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Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France

Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (dir.) Ined éditions, « Grandes enquêtes », 2016, 624 p., 29 €

Cet ouvrage majeur n’a pas fait grand bruit en dehors des cercles d’initiés, alors qu’il traite d’un sujet brûlant : l’intégration des descendants d’immigrés. C’est qu’une publication scientifique de plus de 600 pages prête moins à la polémique que les déclarations à l’emporte-pièce des politiques et des intellectuels médiatiques, qui ont fait de ce sujet leur fonds de commerce. Ces derniers feraient pourtant bien de se plonger dans ce livre pour découvrir une réalité beaucoup plus nuancée que leurs discours alarmistes. Il présente les résultats d’une enquête (« Trajectoires et origines », TeO), menée conjointement par l’Ined (Institut national d’études démographiques) et l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) sur le parcours des immigrés et de leurs descendants.

Une enquête qui est comme « un aérolithe dans le ciel de la recherche et de la statistique publiques », tant par son envergure que par ses modalités : il a fallu près de dix ans pour la mener à son terme, car elle s’est heurtée à des difficultés légales, méthodologiques et politiques. En raison de l’interdiction d’enregistrer des données relatives à l’appartenance ethnique, à la couleur de peau ou à la religion, l’absence d’une base de données prête à l’emploi a obligé les enquêteurs à recopier des milliers d’actes de naissance afin d’identifier les descendants d’immigrés. La démarche a naturellement relancé le débat sur les « statistiques ethniques », suscitant des oppositions (notamment de SOS Racisme) et plaçant l’enquête sous haute surveillance. Le Conseil constitutionnel obligea même les enquêteurs à supprimer la question : « De quelle couleur de peau vous diriez-vous ? »

À partir de 22 000 questionnaires soumis à un échantillon représentatif de l’ensemble de la population, l’enquête TeO dresse un portrait des immigrés et de leurs descendants : profil socio-économique, liens transnationaux et intégration, pratiques linguistiques, trajectoires scolaires, professionnelles, résidentielles, santé, conjugalité, parentalité, rapport au politique, au religieux, à la citoyenneté, expérience du racisme et des discriminations. L’importance accordée à cette dernière dimension fait toute la spécificité de TeO : une précédente enquête1 tentait de mesurer l’assimilation des immigrés pour évaluer la bonne santé du « modèle d’intégration républicain », sans s’interroger sur l’existence de discriminations.

C’est bien l’un des enseignements principaux de TeO, l’existence d’une « forte correspondance entre les dimensions subjective et objective de la discrimination ». Quand les gens se sentent discriminés, c’est généralement qu’ils le sont. Du reste, loin de se « victimiser », les minoritaires ont plutôt tendance à passer sous silence les discriminations qu’ils subissent. Sans surprise, « ce sont toujours les mêmes groupes qui apparaissent en situation de désavantage » : les descendants d’immigrés originaires du Maghreb, de Turquie ou d’Afrique subsaharienne. À niveau d’études équivalent, ils sont plus souvent au chômage. À travail équivalent, ils sont moins bien payés, etc.

Des différences sexuées existent toutefois. En termes scolaire et professionnel, la progression des filles par rapport à leurs mères est beaucoup plus nette que celle des fils par rapport à leurs pères, en raison à la fois du niveau d’éducation plus faible des femmes immigrées et de la meilleure réussite scolaire des filles. « Tout se passe comme si l’institution scolaire ne produisait pas de désavantages liés à l’origine pour les filles, mais en créait pour les garçons ou se montrait dans l’incapacité de les juguler. » Mais si le racisme impacte davantage les hommes que les femmes de la deuxième génération, ce phénomène est « compensé » par les discriminations qui pénalisent les femmes sur le marché du travail.

Le racisme se manifeste en particulier par des assignations identitaires : naturalisés ou descendants d’immigrés ne sont pas vus comme français par la population majoritaire, qui ne cesse de les renvoyer à leurs origines. Un « déni de francité » qui touche particulièrement les personnes originaires d’Afrique subsaharienne. Quant au racisme éprouvé par les majoritaires (le « racisme anti-blanc »), il s’agit d’un phénomène beaucoup plus rare et de nature différente, qui n’a pas d’incidence sur les trajectoires scolaires, professionnelles ou résidentielles.

Or, malgré le racisme, l’affirmation d’appartenance à la nation française progresse au fil des générations, y compris chez les personnes non naturalisées (il y a donc plus d’étrangers qui se considèrent comme français que l’inverse). Pour autant, le sentiment de francité ne s’accompagne pas d’un abandon du sentiment d’appartenance au pays d’origine. « Les identités ne sont pas en concurrence mais se complètent. »

Contrairement à une idée reçue, les immigrés et leurs descendants s’intéressent davantage à la politique que la population majoritaire. Paradoxalement, certes, ils participent moins aux élections, mais c’est plus un effet de leur lieu de résidence que de leur origine. Les immigrés de deuxième génération se situent majoritairement à gauche, d’autant plus s’ils appartiennent à des groupes exposés au racisme et à la discrimination.

Sur le plan religieux, alors que le processus de sécularisation se poursuit dans la population majoritaire (d’origine catholique), ce n’est pas le cas pour les immigrés et leurs descendants de culture musulmane, qui accordent une importance croissante à la religion. Selon les enquêteurs, ce phénomène est directement lié au durcissement de la laïcité et à la stigmatisation de l’islam dans la société française, qui renforce le caractère identitaire de cette religion. Cependant, la thèse du « repli communautaire » est battue en brèche : les musulmans choisissent plus fréquemment leurs amis en dehors de leur groupe social, ethnique ou religieux que les athées ou les catholiques.

« En définitive, concluent les auteurs, si défaut d’intégration il y a, il est à rechercher du côté d’une société qui peine à accepter les minorités et à dépasser les stéréotypes qui fondent les discriminations et le racisme dont ils sont l’objet. » Certes, d’autres l’ont écrit avant eux, mais rarement de façon aussi étayée. La rigueur et l’exhaustivité de l’enquête font de Trajectoires et origines un ouvrage de référence, tout en constituant sa limite : son abord monumental et austère le destine d’emblée à un public d’initiés. En outre, cette étude nous donne une photographie de la France de 2008-2009 (période à laquelle ont été réalisés les entretiens), à la manière d’un télescope braqué sur une planète éloignée de plusieurs années-lumière. On ne peut s’empêcher de se demander si les résultats seraient très différents aujourd’hui, dans un pays en proie, depuis une décennie, à un « grand repli » identitaire2.


1 Enquête « Mobilités géographiques et insertion sociale », menée en 1992.

2 Pour reprendre le titre d’un autre ouvrage collectif important publié récemment sur le même sujet : Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Le grand repli, La Découverte, 2015.

Edwin Hatton
13 septembre 2016
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