les trajectoires biographiques d’une intermittence accrue. Quand les chômeurs prennent des initiatives et développent des capacités d’action dans la société, leur mobilisation conteste des catégories qui les stigmatisent, celles de personnes rejetées par le jeu de la sélectivité à l’embauche, inemployables, marquées par l’incapacité de travailler et prises dans une spirale de l’exclusion. De même, le développement d’une action collective s’oppose au point de vue qui réduit le chômage à l’expérience de la recherche d’emploi et l’assimile à une disponibilité constante. Il montre que l’engagement associatif ou militant n’est pas contradictoire avec la condition de chômeur.

Ce sont donc les contours institutionnels du chômage qui craquent, tant les chômeurs organisés ressemblent si peu aux images stéréotypées et normatives que l’on se fait de ceux qui connaissent cette épreuve. Ces chômeurs sont inclassables et innommables. On ne sait plus ce que chômer veut dire. Ils contribuent à réinventer le chômage, c’est-à-dire à lui donner un autre contenu, plus large que celui mis en forme par les catégories officielles et les représentations sociales : on peut être chômeur et avoir un emploi, on peut être chômeur et ne pas être focalisé sur la recherche d’emploi, on peut être chômeur et s’investir dans des activités sociales, on peut être chômeur depuis longtemps et ne pas être inemployable, etc. Les actions collectives des chômeurs sont porteuses de critiques d’une codification héritée de la période dite de plein emploi. Elles sont porteuses de nouvelles définitions du chômage. Elles sont des traductions indigènes, à ce titre non reconnues et illégitimes, des transformations profondes qui ont affecté le marché du travail, les trajectoires d’emploi et les identités professionnelles, dans une période de chômage de masse persistant.



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1 Didier Demazière, « Des chômeurs sans représentation collective : une fatalité ? », Esprit, n° 10, 1996.

2 M-T. Pignoni, « Silence, on chôme ! », Informations Sociales, n° 37, 1994.

3 C. Topalov, Naissance du chômeur. 1880-1910, Albin Michel, 1994.

4 Robert Salais, N. Baverez, B. Reynaud, L’invention du chômage, Puf, 1986.

5 Didier Demazière, M.-T. Pignoni, Chômeurs. Du silence à la révolte, Hachette Littératures, 1998.

6 Les réformes récentes de l’Unedic (distinction d’un régime dit d’assurance et d’un régime dit d’assistance dans les années 80, externalisation de la gestion des fonds sociaux destinés aux chômeurs ayant des difficultés financières à la fin des années 90, etc.) approfondissent ce processus. Voir C. Daniel et C. Tuchszirer, L’Etat face aux chômeurs. L’indemnisation du chômage de 1884 à nos jours, Flammarion, 1999.

7 Didier Demazière, Le chômage en crise ?, Presses universitaires de Lille, 1992.

8 Isabelle Astier, Revenu minimum et souci d’insertion, Desclée de Brouwer, 1997.

9 Voir le numéro de la revue Société française consacré au thème « Les chômeurs en mouvements », n° 9/59, 1997.

10 Didier Demazière, « Les chômeurs s’autovalorisent », Chimères, n° 33, 1998.

11 Dominique Schnapper, L’épreuve du chômage, Gallimard, 1994.

12 J. Ion, M. Peroni (coord.), Engagement public et exposition de la personne, éd. de l’Aube, 1997.

13 Didier Demazière, « Jugements d’employabilité et construction sociale du chômage », in J. Gadrey (dir.), Emploi et travail : regards croisés, L’Harmattan, 2000.


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