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Droit de circulation des personnes, droit des Etats


Dans le débat, à propos des migrants, on ne saurait se limiter, relativement au droit des personnes, au seul horizon national. Je voudrais tenter, ici, une lecture panoramique, sous forme de propositions ou de rappels de tout ce que nous pourrions tirer d’une lecture complexe des articulations entre le droit national et le droit international. En ce domaine, il faut tenir compte de deux échelons : celui proprement international, universel et l’échelon régional européen. Je ne me limiterai pas au terrain du droit positif, purement analytique. La réflexion doit aller jusqu’à la question des fondements du droit.

L’immigration est un sujet particulièrement sensible dans le champ politique. Elle ébranle les certitudes et les catégories à partir desquelles le politique a cru possible d’aménager son espace et de contrôler le droit. L’immigration fait éclater ces catégories, en posant radicalement la question de la liberté, et en soulignant l’inadéquation d’une problématique de la citoyenneté ancrée à la nationalité. Parmi les analyses et les doctrines de l’Etat – nombreuses et diverses –, la plus répandue insiste sur le lien entre l’émancipation individuelle et l’émancipation collective, considérées comme indissociables. Je ne disposerais de ma liberté et des droits qui la garantissent qu’en vivant dans un Etat, une communauté politique libre et démocratique. Comment vérifier le caractère libre et démocratique de la communauté politique, donc de l’Etat, puisque aujourd’hui les communautés politiques sont généralement des Etats ? En mettant en avant la notion de souveraineté et les critères de la démocratie ? Mais l’affirmation de la souveraineté et de la démocratie, leurs manifestations formelles ou même institutionnelles, constituent-elles en soi des garanties des libertés individuelles ? Les exemples abondent pour montrer qu’il s’en faut de beaucoup. Nulle part, la souveraineté n’est la plénitude du pouvoir. Elle l’est même actuellement de moins en moins. Le pouvoir souverain est contraint par des déterminants multiples à la fois internes et externes. La démocratie, réduite souvent à une question institutionnelle, c’est-à-dire à une série de recettes, laisse au bord du chemin des cohortes de plus en plus importantes : ceux qu’elle ne convainc pas de sa capacité à leur apporter l’émancipation et qui, incrédules, ne prennent plus part aux consultations, ceux qui sont frappés par l’exclusion économique et sociale, ceux qui vivent ici, mais portent la marque excluante d’une autre nationalité.

Ainsi, l’Etat peut apparaître souverain et démocratique – en France et dans tous les pays de l’Union européenne –, et échouer à réaliser la liberté et le bonheur d’une part significative de ceux et celles qui vivent sur son sol. Sans compter le fait que les Etats (et par conséquent la nationalité, le mode d’identification des individus par les Etats) sont des produits de l’histoire. Le « nous chez nous, eux chez eux », souvent présenté comme un propos d’évidence, repose sur des liens contingents. La difficulté n’est pas nouvelle, elle a été relevée par la philosophie politique depuis longtemps, notamment à travers l’universalisme des Lumières. Mais la voix des philosophes est facilement étouffée. Celle qui semble avoir triomphé est celle de Hegel, socle d’une idéologie étatiste qui nous écrase de tout son poids et contribue à nous persuader que nous n’avons de droits qu’octroyés par l’Etat. De tous les droits et libertés, c’est évidemment la liberté de circulation et d’établissement d’un Etat vers un autre qui pâtit le plus de cette conception ; elle met en jeu le pouvoir de l’Etat par rapport aux individus qui ne sont pas de la nationalité de l’Etat où ils se trouvent. Si les droits qu’il octroie aux étrangers sont insuffisants, nous devons nous tourner encore – selon l’idéologie étatiste – vers l’Etat pour lui demander d’élargir les droits. Et sans doute, au bout du compte, attend-on en réponse un peu de gratitude. Cette conception apparaît dans le discours officiel sur les étrangers en France où la référence fréquente à une politique « généreuse » indique combien l’on se place dans le domaine des sentiments, du don, mais non plus de droits inhérents aux individus que l’Etat aurait le devoir de transcrire dans sa législation.

L’être avant l’Etat

Avant d’en venir au droit international positif, qui énonce fort heureusement les choses de façon différente, mais dont les prescriptions sont occultées aujourd’hui, il est nécessaire de rester un moment sur la question des fondements pour rappeler que l’être humain est posé avant l’Etat. Lorsque nous disons « avant », il ne s’agit pas d’une antériorité historique, mais d’une approche ontologique. L’humain est là d’abord. La question de ses droits se pose en soi. Celle de sa liberté individuelle, toujours en rapport avec la liberté collective, doit être pensée et réglée quelles que soient les formes d’organisation collective. Et dans un monde aujourd’hui presque totalement ouvert, la liberté individuelle doit être pensée en rapport avec la liberté collective universelle. Or la réflexion sur les fondements des droits humains a été figée dans le moule étatique. Pourtant, que nous les cherchions du côté de Dieu, de la nature, de l’histoire, ou de l’accord du peuple, ces fondements ne se trouvent pas du côté de l’Etat. Son rôle est d’être un transcripteur, au mieux un garant. D’où cette question lancinante qui sous-tend la problématique même de la citoyenneté – je parle ici d’une citoyenneté pure, c’est-à-dire hors nationalité –, s’il y a des droits humains bafoués par l’Etat, sur quels fondements et à partir de quels mécanismes imposer à celui-ci de les respecter ? Quel est le cadre complet de ce qu’on appelle l’Etat de droit, lui-même fleuron de la démocratie instrumentale ? Dans le discours contemporain, le mécanisme apparaît comme complètement tronqué. Son fondement est, ou devrait être, l’en-commun des peuples, dans une pensée des droits englobant l’humanité sans exclusion. Et d’ailleurs, tel est bien le type de pensée à l’origine de l’avancée relative du droit international. Mais celle-ci s’est heurtée à de nombreux blocages.

L’avancée a été tentée après la seconde guerre mondiale à travers une série de textes dont on peut rappeler rapidement le contenu. Le moment historique a son importance. La période dont l’on sortait (l’avant-guerre et les années du conflit) avait été l’occasion en Europe de mesurer combien l’Etat pouvait être, soit un danger en lui-même, soit une structure insuffisante à couvrir les cas de détresse se multipliant. Après la guerre, Hannah Arendt fait ressortir l’acuité du problème. Elle note, dans Les origines du totalitarisme, comment la perte des droits nationaux entraîne celle des droits de l’homme, et combien nous manquons d’une conception des droits de l’homme fondée sur l’existence d’un être humain en tant que tel. Elle souligne pour la critiquer cette donnée très concrète, les droits de l’homme dans notre système actuel dépendent de conventions et de traités mutuels entre les Etats.

Par rapport à cette analyse et à ces regrets, la situation d’aujourd’hui reflète un mouvement contradictoire : il y a émergence d’une pensée des droits au-dessus de l’Etat, mais parallèlement les mécanismes juridiques remettent en général l’Etat au centre du processus de garantie des droits de l’homme. Car la garantie de ces droits dépend de l’acceptation par tel ou tel Etat particulier. Le premier mouvement, vers la recherche d’une pensée au-delà de l’Etat, s’est exprimé dans la Déclaration universelle de 1948. Même si celle-ci a été le fait des représentants des Etats, cette Déclaration a bien été l’expression d’une volonté d’arracher les droits à la tutelle de l’Etat. L’ambiguïté de la démarche a tenu à son caractère purement déclamatoire, ne lui conférant pas de valeur juridique en droit positif. Il faut ajouter, cependant, que l’accumulation d’autres textes, reprenant les mêmes droits, pratiquement dans les mêmes formulations, mais avec valeur de traités, a confirmé la base très large du fondement que l’on recherche actuellement. Cette base est, du point de vue du droit positif, un mélange de valeurs conventionnelles (se rapportant aux conventions signées par les Etats) et de valeurs coutumières. La coutume en droit international occupe une place qu’elle n’a plus guère dans les sociétés internes modernes. Peut-être le droit international est-il encore dans une phase primitive ?

Dans ce cadre, la liberté de circulation et d’établissement est rattachée aux grandes libertés sur un fondement à la fois conventionnel et coutumier. Elle découle des principes généraux de l’article 3 de la Déclaration : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne. » Cela serait suffisant en soi pour fonder la liberté de circulation. Mais le droit de circulation est précisé dans l’article 13 : « Toute personne a le droit de circuler et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat et toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. » C’est une liberté pure, sans conditions. La vraie liberté que nous partageons entre tous les humains. L’asile, qui est conditionné à la persécution, est une institution en soi différente, faisant l’objet d’autres dispositions ; même si les choses se complètent et si, dans la réalité du phénomène migratoire, elles sont étroitement mêlées. La liberté pure de circuler est reprise dans des termes quasi identiques dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 à l’article 12. Or, du point de vue de leur force juridique, les pactes ont valeur obligatoire : il s’agit de traités ratifiés, correspondant à des engagements des Etats. Sur le fond, l’argument selon lequel le droit de quitter tout pays ne serait pas lié au droit de rentrer dans un autre pays, ne fait honneur ni aux rédacteurs de ces textes, ni aux commentateurs d’aujourd’hui qui invoquent cet argument. Le texte, il est vrai, n’est pas parfaitement explicite. Il s’agissait, à l’époque où ces textes furent rédigés, de raisons très politiques, liées à la conjoncture de la guerre froide. Il fallait donner une leçon de liberté aux Etats communistes qui retenaient chez eux leurs nationaux, sans pour autant s’engager franchement sur un droit à l’immigration, d’où la formulation bancale par laquelle un droit de migrer n’est pas explicitement formulé au profit de ceux auxquels est pourtant reconnu un droit de quitter tout pays !

Paradoxalement, l’arrière-pensée présente dans cette incomplétude des textes est tout à fait discriminatoire, alors que le principe de non-discrimination est solennellement reconnu dans les mêmes textes. Affirmer au profit des peuples des pays communistes une liberté qui leur reste déniée par leurs Etats et ne pas la proclamer trop clairement pour ne pas l’accorder aux autres peuples, c’est ce que l’on a tenté de faire. Comment accepter une telle manipulation ?

L’Etat interprète le droit

Au-delà de ce contexte précis, les règles juridiques d’interprétation des traités admises en droit international imposent que l’interprétation ne conduise pas à un résultat déraisonnable. Il serait absurde de proclamer le droit de quiconque de quitter tout pays sans lui reconnaître le droit d’entrer sur un autre territoire. La bonne foi, qui est une autre règle du droit international proclamée dans les textes sur l’interprétation des traités, exige que la liberté de circulation soit complète. L’argument souvent opposé ici pour faire obstacle à une interprétation satisfaisante est celui du danger que courrait l’Etat s’il assumait la menace du grand vent des migrations. Or il faut poursuivre l’analyse du droit pour constater que le danger est absent. Les mêmes Déclarations et Conventions laissent en effet aux Etats, très raisonnablement, le pouvoir de réglementer ces libertés. Mais, parce que nous sommes dans le cadre juridique – non dans celui d’un pouvoir discrétionnaire ou arbitraire –, et afin de ne pas annihiler les libertés qui ont été affirmées, les droits de l’Etat sont eux-mêmes encadrés et non laissés à son bon vouloir. Si l’Etat restreint les libertés affirmées, ce ne peut être que pour des raisons tirées de l’ordre public, de la sécurité nationale ou des libertés d’autrui. Si larges que soient les situations recouvertes par ces notions, elles ne sont pas l’équivalent d’un pouvoir discrétionnaire. Dans tous ces cas, l’Etat doit se justifier.

Il est important de rappeler cet ensemble et sa cohérence, car on constate, par glissements idéologiques, une inversion entre la règle et l’exception. Il y a eu de la part des Etats, en général, une attitude conduisant à ce que la règle supposée soit leur droit de contrôler l’immigration jusqu’à fermer les frontières s’il le faut. Et l’ouverture serait à ce point à leur discrétion qu’elle relèverait du don, de la générosité. Il faut retourner cette logique car elle est fausse. Le principe est la liberté. Le refus de cette liberté est l’exception et l’exception demande à être motivée. Juridiquement, cela suppose que tous les refus de visas d’un Etat quel qu’il soit soient motivés. Les Etats doivent pouvoir dire quelles raisons précises, tirées de la sécurité nationale, ils opposent à cet exercice de la liberté qu’est la volonté d’un individu de quitter son pays. Il ne suffit pas d’arguments généraux et collectifs. Les raisons sont à expliciter dans chaque cas. Pour chaque demandeur de visa, l’Etat qui refuse l’entrée de son territoire à cette personne-là doit dire pourquoi. Il s’y est engagé par un traité international. La charge de la preuve du danger supposé revient à l’Etat.

Dans l’arsenal juridique, on peut citer encore l’article 55 de la Constitution française, qui rappelle à nos responsables politiques lorsqu’ils se retranchent derrière l’Etat de droit, qu’ils oublient que le droit international des droits de l’homme s’impose à eux, parce que les droits de l’homme sont antérieurs et supérieurs à l’Etat. Mais il s’impose à eux aussi de manière plus technique parce qu’ils ont souscrit des Pactes constitutionnellement supérieurs à la loi. Tel le veut l’Etat de droit dont il convient d’exiger l’application.

Ce que l’on trouve dans les Pactes internationaux et la lecture que je viens d’en proposer s’applique avec la même validité à la Convention européenne. Le Protocole n° 4 du 16 septembre 1963, dans son article 2, introduit la même disposition : toute personne est libre de quitter tout pays y compris le sien. « L’exercice de ces droits ne peut fait l’objet d’autres restrictions que celles qui constituent les mesures nécessaires dans une société démocratique à la sécurité nationale, la sûreté publique, le maintien de l’ordre public. » La tournure même est significative : « L’exercice de ces libertés ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles. » La grammaire traduit une conception restrictive des restrictions. Indicateur intéressant par rapport à ce que nous avons dit de la règle et de l’exception.

En Europe, par ailleurs, le processus d’élaboration d’une nouvelle Charte des droits fondamentaux est engagé. Or il existe déjà une Convention européenne des droits de l’homme, promulguée dans le cadre du Conseil de l’Europe. Elle présente l’avantage d’être garantie par la Cour européenne des droits de l’homme. Elle correspond à un véritable progrès dans la démarche du droit international. Avec la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg et la possibilité de recours direct, nous disposons d’un mécanisme juridique par lequel le droit international se trouve placé au-dessus des droits nationaux et cette hiérarchie est garantie devant la justice. Pourtant, cette Convention européenne n’a pas de place clairement définie par rapport au droit européen communautaire. L’Union européenne se tient à distance de la Convention européenne et a décidé de se doter de sa propre Charte des droits fondamentaux, en cours d’élaboration. S’agit-il de progresser réellement du côté des droits fondamentaux, notamment des droits économiques et sociaux ou, pour l’Union européenne, d’avoir seulement une Charte à sa convenance dont la valeur juridique, donc la justiciabilité, ne sont pas garanties ? Il y a lieu de s’inquiéter du silence sur la libre circulation pour les étrangers non communautaires. Le compte rendu des débats sur la libre circulation rappelle que « les limites aux conditions d’exercice de la liberté de circulation sont multiples, pour les citoyens de l’Union européenne mais aussi les ressortissants d’Etats tiers. Dans ce cas, toute formulation en terme de droit paraît utopique ». On soupçonne là une direction de pensée qui apparaît en retrait par rapport à la Convention européenne.

Quand la loi ne fait plus sens

Je voudrais, pour conclure, signaler un certain nombre d’évolutions actuelles qui nous projette dans un débat plus général que le débat juridique. Une nouvelle frontière mondiale s’établit peu à peu : pas seulement géographique, ni non plus virtuelle, mais bien réelle. Elle ignore les contours des Etats et divise la population mondiale entre ceux qui ont des garanties de survie (ou parfois d’une vie très confortable) et ceux qui ont perdu toute garantie. Elle traduit l’altération des souverainetés car les Etats ne sont plus en mesure d’apporter des garanties de survie à la totalité de leurs populations. Partout, la souveraineté est altérée, parfois elle est disloquée, mais dans des proportions diverses selon les Etats. Des masses de plus en plus considérables d’individus sont victimes de cet échec majeur de la souveraineté de l’Etat à garantir les droits économiques et sociaux. De plus, de nombreux Etats, affaiblis, incapables de garantir les droits économiques et sociaux, sont tentés d’exacerber le peu de souveraineté qui leur reste, le pouvoir de répression. Les droits civils et politiques à leur tour sont fragilisés, parfois liquidés. Ces facteurs contribuent aux migrations, ainsi que la volonté de certains groupes de maintenir leur hégémonie économique à l’intérieur de certains Etats. Une telle situation de désordre accélère les migrations, et de la part de tous les groupes sociaux. Le rôle exclusif des Etats dans la garantie des droits de l’homme a pour conséquence, combiné à d’autres facteurs, une évolution du statut de la vie humaine. Il est des vies qui valent quelque chose, qui sont prises en compte par la société, et des vies qui sont en dehors du compte. Les bataillons qui ne s’engagent dans les guerres qu’à la condition « zéro mort » affichée avant la bataille en sont un bon exemple. D’autres guerres et d’autres cas de dégradation sociale entraînent des morts par milliers dans une indifférence parfois totale. Tout cela n’a plus de rapport direct avec la nationalité ou l’appartenance à un Etat. Même si les nationaux de certains Etats sont plus nombreux d’un côté de la frontière que de l’autre, celle-ci traverse toutes les sociétés, créant un rebut à l’intérieur d’un même quartier ou d’une même rue.

Nous ne manquons pas de travaux de philosophes ou de psychanalystes pour nous alerter sur les différentes dimensions de ces phénomènes. Dans son livre Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue [1], Giorgo Agamben soulève la question de ces vies inutiles, de ces êtres dont la mort est insignifiante, la mort ou la vie peu importe. Il n’est pas le seul à pointer cette évolution tragique de l’humanité. Ainsi, Nathalie Zaltzman ou encore Jacques Rancière [2] qui s’interroge sur la façon de réintégrer ce qu’il appelle les « sans-parts » dans le compte de la démocratie pour qu’elle soit la démocratie. Ou bien Bernard Doray, qui après des années de consultation comme psychiatre humanitaire dans des lieux comme la Bosnie, le Rwanda, le Guatemala, etc., tente une analyse générale [3]. Il y avait sans doute auparavant, dans un monde en moindre communication, où les communautés différenciées étaient plus distantes les unes des autres, un meilleur rapport symbolique commun à la vie qu’il n’y en a actuellement. Ne sommes-nous pas devant une perte symbolique accélérée : à la fois perte psychique, perte juridique, et aussi bien perte du symbole monétaire. Perte psychique, parce qu’il est vrai qu’après des périodes de violence ou de malheur inouï comme en Bosnie, au Rwanda, en Irak, les survivants n’arrivent pas à se reconstruire psychiquement. Perte de symbole monétaire, parce que l’argent n’est plus ni le symbole de l’échange de deux productions humaines, ni l’instrument de mesure de cet échange. Il est devenu un produit en soi. On assiste à l’effondrement de quelque chose de symboliquement construit. Mais la perte du symbole juridique nous ramène plus précisément à notre sujet. Pourquoi cette perte ? Parce que les auteurs de la loi eux-mêmes n’y mettent plus de sens. Il est facile de puiser dans les dossiers de sans-papiers pour confirmer ce propos. Nous ne manquons pas d’exemples de demandeur d’asile présent en France depuis dix ans et qui, malgré l’accumulation des preuves de sa présence (feuilles de paie, feuilles d’impôt, etc.), voit revenir son dossier de la Préfecture avec comme réponse : « preuves insuffisantes ». On est alors dans la dénégation du réel. Or la loi assortit un certain réel de certaines conséquences. On est ainsi dans un effondrement de l’ordre symbolique. Il est particulièrement sensible sur toute la question de l’immigration. Les foyers d’émigrés sont des lieux où le pouvoir sait parfaitement que se trouvent une grande part des sans-papiers. Or le ministre de l’Intérieur proclame qu’il faut expulser davantage d’étrangers sans titre de séjour et aller les chercher dans les lieux où ils se rassemblent habituellement. On ne va pas les y chercher (heureusement !). Cela signifie un effondrement du sens des mots, du texte du droit. Comme il y avait effondrement du sens dans le caractère incomplet de la rédaction du droit international aussi bien que dans l’ignorance où se tiennent les Etats de ce droit.

Si la loi ne fait plus sens pour ses auteurs, elle ne fait plus sens pour ceux qui la transgressent des deux côtés : gouvernants et gouvernés. Cela n’est pas sans lien avec la montée de toutes les corruptions. Or c’est la loi qui exprime la communauté politique. La communauté politique universelle paraît à beaucoup quelque chose de lointain. Je pense, au contraire, que c’est une réalité en œuvre aujourd’hui. Cette réalité fait obstacle à la reconstruction de la loi nationale dans son sens symbolique. Pour redonner de la valeur symbolique à la loi – c’est important, parce que la loi c’est aussi la régulation de la violence –, il faut le faire à la fois à l’échelon national, en articulation pour nous Européens avec la loi européenne, mais aussi et surtout avec la loi universelle. La recherche en ce sens est encore bien modeste du côté du droit international. Pour l’accélérer, il faut donner vie aux textes que j’ai cités. Le travail mené par les tribunaux pénaux internationaux va aussi dans la direction d’un sens commun de la loi à l’échelle internationale. Les sujets de droit sont en un sens « déliés », mais il importe qu’ils soient reliés par cette articulation des niveaux juridiques. En tous cas, il faut éliminer l’arbitraire fondé sur des fausses peurs et utiliser notre citoyenneté pour rétablir dans la loi, quel que soit son échelon, à la fois de la raison et de la bonne foi. La raison et la bonne foi conduisent à la liberté de circulation et d’établissement avec, bien sûr, pour les Etats qui ont des structures d’administration différenciées, le droit d’y mettre des restrictions, nécessairement rares et justifiées, sous le contrôle des citoyens. Le vrai danger n’est pas, à mon sens, l’appel d’air des étrangers. Il est que nous soyons complices de l’établissement de la nouvelle frontière que j’ai évoquée.


1 Georgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997.

2 Nathalie Zaltzman, La résistance de l’humain, Puf, Petite bibliothèque de psychanalyse, 1999, et Jacques Rancière, La Mésentente, Galilée, 1997.

3 Bernard Doray, L’inhumanitaire ou le cannibalisme guerrier à l’ère néo-libérale, éd. La Dispute, Paris, 1999.

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