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Dossier : Qui décide de ce qui compte ?

Pourquoi ne change-t-on pas plus vite d’indicateurs ?

©Aurore Chaillou/Revue Projet
©Aurore Chaillou/Revue Projet
Les modes d’évaluation de la richesse d’un pays ou d’une entreprise sont à ce point contestés que l’on comprend mal pourquoi le changement d'indicateurs, ce n’est pas encore maintenant. C’est ignorer qu’un tel chantier masque une contestation des savoirs, des pouvoirs en place, et finalement une remise en cause du capitalisme.

Les textes rassemblés dans ce dossier soulignent tous le caractère conventionnel, construit au travers de l’histoire, des indicateurs utilisés pour piloter tant l’économie des pays (indicateurs de richesse) que celle des entreprises (référentiels comptables). Les limites des formes de quantification actuellement dominantes sont largement documentées et les propositions alternatives ne manquent pas. Mais, du diagnostic à la mise en œuvre d’un changement, il y a un pas qui ne semble pas près d’être franchi. Aussi est-il intéressant de réfléchir aux forces qui pèsent en faveur d’un statu quo.

Sur ce sujet comme sur bien d’autres, une normalisation internationale et européenne est en vigueur. Les comptes des nations, comme ceux des entreprises, sont soumis à des normes qu’un pays, à lui seul, n’est pas en mesure de changer. Il y faudrait l’action concertée d’acteurs suffisamment puissants pour que l’adoption commune de normes alternatives produise un ébranlement international. S’il n’est pas nécessaire de mettre d’accord tout le monde, au moins faut-il quelques alliés de poids. Par ailleurs, les systèmes de quantification sont encastrés dans une multitude de dispositifs administratifs et économiques (fiscalité, critères de Maastricht, modélisations macro-économiques qui assistent les choix des gouvernants…) qui leur donne une solidité et une épaisseur bien supérieures à celles de simples chiffres. Ce sont tous ces rouages et leurs implications qui doivent être revisités. Il s’agit d’en défaire les fils, pour les nouer autrement. On ne saurait négliger l’énorme énergie, notamment intellectuelle, nécessaire à cela.

Routines idéologiques

Opter pour de nouveaux indicateurs suppose aussi un changement de paradigme et une transformation du regard tels que nombre de réflexes professionnels, acquis par les hauts fonctionnaires, les économistes qui les conseillent ou les responsables d’entreprise, deviendraient caducs. Experts et professionnels sont-ils prêts à accepter que les compétences qui fondent leur pouvoir deviennent obsolètes ? L’adoption d’indicateurs alternatifs modifie à ce point la compréhension des mécanismes de production de la richesse que beaucoup ne sont tout simplement pas capables de l’accepter. Car les idées qui nous gouvernent sont des idées du passé. Il faut compter avec l’arrivée d’une nouvelle génération de décideurs, formés dans la critique des indicateurs dominants et dans la compréhension de leur nécessaire dépassement, pour lever les résistances et faire bouger les représentations dominantes. Aussi ne doit-on pas cesser d’alimenter le débat sur ces questions, de façon à ce qu’elles entrent dans la formation des esprits le plus tôt possible.

Experts et professionnels sont-ils prêts à accepter que les compétences qui fondent leur pouvoir deviennent obsolètes ?

Ce poids du passé, des intérêts et des positions de pouvoir explique que les réformes les plus susceptibles d’être adoptées rapidement sont les moins radicales, mettant le moins en cause le paradigme actuel. Ainsi est-il plus facile, aujourd’hui, de repenser la question de la richesse en ajoutant au capital économique un capital naturel et un capital humain. Les solutions qui perturbent le moins les « savoir-penser » et « savoir-modéliser » des économistes risquent d’être les plus tentantes. Et ce sont bien ces modèles qui sont promus par les Nations unies ou la Banque mondiale. Là encore, au lieu d’entreprendre une véritable réflexion sur la façon dont on veut piloter l’économie, les rails de la pensée et les réflexes professionnels nous guident. Le défaut d’investissement sur des innovations de rupture, dans le domaine intellectuel comme dans celui des énergies renouvelables, est une faiblesse des temps actuels gouvernés par le culte de la rentabilité et du court terme.

Les routines idéologiques pèsent aussi du côté des réformateurs du capitalisme, qui continuent à opposer la question sociale à la question écologique. Le Pib (produit intérieur brut) et la croissance sont intimement associés dans les esprits à la création d’emplois. Peu importe que ceux-ci ne servent qu’à reboucher partiellement des trous créés par d’autres emplois. Peu importe que le système global coure à sa perte. Changer les indicateurs, c’est envisager une transformation du système économique, des secteurs d’activités et des façons de produire et de consommer qui aura bien sûr des impacts sociaux. Néanmoins, les acteurs politiques, quelle que soit leur couleur, commencent à comprendre qu’il est impossible de dissocier la question sociale de la question environnementale. Le fait que les pauvres soient les premiers touchés par les problèmes environnementaux souligne l’irresponsabilité de ceux qui pensent encore que les considérations écologiques sont une « préoccupation de riches ». Il est évident que pour réussir la transition écologique, il faut prendre au sérieux ses conséquences sociales et y apporter des réponses, sans quoi elle sera tout simplement impossible. Si la prise en compte de cette double contrainte progresse, le monde qui se dessine est loin du nôtre, bien plus que si une seule de ces contraintes était prise en charge. La radicalité de l’intention est difficile à assumer, quand le changement ne peut se faire que par étapes.

Redéfinir le profit

Enfin, comment concevoir autrement la richesse des nations sans redéfinir, aussi, le profit ? L’indicateur du Pib est aligné sur une conception de la valeur ajoutée partagée avec les entreprises. Changer la définition du profit, son calcul, c’est finalement attaquer le capitalisme à la base.

Changer la définition du profit, son calcul, c’est attaquer le capitalisme à la base.

Comme l’impôt sur le revenu a entamé la domination bourgeoise au début du XXe siècle, une autre définition du profit interroge la rémunération des apporteurs de capitaux. Mais puissants sont les intérêts visant à faire peser le moins possible les coûts des externalités négatives de l’économie sur les entreprises.

Face à de tels enjeux, restera-t-on tétanisé ? Se mettra-t-on en mouvement ? L’histoire a vu s’opérer des mutations considérables en quelques générations, même si le poids du passé pèse toujours sur le chemin, même si l’on compose avec les hommes et les femmes de son temps. La liste des difficultés que nous venons de dresser ne signifie pas que le changement est impossible. Mais il sera long et complexe. Il exige que l’on s’y investisse. Dès aujourd’hui.

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