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Le déficit commercial français en débat


Les déficits font peur. En témoignent les cris d’alarme poussés, sur la scène publique française, à droite comme à gauche, à l’annonce du « triste record » battu par la France en 2007 : 39 milliards d’euros (environ 2 % du Pib), soit près de 11 milliards de plus que le déficit de 2006, déjà sans précédent. 2007 est la quatrième année consécutive de déficit des échanges commerciaux français. Certains, pourtant, dont François David, président de la Coface, ont fait entendre une autre voix : tant que la croissance est au rendez-vous, y a-t-il réellement lieu de s’alarmer ? Ce débat, vite écarté par une certaine propension hexagonale à se complaire dans la morosité du « déclin français », mérite toutefois qu’on y revienne tant il est exemplaire des différentes « herméneutiques » à l’œuvre aujourd’hui pour rendre compte de la place réelle, ou supposée, de la France dans l’économie européenne et internationale.

Quel déficit, et pourquoi ?

Un fort déficit commercial signifie que nous importons davantage que nous n’exportons. En 1999, nous étions à l’origine de 6,5 % des échanges mondiaux nous n’en sommes plus qu’à 4,5 % aujourd’hui. Le « décrochage » actuel entre nos exportations et nos importations devient visible autour du tournant des années 1999-2000. Il semble s’être aggravé, depuis lors : notre tissu industriel, contrairement à celui des Allemands ou des Japonais, n’a pas profité de la nouvelle richesse des producteurs de matières premières et des pays émergents à qui nous n’avons pas su vendre des produits innovants.

L’euro ne peut pas être tenu pour seul responsable de ces résultats décevants, même s’il pénalise certainement nos ventes d’avions ou de centrales nucléaires. L’Allemagne, en effet, subit tout autant que nous son niveau trop élevé, et fait pourtant beaucoup mieux en matière d’exportations. La flambée du pétrole non plus puisque nous sommes également déficitaires hors importations de pétrole. Qui plus est, nos centrales nucléaires devraient nous mettre davantage à l’abri du prix du pétrole que les Allemands. Nos coûts de production industrielle ne peuvent pas davantage servir de boucs émissaires : ils sont à peu près identiques en France et en Allemagne depuis plusieurs années (en dépit des 35 heures). Les statistiques de l’Ocde font d’ailleurs apparaître que la France est le deuxième pays exportateur par habitant de l’Europe après la Norvège : ce ne sont donc pas les travailleurs français qui, par leur prétendu « manque de compétitivité », provoquent le déficit commercial. En outre, la déformation du partage de la valeur ajoutée entre salaires et rendements du capital, au profit des seconds, relevée par presque tous les économistes français aujourd’hui, indique que ce n’est pas du côté d’une « pressurisation » supplémentaire des salaires qu’il faut chercher le remède.

Que la loi Aubry, quant à elle, ait été mise en place à une très mauvaise période – celle d’une baisse continue du pouvoir d’achat réel, de sorte que les ménages actifs ne pouvaient que souscrire à un mot d’ordre comme « travailler plus pour gagner plus » – ne suffit pas à la rendre responsable de tous nos maux, y compris de notre déficit commercial. Le véritable problème, concernant les ménages, c’est la revalorisation de leur pouvoir d’achat davantage que l’hypothétique pénalisation que les 35 heures auraient fait subir à l’appareil industriel français tourné vers l’exportation.

L’origine du creusement inédit de notre déficit commercial est donc à chercher du côté de l’offre industrielle et de la faiblesse de nos investissements. Or, aujourd’hui, sur les 1 000 géants du commerce mondial, 56 sont français et seulement 40 allemands : c’est que les plus grosses entreprises françaises ont su s’internationaliser, alors que notre tissu de Pme non seulement n’est pas assez ouvert à l’international, mais encore est intrinsèquement trop peu développé. En termes relatifs, l’Allemagne a trois fois plus de Pme que la France, et trois fois plus d’exportations… C’est là sans doute l’une des questions clefs posées par le déficit actuel. Redynamiser le secteur des Pme, d’ailleurs, serait tout à fait cohérent avec la perspective d’un « virage » économique et politique vers une social-démocratie à la scandinave, dont on peut douter qu’il soit à l’ordre du jour de notre gouvernement, en dépit de son mot d’ordre en faveur de la « flexicurité » 1.

La difficulté des Pme françaises à conquérir des parts de marché (aussi bien intérieur qu’international) est sans doute liée à une insuffisance de spécialisation performante : nos Pme n’ont pas encore trouvé l’équivalent des machines-outils de haute qualité et du secteur de l’automobile qui tirent l’Allemagne vers le haut ou du secteur des métaux de base et des appareils de communication qui font le succès des exportations nippones. Cet argument, toutefois, ne devrait pas être surestimé : le succès de l’Allemagne tient aussi, en grande partie, au fait que le tissu industriel des ex-pays de l’Est s’étant effondré, c’est elle qui est venue combler le vide en exportant ses machines. Il n’en reste pas moins qu’inventer de nouvelles spécialisations, susceptibles d’intéresser les consommateurs des pays émergents, ou explorer des niches où la concurrence internationale soit encore faible, suppose pour nous un effort considérable en recherche et développement, et renvoie au peu de soutien dont bénéficient l’innovation et la recherche en France depuis des décennies. Certes, des efforts ont été faits par le gouvernement Villepin et par l’actuel gouvernement, via l’Agence nationale de la recherche, l’Agence pour l’innovation industrielle et les 66 pôles de compétitivité. Néanmoins, beaucoup reste encore à faire en matière de formation et de recherche : aujourd’hui, la France investit en moyenne 8 000 euros par an pour un étudiant, contre 20 000 au nord de l’Europe. Est-il à notre portée de revitaliser la recherche et le développement ? La France s’était spécialisée dans les industries ferroviaires : « mauvais créneau » avait-on clamé au début des années 80. La technologie du TGV a pourtant fait d’Alstom un fleuron mondial du domaine.

Changer de point de vue…

Tout ceci étant reconnu, il importe de relativiser la gravité du déficit français. « Il y a une croissance de nos exportations, une réorientation vers des bonnes destinations et surtout une forte augmentation du nombre des exportateurs » a rappelé la ministre, Christine Lagarde. En particulier, vers l’Inde, nos exportations ont crû de 71 % et de 31 % vers la Chine en 2007. Et surtout, pour la première fois depuis 2003, le nombre de Pme exportatrices est en augmentation. On pourrait ajouter que notre consommation intérieure a été beaucoup plus dynamique qu’en Allemagne en 2007, ce qui nous pénalise doublement dans la comparaison : d’une part, elle gonfle davantage le poste des importations qu’outre-Rhin, de l’autre l’atonie de la consommation en Allemagne (qui reste notre premier client) muselle le poste de nos exportations. De ce point de vue, d’ailleurs, le relèvement de la TVA sur la consommation en Allemagne en 2007 ne devrait pas améliorer la situation. Certes, notre secteur de Pme souffre d’un manque de soutien à l’innovation, mais cela ne veut pas dire que le tissu industriel français tout entier est malade.

Par ailleurs, le déficit commercial peut se lire comme la différence entre l’investissement et l’épargne intérieurs privés et publics : si nos importations excèdent nos exportations, en effet, cela implique que nous consommons davantage que nous ne produisons. Par bouclage macro-économique, pareil déséquilibre n’est possible que si notre épargne (à la fois privée, celle des ménages, et publique, celle de l’Etat) est inférieure à nos investissements (privés et publics). L’intérêt de ce changement de point de vue, c’est que le déficit commercial n’est alors plus compris comme résultant seulement des décisions des ménages – combien épargner et quoi consommer ? – et des entreprises – quoi produire et à qui le vendre ? –, mais aussi de décisions gouvernementales qui affectent aussi bien l’investissement que l’épargne globale de notre pays. Les impôts et les dépenses publiques que l’on décide de mettre en oeuvre déterminent le montant des recettes ou du déficit gouvernemental et donc conditionnent le déficit commercial. L’excédent commercial chinois se comprend ainsi comme la conséquence d’une épargne de précaution considérable de la part des ménages – une politique de protection sociale le fera nécessairement diminuer. Inversement, des privilèges fiscaux pourraient produire, chez nous, une épargne privée légèrement plus importante, mais la perte de revenus fiscaux induite par le « bouclier fiscal » mis en place au cours de l’été 2007 (4 milliards tous les ans, auxquels s’ajoute l’engagement de 11 milliards destinés à rémunérer d’éventuelles heures supplémentaires) fait plus qu’en contrebalancer les bénéfices, tout en contribuant à réduire en fait l’épargne au niveau national par l’accroissement du déficit fiscal de l’Etat.

Dans cette optique, la conclusion - on ne l’entend guère dans le débat public français - c’est que le moyen le plus sûr de réduire le déficit commercial français, si l’on y tient, est de diminuer le déficit fiscal. Concrètement, cela voudrait dire, par exemple : augmenter les impôts (des rendements du capital puisque, comme nous l’avons vu, les salaires sont déjà excessivement mis à contribution), diminuer les subventions à l’agriculture, pratiquer une politique de change d’un euro moins fort… Cesser d’analyser le déficit commercial français uniquement en termes d’offre industrielle exportée conduit ainsi à des conclusions très éloignées des mesures récemment annoncées sur le paiement des RTT et des heures supplémentaires des fonctionnaires, ou sur le déblocage des réserves de participations à 10 000 euros… : si elles relancent un peu la consommation (qui est pourtant déjà notre point fort), ces mesures risquent surtout de creuser encore le déficit commercial…

L’échelle européenne

Mais tient-on vraiment à réduire ce déficit ? On peut en douter et c’est plutôt heureux dans la mesure où l’indicateur du commerce extérieur français, aujourd’hui, n’est plus réellement significatif. D’abord, parce que la libéralisation des échanges de biens, de capitaux et de personnes pose des problèmes méthodologiques redoutables de mesure des transactions effectuées au sein de la zone euro. Les statistiques douanières à l’intérieur de l’Union sont-elles fiables ? Sont-elles même encore pertinentes, alors que nous avons nous-mêmes décidé de transformer l’Union en un vaste marché unique ? La définition géographique du commerce français n’a plus grand-chose à voir avec la réalité des entreprises qui ont un siège social en France ou un management français : 85 % des résultats consolidés des sociétés du CAC sont obtenus hors de France, alors que les sociétés américaines cotées réalisent 85 % de leur chiffre d’affaires aux Etats-Unis. Le déficit commercial abyssal outre-atlantique (1,5 milliards de dollars de déficit par jour) n’a pas du tout la même signification géographique que chez nous, et le véritable indicateur pertinent pour nous, c’est celui de la balance commerciale à l’échelle européenne. Or celui-ci est presque nul (-0,4 % du Pib européen agrégé) en dépit des déficits cumulés de l’Espagne (-8,4 % du Pib), de la Grande-Bretagne (-2,2 %) et de l’Italie (-2,3 %). La comparaison avec nos deux voisins anglo-saxons – l’un de nos exercices favoris – est biaisée. Notre déficit est supérieur à celui de l’Allemagne et notre taux de croissance inférieur à celui de la Grande-Bretagne ? On pourrait renverser le point de vue : notre croissance est supérieure à celle de l’Allemagne et notre déficit inférieur à celui des Anglais…

Le vrai débat se situe à l’échelle européenne et, là non plus, il ne se formule pas exclusivement en termes d’offre industrielle à l’exportation, mais aussi en termes de « déficit fiscal » agrégé, de subventions et de politique monétaire.

Pourquoi, dans ces conditions, le débat français se focalise-t-il sur la partie hexagonale et industrielle des paramètres du problème ? Peut-être parce qu’ainsi orientée, et compte tenu de la réticence du gouvernement à aborder de front la question salariale, la discussion atterrira invariablement sur le terrain du coût de la main-d’œuvre française (pourtant comparable, on l’a dit, à celui de l’Allemagne), et d’une nécessaire flexibilisation du marché du travail, dont on sait toute l’ambiguïté.

Comment peser sur l’avenir du commerce mondial ?

Passer d’une analyse hexagonale à un point de vue européen et macro-économique (qui intègre notamment le déficit fiscal) ne suffit pourtant pas à identifier l’ensemble des partenaires dont dépend notre commerce extérieur. Le déséquilibre commercial majeur, aujourd’hui, à l’échelle internationale, est celui des États-Unis. Et il est au moins aussi important, pour la France, que l’Union européenne pèse sur les négociations internationales pour mettre en place une régulation permettant une gouvernance mondiale des échanges que de favoriser les Pme françaises en leur accordant des avantages fiscaux ou en déréglementant davantage le droit du travail. La Chine enregistre un excédent commercial record avec les Etats-Unis mais le système des échanges internationaux ne survit que parce que la Chine investit les milliards de devises qu’elle accumule dans des bons du Trésor américains : les placements chinois comblent le déficit américain 2. Ni la Chine, ni les Etats-Unis n’ont intérêt à une chute brutale du dollar, quoique les exportations chinoises retirent bien des avantages de sa lente agonie. Quant aux pays de la zone euro, dont la France, ils sont doublement perdants : plus le dollar descend, plus la compétitivité de nos exportations s’amenuise et plus nous nous exposons aux importations issues des pays émergents… qu’une crise majeure du dollar ne ferait qu’aggraver.

Est-ce à dire qu’au fond, le sort économique des Français, aujourd’hui, ne leur appartient plus ? Qu’il se décide ailleurs, quelque part entre Los-Angeles, Bruxelles et Pékin ? L’Union européenne est un partenaire commercial indispensable pour les Etats-Unis ; si elle pouvait parler d’une seule voix, elle serait nécessairement entendue, et pourrait proposer des solutions de sortie par le haut du champ de mines qu’est devenu notre système d’échanges internationaux à la suite du démantèlement des accords de Bretton-Woods. Contrairement à ce que voudrait une certaine vulgate, la mondialisation des échanges n’est pas seulement un développement « naturel » des nouvelles technologies de communication ; elle est aussi le résultat d’une déréglementation sciemment menée. L’Europe pourrait jouer un rôle de force de proposition afin d’inventer de nouveaux modes de régulation internationale, voire de substituer l’euro au dollar. Quant aux décisions prises au sein de l’Union européenne, elles ne sont jamais autre chose que des compromis résultant des négociations multilatérales de ses pays membres. Et la France pèse de manière non négligeable dans ces négociations. Malheureusement, il est vrai, l’unité politique des pays de l’Union n’est pas acquise, et les négociations européennes sont actuellement confisquées de la scène politique française. Quand discute-t-on au Palais Bourbon des positions adoptées à Bruxelles par les représentants français ?

Autrement dit, la question en apparence « technique » du déficit commercial français, qui semblerait devoir être confiée aux batailles d’experts, renvoie à une question tout à fait politique, et qui devrait être au centre du débat démocratique : celle de la façon dont, en France, nous entendons contribuer à la construction d’une politique européenne économique commune, et la façon dont celle-ci peut participer à la mise en place d’instances de régulations des échanges internationaux.



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1 / Cf. « Flexicurité européenne : piège ou promesse ? », Projet, janvier 2008

2 / C’est ce que l’on veut dire quand on accuse les ménages américains de vivre au crédit des paysans chinois : il est vrai que la République démocratique pourrait investir ses excédents dans le développement des campagnes plutôt que dans les US treasury bills...


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