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Dossier : L'utopie associative

Quand des associations «entrent en économie»


Les associations gestionnaires, qui exercent une activité économique repérable, ont connu depuis un quart de siècle un développement exceptionnel, d’abord lié à la multiplication des politiques publiques, en particulier des politiques sociales (action sociale, éducation et formation, culture, loisirs, activités sportives...). Les politiques économiques ont suscité le développement associatif sur le terrain de l’emploi, de l’aménagement, de l’environnement, du développement local, etc [1]. Mais les associations gestionnaires se sont aussi développées de manière plus autonome : dès les années 50, les grands mouvements associatifs caritatifs ou humanitaires et, par la suite, les grandes Ong de développement du tiers monde.

Ainsi, les questions sur ces associations qui « sont entrées en économie » ou ces « entreprises associatives » ne concernent pas seulement leurs rapports avec le secteur privé marchand et la logique de marché. Elles soulèvent aussi, dans la plupart des cas, la question des rapports avec les pouvoirs publics à l’échelon local, national et européen. Les associations gestionnaires sont situées diversement dans un espace délimité par un axe social-économique et un axe privé-public. Ces deux axes définissent schématiquement quatre types d’associations gestionnaires. Cette présentation en quadrants peut occulter les nombreux cas d’interférence entre types d’activité et de situation à l’intérieur d’une même association. Ce chevauchement traduit l’ambivalence de la plupart des associations gestionnaires. Après avoir précisé les termes du débat, nous aborderons une série de questions qui s’emboîtent : les entreprises associatives sont-elles des entreprises comme les autres ? Y a-t-il un management spécifique des associations ? Peut-on concilier contraintes gestionnaires, logique économique et « spécificités méritoires » des entreprises associatives ?

Le poids des « associations gestionnaires »

Il n’existe pas de définition réglementaire ou juridique des « associations gestionnaires », L’observation empirique amène à distinguer au moins deux grands types d’associations : des associations plus ou moins professionnalisées et gestionnaires de moyens, d’une part, et des associations de type militant, d’autre part. Une association gestionnaire grande ou petite exerce une activité économique. Elle participe au circuit économique : au flux de production de biens et services échangés sur divers types de marché, ainsi qu’au flux de revenus qui en est la contrepartie. Elle participe aussi au circuit financier par la gestion de son budget, de sa trésorerie, par ses placements financiers et ses emprunts.

Peu d’associations, cependant, exercent une activité économique dans le secteur concurrentiel marchand. Il faut distinguer entre « logique gestionnaire » qui peut jouer dans toute forme d’organisation (à but lucratif ou sans but lucratif) et logique de marché. De même, la logique économique ne se réduit pas à la seule logique de marché. Les acteurs de l’économie sociale et solidaire [2] ne disent pas autre chose en revendiquant la juste place des associations dans une « économie plurielle ». Des définitions des associations gestionnaires ou des « entreprises associatives » ont été proposées dans les années 80 dans la foulée de l’institutionnalisation d’un secteur de l’économie sociale (l’expression se substituant avantageusement à l’appellation de tiers secteur) ; et les associations gestionnaires sont formellement reconnues comme l’une des trois composantes du secteur, à côté de la coopération et de la mutualité.

Grâce aux fichiers de l’Insee, on connaît le volume de l’emploi associatif, sa taille et son budget, les sources de financement, la contribution du bénévolat, etc [3].

Le nombre d’emplois salariés, le « chiffre d’affaires », le nombre de bénévoles soulignent combien le poids du secteur associatif est considérable : 1 300 000 salariés (800 000 en équivalents plein temps), 217 milliards de francs de budget annuel (hors comptabilisation du bénévolat), près de 600 000 emplois de bénévoles en équivalents plein temps. On peut aussi en évaluer le poids économique global en intégrant la valeur monétaire du travail bénévole ; il représente 74 milliards de francs [4], soit un quart de l’ensemble des ressources du secteur sans but lucratif, et neuf fois le montant total des dons. Au total, le secteur associatif pèserait donc 291 milliards de francs [5]. Il apparaît très concentré autour des plus grosses associations gestionnaires des quatre secteurs dominants : les services sociaux, l’éducation et la recherche, la santé, et la culture, les sports et les loisirs. Ceux-ci représentent à eux seuls 86 % des dépenses courantes du secteur associatif, 90 % de l’emploi et 70 % du travail bénévole.

Le domaine des services sociaux est le plus important : 42 % du budget cumulé du secteur associatif et 38,5 % de l’emploi total, soit 300 000 personnes (le même effectif que l’industrie automobile). En outre, si 85 % des 750 000 associations existantes n’ont aucun salarié et échappent donc à la catégorie des associations gestionnaires, elles ne gèrent que 15 % du budget total cumulé du secteur associatif. 15 %, à l’inverse, ont la qualité d’employeur et donc celle de gestionnaire, selon le critère de l’emploi salarié ; elles gèrent aussi 85 % du budget total du secteur associatif. Les 7 000 plus grandes réalisent 43 % de ce budget et reçoivent 70 % de l’ensemble des financements publics locaux et nationaux destinés aux associations. Cependant, l’ancienneté de ces estimations et les nombreuses créations laissent supposer une sous-évaluation de ces chiffres.

« L’entreprise associative [6] »

L’entreprise est un concept économique beaucoup plus qu’une notion juridique. Cependant, de nombreux textes législatifs ou jurisprudentiels, du droit du travail au droit fiscal, se réfèrent concrètement à l’entreprise individuelle et à l’entreprise collective propriété d’une personne morale qui peut être une société ou toute autre forme de groupement dont l’association. D’ailleurs, des lois, comme celles du 1er mars 1984 et du 25 janvier 1985, ont pratiquement assimilé le traitement appliqué aux associations exerçant des activités économiques, à celui du droit commun, en matière de prévention des difficultés des entreprises, de redressement, de liquidation judiciaire.

Mais si l’on se réfère au discours économique, ce sont bien les théories économiques fondées sur le paradigme de l’individualisme qui ont forgé le concept de l’entreprise à partir de celui de l’entrepreneur individuel. Les théoriciens modernes de la « gouvernance d’entreprise », qui placent en tête des critères du bon management la profitabilité optimale des capitaux investis ou la recherche de « valeur » au profit exclusif des actionnaires des grandes sociétés et de leurs groupes, se sont efforcés de réhabiliter le dogme individualiste.

Parler d’entrepreneur associatif est un certain abus de langage... A la question posée aux responsables ou managers associatifs : « L’entreprise associative est-elle une entreprise comme les autres ? », beaucoup répondent en parlant de « quasi-entreprise [7] ». Elles présentent les formes d’organisation productive de l’entreprise mais appartiennent à la catégorie des organisations sans but lucratif. Elles se distinguent fondamentalement à ce titre du modèle classique de l’entreprise et de l’entrepreneur « capitalistes ».

Le principe de non-lucrativité est clairement formulé dans l’article 1 de la loi de 1901 : il désigne l’association comme « la convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances et leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices ». La loi, la réglementation fiscale et la jurisprudence se sont efforcées de préciser les conditions d’application de ce principe général. La dernière instruction fiscale (1998-1999), entrée en application en 2000, affirme d’abord le principe d’exonération pour les organismes réputés sans but lucratif (associations, fondations, congrégations) et détermine clairement la démarche d’appréciation du caractère lucratif des activités associatives en trois étapes :

La gestion de l’association est-elle désintéressée (au regard du non-partage des excédents) ? L’association concurrence-t-elle une entreprise ? L’association exerce-t-elle son activité dans des conditions similaires à celle d’une entreprise, ce qui renvoie à la règle des « 4 P » ?

Pour établir si une association doit être assujettie à l’impôt, la circulaire a fixé quatre critères d’appréciation. Ceux-ci sont examinés selon un ordre décroissant d’importance.

Le produit : l’activité est considérée comme d’utilité sociale si elle tend à satisfaire « un besoin non pris en compte par le marché ou de façon peu satisfaisante », en particulier lorsqu’elle bénéficie d’un agrément de la part des administrations publiques.

Le public : pour être d’utilité sociale, les actes payants de l’organisme doivent être réalisés principalement au profit de personnes justifiant l’octroi d’avantages particuliers au vu de leur situation économique et sociale.

Le prix : il s’agit d’évaluer si les efforts pour faciliter l’accès au public se distinguent de ceux des entreprises, notamment par un prix inférieur découlant logiquement de la participation des bénévoles.

La publicité : un recours à des pratiques commerciales est un indice de lucrativité, mais ne seront pas considérées comme tels les appels à la générosité du public et les actions d’information sur les services rendus.

Cette règle donne les critères d’appréciation du caractère éventuellement lucratif par l’administration des impôts, ainsi que des repères essentiels pour définir les « spécificités méritoires [8] » d’une association par rapport aux entreprises commerciales du secteur. Le principe de non-lucrativité n’exclut ni la réalisation d’excédents, d’ailleurs nécessaires, ni l’intéressement du personnel salarié, dans le cadre des lois en vigueur.

Un management spécifique ?

Importé du monde anglo-saxon, le mot « management » s’est substitué peu à peu aux expressions de gestion ou d’administration des entreprises. Mais l’expression plus récente de « gouvernance de l’entreprise » a déteint à son tour sur le concept. Ce principe s’impose aujourd’hui comme une règle d’or du management des grandes entreprises. Or le principe de création de « valeur » optimale au bénéfice exclusif des actionnaires est par essence non transposable à la gouvernance des entreprises associatives.

Sous cette réserve capitale, la gestion d’une entreprise associative aura beaucoup d’analogies avec celle d’une entreprise commerciale. Toutes sont soumises aux mêmes rigueurs et aux mêmes règles de gestion comptable et financière. Le système comptable des associations et les règles de vérification et de contrôle se sont beaucoup rapprochés de ceux des entreprises commerciales. La présentation formelle du bilan comporte quelques spécificités (pas de capital social par exemple) ; toutefois, une association gestionnaire doit disposer de capitaux propres et d’un fonds de roulement net en rapport avec le volume de son activité. La gestion de sa trésorerie subit les mêmes contraintes que n’importe quelle entreprise. Les délais de règlement des « clients » particulièrement longs (notamment les administrations publiques) les soumettent à des problèmes particuliers pour gérer leurs découverts bancaires récurrents. Les plus fortunées doivent avoir une stratégie de placements financiers.

Dans deux autres domaines de la gestion, les associations marquent leurs différences :

Dans la gestion commerciale ou le marketing, tout d’abord. L’expression « marketing social » est un abus de langage. La jurisprudence établit une distinction entre, d’une part, les moyens de communication et d’information que se donne toute association pour faire connaître son objet social et ses activités à ses adhérents actuels et potentiels ou à ses usagers et, d’autre part, les pratiques de publicité commerciales. Un bon système d’information et de communication interne, vis-à-vis des adhérents, des salariés et des tiers (usagers, partenaires privés, commanditaires publics, donateurs, etc.) est d’ailleurs la condition première de la transparence.

Mais les spécificités les plus manifestes résident dans la gestion des ressources humaines. Certes, les associations sont soumises aux règles communes du droit du travail. Leur non-respect, encore trop fréquent, traduit le comportement archaïque de « dirigeants » paternalistes ou autocrates. Mais d’autres relations se nouent entre employeurs et salariés (et leurs organisations). Les responsables souhaitent associer toutes les parties prenantes, non seulement les adhérents et bénévoles mais aussi les collaborateurs salariés. A cet égard, les relations sociales se devraient d’être exemplaires dans le cadre des associations gestionnaires, comme dans les autres formes d’entreprise de l’économie sociale (coopératives et mutuelles).

Pourtant, la spécificité de la gestion des ressources humaines est ici de combiner le travail salarié et l’activité bénévole des adhérents, des militants et éventuellement des usagers. Si, dans les associations les plus professionnalisées, notamment dans les services sociaux, la formation, le tourisme social, etc., les bénévoles ne participent pratiquement plus à la production directe des services, on les retrouve dans les fonctions d’administrateurs et les fonctions « politiques » d’élaboration et de contrôle du projet associatif.

Henri Desroche avait schématisé ces relations complexes dans un quadrilatère aux quatre angles duquel se trouvent les managers, le Président et les administrateurs, les salariés, et enfin les adhérents ; tous peuvent être reliés par les côtés et par les diagonales... Certains cas de figure se révèlent préjudiciables à l’efficacité ou l’efficience de l’organisation, ou à la finalité même de l’association : coalition des managers et salariés contre le président, les administrateurs et les adhérents ; alliance exclusive du directeur et du président, caractéristique d’une gestion technocratique et autocratique ; ou plus banalement (notamment dans les grosses associations « ruminantes [9] ») une fracture entre les salariés et les autres parties prenantes, etc. Une bonne gestion des ressources humaines, dans les associations « entrées en économie », réussirait à relier les quatre pôles du quadrilatère dans une combinaison favorable à l’efficacité de l’organisation et respectueuse de ses finalités sociales.

Mais plus une association gestionnaire se professionnalise, ou plus grande est sa taille et plus difficile sera la mise en œuvre d’un modèle démocratique. Alors le modèle de gestion technocratique (confiscation du pouvoir par les managers salariés) tend souvent à prévaloir. En effet, dans les associations les plus directement confrontées à la concurrence dans le secteur marchand, mais aussi dans celles, très professionnalisées, à financement public du secteur social, les salariés, notamment les cadres, ont légitimement des motivations et des stratégies de promotion individuelle proches de celles des salariés du secteur privé lucratif ou du secteur public.

S’esquisse ici une diversité de combinaisons possibles entre motivations ou intérêts individualistes des salariés et intérêt collectif ou nature sociale de l’association.

Les accords conclus pour la mise en œuvre de la loi sur les 35 heures font apparaître différents types de compromis selon les secteurs d’activité, le degré d’exposition à la concurrence, le niveau de professionnalisation, la taille des associations, etc. Les négociations ont révélé parfois la nécessité ou l’opportunité de déboucher à terme sur un changement de statut : passage du statut associatif à celui de société coopérative de production, ou société commerciale de droit commun.

L’association gestionnaire et la logique du marché

Le type de concurrence française et européenne que rencontre une association engagée sur des « créneaux » exposés du secteur marchand (tourisme social, formation professionnelle, certains services de proximité, etc.) n’est pas du même ordre que celui d’une association de service social dans le secteur non marchand.

L’article 58, alinéa 2, du traité de Rome stipule que bénéficient du droit d’établissement et, parallèlement, du droit de libre prestation de services « les sociétés de droit civil et commercial, y compris les sociétés coopératives et les autres personnes relevant du droit public ou privé, à l’exception de sociétés qui ne poursuivent pas de but lucratif ». A première vue, les associations sont donc en dehors du traité. Pourtant, l’interprétation de la notion de « but lucratif » a conduit les autorités communautaires à conclure qu’un très grand nombre d’associations développaient des activités économiques entrant dans le champ du traité. « Elles sont donc aussi justiciables de tout le droit de la concurrence européen postulant la non-discrimination, l’égalité de traitement, la transparence, la reconnaissance mutuelle, la proportionnalité et visant les “mauvaises” ententes, les abus de position dominante, les pratiques anticoncurrentielles, les monopoles, les ventes sélectives, le bénéfice d’aides publiques, etc. [10] »

La Cour de Justice des Communautés européennes a introduit cependant dans le droit communautaire une différence de traitement entre organismes privés selon qu’ils poursuivent ou non un but lucratif, sur un même segment de marché. En invoquant le principe de subsidiarité qui prévaut dans le champ des politiques sociales, elle a rejeté le recours posé par la société Sodemare pour deux de ses filiales italiennes, des organismes à but lucratif gérant des résidences pour personnes âgées, qui demandaient à bénéficier du conventionnement ouvrant droit au remboursement de leurs prestations, par ailleurs accordé aux organismes à but non lucratif de la région de Lombardie. Cette jurisprudence est de bon augure pour la reconnaissance des « spécificités méritoires » des associations, au moins de celles qui exercent leur activité dans le domaine de la souveraineté résiduelle de la puissance publique nationale. Toutefois, elle ne les met pas à l’abri de la concurrence organisée par les pouvoirs publics du fait de la multiplication des procédures d’appel d’offre dans le cadre de « la commande publique ». Cette concurrence s’exerce en général entre associations sur un même segment du marché public. Elle peut s’étendre à des entreprises commerciales dans les secteurs de l’aide aux personnes âgées, de la petite enfance, des handicapés....

Des associations ruminantes...

Plusieurs caractéristiques de la « production associative », de sa « clientèle » et de son « marché » tendent à rapprocher la logique de fonctionnement d’une association de celle d’une administration publique, gardienne par nature de l’intérêt général :

– L’offre ou la production portent sur des services collectifs : ils concernent un public relativement large et présentant des caractéristiques propres (niveau de revenu, caractéristiques démographiques sociales ou culturelles).

– La démarche de l’usager n’est pas toujours clairement identifiable : on peut parler à cet égard d’indétermination des « besoins sociaux ». C’est une des raisons fondamentales qui légitiment le pouvoir tutélaire de l’Etat et le mandat accordé aux professionnels du travail social et aux organismes qui les emploient.

– La demande de l’usager n’est pas ou est insuffisamment solvable. D’où la volonté des pouvoirs publics de soustraire, en totalité ou en partie, l’offre de service à la loi du marché, pour garantir le droit d’accès à tous.

Ces deux dernières caractéristiques font que l’usager du service collectif, à financement public, n’est pas assimilable à un client, à la fois consommateur final et payeur. Le libre choix de ce consommateur fonde la légitimité du marché sur « la souveraineté du consommateur ». S’agissant du marché du service collectif, l’administration paye en totalité ou en partie. Ainsi, les associations gestionnaires qui offrent leurs services ne sont pas réductibles à une entreprise classique, mais relèvent beaucoup plus de la logique d’une administration publique. L’Etat, usant de son pouvoir de tutelle a décidé de retirer du marché la production de certains services, sans doute individualisables par nature, mais dont l’utilité collective ou sociale est jugée fondamentale à un certain niveau de développement de la société. Ce n’est donc pas la dérive d’une logique économique qui guette le plus ce type d’association mais plutôt certaines dérives corporatistes des associations « ruminantes », c’est-à-dire non innovantes et non militantes. Une dérive gestionnaire peut toutefois résulter aussi d’une trop forte instrumentalisation par les pouvoirs publics.

... ou carnassières ?

Pour les associations qui exercent leurs activités sur des segments du secteur marchand, au contraire, la logique de marché ne risque-t-elle pas de l’emporter sur la finalité sociale ?

La pérennité de l’entreprise associative passe souvent par son développement quantitatif, par la conquête de nouveaux débouchés et de nouveaux contrats, par la diversification des activités et des clients, par le gonflement progressif du chiffre d’affaires, sinon des excédents ou bénéfices annuels sources de constitution de fonds propres. Les salariés sont parfois amenés à développer des stratégies qui échappent à la décision et au contrôle réels des dirigeants élus et a fortiori de l’assemblée générale des adhérents. Le management « technocratique » risque dès lors de laminer la gouvernance politique et le modèle de gestion démocratique de l’association. Dans ce cas, typique des associations « carnassières », que peut-il rester du projet associatif ?

Mais, surtout, comment continuer à se prévaloir des qualités particulières d’une « entreprise associative » par rapport aux entreprises privées et lucratives de droit commun ? La question dépasse l’enjeu d’un statut fiscal dérogatoire. Est soulevée en effet la question du droit à produire autrement, à créer de la valeur économique en même temps que de la valeur ajoutée sociale, à occuper une juste place pour les entreprises associatives, dans la sphère sociale comme au sein d’une « économie plurielle ». Les acteurs de l’économie sociale et solidaire réclament la reconnaissance de leur droit à occuper toute leur place sur le marché, avec leur système de règles particulières ; mais ils doivent pouvoir justifier (et pas simplement invoquer) la spécificité de ces règles ainsi que des logiques et des valeurs qui la fondent.

Il y a donc une urgence, pour l’ensemble des parties prenantes d’une association gestionnaire à redéfinir ces « spécificités méritoires » dans chaque cas d’espèce. En reprenant les quatre fonctions distinguées par François Bloch-Lainé, dans le cas des associations de service social, quelle traduction pourrait en faire les entreprises associatives les plus engagées dans le secteur marchand ?

– « La fonction d’avant-garde » ou « d’innovation sociale », c’est-à-dire l’aptitude à révéler la demande sociale et à apporter des réponses nouvelles par la construction d’une offre de services de qualité.

– « Le moindre coût pour la collectivité » lié au principe de non lucrativité et à la mise en jeu des gratuités (dons de temps ou d’argent) ou encore à la mobilisation du bénévolat.

– « La réfection du tissu social » qui, pour les associations de service social, renvoie aux questions de « la citoyenneté au quotidien » mais que l’on pourrait appliquer plus largement à l’approfondissement de « l’utilité sociale ».

– « Le personnalisme et l’accompagnement » qui semblent concerner plus particulièrement les associations de service social mais dont on trouverait certainement des applications nombreuses dans les entreprises associatives du tourisme social, de l’éducation populaire ou de la formation, des activités culturelles, sportives, etc. Cette revisitation du système de règles (démocratie interne, non lucrativité, libre adhésion), des spécificités méritoires et du système de valeurs qui fonde le tout (solidarité, don) renvoie à l’exigence d’une construction permanente du projet associatif par toutes ses parties prenantes.


1 Cf. Maurice Parodi, Philippe Langevin, J.-Pierre Oppenheim, Nadine Richez-Battesti, La question sociale en France depuis 1945, A. Colin, 2000.

2 Cf. notamment Bernard Eme, Jean-Louis Laville, « Economie plurielle, économie solidaire », La Revue du MAUSS, n° 4, 1995.

3 Cf. Edith Archambault, Judith Boumendil, Viviane Tchernonog, Flux et financement du secteur associatif en France, Laboratoire d’économie sociale (LES), Université Paris I, 1997.

4 Ce chiffre est obtenu en multipliant le nombre d’heures de travail bénévole, obtenu par enquête, par le taux de salaire horaire moyen dans chaque secteur associatif.

5 Tous les chiffres indiqués ici sont tirés des études du LES, elles-mêmes liées à un programme Johns Hopkins de comparaison internationale du secteur sans but lucratif lancé en mars 1990.

6 Sami Castro, Nicole Alix, L’entreprise associative. Aspects juridiques de l’intervention économique des associations, Uniopss, Economica, 1990.

7 Danièle Demoustier, M.-Laure Ramisse, « Essai de construction de profils socio-économiques d’associations », Recma, n° 272, 2e trim. 1999. Philippe Calle, « Pour une reconnaissance de la diversité associative », Recma, n° 274, 4e trim. 1999. Yain Levi, « Coopératives, entreprises sociales et lucrativité », Recma, n° 268, 2e trim. 1998.

8 François Bloch-Lainé, « Les associations de service social et leurs spécificités méritoires », Recma, n° 251, 1er trim. 1994.

9 Ph. Kaminski, Une prospective de l’économie sociale : trois situations, trois destinées, XIIe colloque de l’Addes, 1990 ; dans une typologie originale, il distingue les « associations innovantes » des associations « ruminantes » (ou routinières) et des associations « carnassières » (qui, sous l’emprise de leurs managers, mettent leur énergie et leur talent à conquérir des parts de marché en passant par pertes et profits le projet associatif lui-même ; c’est le cas a fortiori des « associations lucratives sans but »).

10 Sami Castro, « Organismes lucratifs et droit communautaire. A propos de l’arrêt Sodemare (de la Cour de justice des Communautés européennes, 17 juin 1997) », Recma, n° 272, p. 23.

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