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Dossier : Risque et précaution

Au risque d’entreprendre


Créatrice d’emploi et d’insertion sociale, source d’innovation et de croissance, la création d’entreprise est pourtant trop faible dans notre pays. Au-delà des difficultés administratives, financières ou fiscales, c’est une culture nationale traditionnelle qui reste rétive au risque d’entreprendre.

S’il est un domaine, par excellence, de la prise de risque, c’est bien celui de la création d’entreprises. Pourtant, il est notoire que ce « risque entrepreneurial » est particulièrement mal assumé en France. Et il le demeure, bien qu’un consensus de plus en plus large se dessine en sa faveur tant au sein des pouvoirs institués, publics et privés, qu’au sein de l’opinion. Il n’est pas inutile d’analyser les données d’une situation aussi paradoxale.

Au hit parade des valeurs montantes

L’époque est révolue où le discours de la création d’entreprise était la marque distinctive d’une droite libérale, adepte d’une pensée politique qui faisait du fameux « enrichissez-vous » d’Adam Smith l’axe central de son credo économique. Toutes les voix sur l’échiquier politique chantent aujourd’hui en chœur l’hymne à la gloire de l’initiative économique, même si toutes ne vibrent pas toujours à l’unisson ni aux mêmes notes de la partition. Et on ne compte plus, depuis quelques mois, les tribunes et articles de presse, les colloques et les rapports d’organismes officiels ou privés qui se disputent l’attention du public et du gouvernement sur ce thème1.

L’opinion accompagne, en effet, ce mouvement. L’Ifop a réalisé, en 19982, un sondage sur la création d’entreprises : parmi la population active, 1 200 000 personnes auraient un projet de création ! Lors d’un sondage identique, en 1992, ce chiffre n’était que de 700 000. En six ans, l’envie de créer son entreprise a presque doublé...

Un tel intérêt pour la création d’entreprises de presque tous nos dirigeants et d’un large segment du public ne saurait surprendre. La contribution de celle-ci à l’intérêt général du pays est considérable tant en termes d’emploi que de cohésion sociale et d’innovation économique. L’étonnant est plutôt que l’on ait mis si longtemps à s’en rendre compte et que la réalité (les créations effectives) soit si éloignée de l’image qu’on en a. C’est ce double retard qu’il convient d’expliquer. Mais d’abord les faits qui fondent cette interrogation.

Les « bienfaits » de la création...

L’emploi

Ces bienfaits s’évaluent d’abord en termes d’emplois. Ni les grandes entreprises, on le sait, ni l’Etat, ni même les collectivités locales n’offrent ici de véritables ressources. La grande majorité des emplois se crée dans les PME et principalement dans les jeunes et les très petites entreprises. La création d’entreprises est, dans ce contexte, un des principaux vecteurs de l’émergence de nouveaux emplois. On sait comptabiliser ces postes-là, mais on ne les voit pas tant ils sont dispersés. Au-delà des politiques macro-économiques de croissance, au-delà des aides sociales à l’emploi, au-delà de la réduction-aménagement du temps de travail, la mise en mouvement de la capacité d’initiative économique des citoyens constitue donc un formidable gisement, un levier de la croissance et de l’emploi insuffisamment reconnu et utilisé. Quelques chiffres donnent la mesure du phénomène.

En 1998, le secrétariat d’Etat aux PME a recensé 166 190 créations d’entreprises, auxquelles il convient d’ajouter 100 856 réactivations ou reprises, soit un total de 266 446 créations ou assimilées qui ont permis, dès le démarrage, selon l’Insee, 329 162 emplois nouveaux. Le faible décalage entre le nombre d’entreprises et celui des emplois s’explique par la très petite taille de la quasi-totalité de ces créations : plus des trois quarts se font sans aucun salarié et près de 99 %, en tout état de cause, avec moins de dix salariés (source : Apce). Cependant, 330 000 emplois dans l’année, ce n’est pas négligeable. Même si un rythme comparable à celui des pays les plus performants en la matière permettrait d’espérer près de 600 000 emplois nouveaux par an.

Mais combien en reste-t-il réellement, quelques années plus tard ? On parle volontiers de quelque 50 % de ces entreprises qui ne survivent pas au-delà de cinq ans. L’Apce met en garde contre une interprétation trop rapide de ce chiffre : cinq ans après, on n’observe que 20 % de dépôts de bilan. La différence est à rechercher soit dans une sortie économique « par le haut » (fusion ou absorption de la nouvelle entreprise qui en valorise les activités et les emplois, malgré la disparition de l’entité juridique qui les a vu naître), soit dans la vente ou l’arrêt volontaire de la micro-entreprise unipersonnelle parce que son créateur a trouvé un emploi salarié qui lui convient mieux. Il ne s’agit pas, dans ce dernier cas, de véritable perte, mais au contraire du maintien de « l’employabilité » d’un porteur de projet qui est réinséré dans l’emploi salarié. Cette analyse est confortée par une enquête « sirene »3, selon laquelle, sur 100 emplois nouveaux issus de la création d’entreprises, une année donnée, il en reste 55 trois ans plus tard du fait de la disparition de certaines d’entre elles... Mais les entreprises qui demeurent et qui se sont développées ont créé 30 emplois supplémentaires, rehaussant à 85 le nombre total de postes préservés ou créés par ces nouvelles entreprises. La « perte en ligne » sur trois ans n’est plus que de 15 %, ce qui représente un solde de création nette d’emplois largement positif.

L’insertion sociale

Les données ci-dessus démontrent déjà l’étendue d’un effet d’insertion sociale. Les statistiques sur l’origine des créateurs le confirment. Malgré la suppression de la « prime accre » (subvention forfaitaire « d’aide aux chômeurs créateurs ou repreneurs d’entreprise »), la moitié des initiatives viennent de demandeurs d’emploi qui voient dans la création de leur propre activité la seule voie de retour à l’emploi. Mais si « l’insertion » passe à l’évidence par l’emploi, elle met en œuvre bien d’autres facteurs qui relèvent de la variété, de l’intensité et de la qualité des réseaux de relations de l’individu. Or, de ce point de vue, le développement même de sa jeune entreprise amène le créateur, si personnelle que soit sa démarche, à ne pas rester isolé mais, au contraire, à rechercher dans son environnement la multiplicité des partenaires dont il a besoin : partenaires bancaires et financiers divers, conseils techniques, commerciaux, comptables, juridiques ; partenaires économiques et commerciaux (clients, donneurs d’ordre, fournisseurs, sous-traitants, assureurs...) ; partenaires publics et para-publics (collectivités locales, compagnies consulaires et organismes professionnels, impôts, services sociaux...). Des relations de confiance qu’il saura établir avec tous ses interlocuteurs dépendra une part essentielle de sa réussite. C’est en ce sens aussi, et peut-être même d’abord, que la création d’entreprise est un exceptionnel moteur d’insertion pour ceux qui s’y risquent. Bien plus, ces réseaux de coopération, qui se nouent autour d’eux, resserrent les liens d’appartenance communautaire au sein de la société locale. Une communauté qui se mobilise pour accueillir et accompagner ses porteurs d’initiatives renforce par là-même sa propre cohésion. La mise en route d’une entreprise est un facteur de cohésion sociale pour son environnement autant que d’insertion pour son auteur.

L’innovation

La création d’entreprises, enfin, est un formidable levier d’innovation, d’exploration et de découverte de créneaux de développement – notamment dans l’immense secteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication –, grâce à la mobilisation de ressources inexploitées, à l’invention de produits et services répondant aux besoins émergents des personnes, des collectivités, des entreprises. Les créateurs sont d’extraordinaires « têtes chercheuses » de l’économie de demain, ils sont un levier d’élargissement des marchés et, par là, de croissance économique. On s’émerveille simultanément du dynamisme de la création d’entreprises aux Etats-Unis et du maintien d’un taux de croissance économique exceptionnel ; n’y a-t-il pas de lien entre ces deux phénomènes ?

Un tel constat sur l’impact du risque d’entreprendre en matière d’innovation et de développement invalide deux idées reçues particulièrement tenaces. La première voit dans l’intérêt porté aux très petites entreprises la manifestation d’une nostalgie passéiste, inspiratrice de toutes les idéologies du « small is beautiful ». Pourtant, reconnaître la fonction innovante de ces créations ne relève pas d’un a priori idéologique mais d’un simple constat. La place centrale que les petites et très petites entreprises occupent dans notre croissance n’est pas un signe d’archaïsme de notre modèle de développement mais au contraire la marque de notre entrée, tardive mais qui s’accélère ces derniers temps, dans une « nouvelle économie ». Celle-ci se caractérise, entre autres, par une tendance générale à la réduction de la taille des entreprises. Dans son rapport, Eric Besson relève ce fait particulièrement significatif : alors qu’un salarié français sur cinq, en 1975, travaillait dans un établissement de plus de 500 salariés, la proportion aujourd’hui n’est plus que de un sur dix. Les grandes entreprises pèsent deux fois moins lourd dans le salariat qu’il y a 25 ans.

La deuxième idée reçue, non moins répétée, oppose volontiers la création « contrainte » (celle des chômeurs qui n’ont d’autre issue que de se forger leur propre emploi) et la création « libre » (celle des jeunes cadres qui quittent le confort de la grande entreprise pour se lancer dans l’aventure excitante d’une « start-up ») ; seule la seconde serait porteuse d’innovation. Mais l’innovation technique, notamment dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication, n’est pas l’apanage des plus diplômés qui, d’ailleurs, n’échappent pas toujours au chômage. Un tel raisonnement, surtout, réduit considérablement le champ de l’innovation : il n’y a pas que la technologie qui change vite ; il y a aussi les modes de vie. Or, dans ce domaine du cadre de vie et de l’habitat (particulièrement du service aux personnes), comme dans celui des loisirs, de la culture et du sport, une nouvelle « économie de proximité » se développe aujourd’hui. Elle invente des réponses aux besoins de la vie personnelle, collective et familiale, qui naissent des exigences d’expression et d’accomplissement personnel et de reconstitution permanente du lien social. Le Comité d’information et de mobilisation pour l’emploi (Cime) a recensé plusieurs centaines d’activités nouvelles qui s’inscrivent dans cette logique et le programme « Nouveaux services, nouveaux emplois » en a révélé encore bien d’autres. Tout un territoire est à explorer : un champ d’expérimentation et d’innovation aussi déterminant pour l’avenir que celui des nouvelles technologies. C’est un des principaux chantiers qu’investissent les créateurs d’entreprise que l’on dit « contraints » : ils se révèlent à l’occasion non moins « innovants » que d’autres...

Des chiffres pourtant bien décevants

Engouement des élites, des médias et de l’opinion, vérification des multiples et précieux apports de la création d’entreprises au bien commun..., ce diagnostic optimiste ne semble pas cependant suffisant pour guérir la faiblesse insigne de la société française en ce domaine. Le taux de création est nettement inférieur à celui de la plupart de nos voisins et le grave déficit français ne cesse de se creuser en matière de « densité entrepreneuriale » (nombre d’entreprises rapporté à la population) : nous avons 2,3 millions d’entreprises pour une population de 60 millions. La même densité entrepreneuriale que la Grande-Bretagne en supposerait 3,4 millions, et la même que les Etats-Unis 4,2 millions4. Or cette situation ne fait qu’empirer depuis neuf ans et les deux années de reprise économique n’ont pas, jusqu’ici, enrayé la baisse. En 1989, on recensait 307 779 créations et assimilées (dont 204 344 créations « pures »), et seulement 266 444 (dont 166 190 créations pures) en 1998. Quel que soit l’étalon utilisé, la baisse est d’environ 40 000 créations en neuf ans.

Les explications les plus courantes de cette asthénie de notre capacité à entreprendre désignent trois principaux coupables : la lourdeur et la complexité des démarches administratives, qui découragent les meilleures volontés ; la pusillanimité des banques, liée à l’insuffisance des autres sources de financement, qui bloque la capacité du créateur de réunir les fonds propres nécessaires au lancement de son entreprise ; le poids, enfin, des charges sociales et des impôts, qui asphyxient le créateur avant même qu’il ait pu dégager un revenu. Toutes ces explications sont vraies mais insuffisantes. Dans ces trois domaines, des améliorations ont été apportées, timides certes, d’autres pourront et devront aller plus loin, mais elles ne s’attaquent qu’à la partie la plus apparente des freins à la création. Le soubassement, moins visible mais qui détermine tout le reste, est d’ordre culturel. Il tient au statut même du risque entrepreneurial dans la société française. Courir le risque d’entreprendre contrarie en effet plusieurs des éléments constitutifs de notre culture nationale traditionnelle : l’image que cette culture véhicule de l’entreprise, du statut professionnel et, plus largement, de la réussite individuelle.

Entreprendre sans risque... ?

L’entreprise en tant qu’agent économique autonome a longtemps exhalé une odeur de soufre. Le modèle respectable, le bien-aimé de l’opinion, était celui de la grande entreprise publique. De la manufacture royale à l’entreprise nationale, un rapport d’intimité entre l’entreprise et l’Etat était progressivement devenu le modèle dominant de la grande entreprise, qu’elle soit publique ou privée. Non seulement les postes de direction étaient des chasses gardées pour les grands Corps de l’Etat, qui occupaient parallèlement les directions correspondantes du « ministère de tutelle » – assurant ainsi plus qu’une passerelle, une forme d’osmose entre l’Etat et la grande industrie de production ou de service –, mais l’habitude était prise d’un risque économique sinon directement assumé, du moins toujours garanti par l’Etat. Pour ses partenaires financiers et notamment bancaires, investir dans l’entreprise impliquait de rechercher d’abord la protection d’une garantie publique. Faut-il s’étonner, dès lors, de voir ces mêmes banques accompagner apparemment inconsidérément les projets les plus aventureux d’une grande entreprise, et mégoter en exigeant un maximum de garanties pour un prêt de 50 000 francs à un créateur de toute petite entreprise ? On a forgé une culture financière chez nos investisseurs institutionnels et, particulièrement dans notre appareil bancaire, à l’opposé du risque économique évalué et assumé en toute responsabilité.

Un statut professionnel garanti

Aux yeux de la majorité du public et notamment des salariés, « l’entreprise », dans un tel contexte, évoque d’abord une fonction d’employeur, secondairement seulement celle d’un agent économique porteur d’un projet de développement sur un marché. Ce qu’on attend d’elle, c’est un statut professionnel, une « carrière » à l’itinéraire balisé et sécurisé, bref un modèle professionnel le plus proche possible de  celui de la fonction publique...

Il n’est pas étonnant, dès lors, que les créateurs d’entreprises soient en grande majorité issus d’un milieu social restreint et qui s’auto-reproduit : dans plus des deux tiers des cas, ils sont issus d’un milieu d’entrepreneurs et comptent au moins un créateur parmi leurs parents ou leurs proches5. Particulièrement significative, à cet égard, est la position des cadres supérieurs diplômés de nos grandes écoles. Aucun, pratiquement, ne s’aventurera à créer une entreprise. Plus encore que pour tous les autres salariés, leurs carrières sont déjà toutes tracées, au sortir de l’école, hors des chemins cahoteux et risqués de la création – ce qui ne les empêche nullement d’en faire l’apologie et d’exalter les vertus du risque... pour les autres. Créer est toujours difficile ; il y faut des compétences et pas seulement de la passion et du caractère ; mais plus on s’élève dans les compétences sanctionnées par notre système éducatif, moins on crée ! Le risque d’entreprendre repose sur ceux que notre appareil d’enseignement a le moins outillés pour l’assumer. Le « statut professionnel » du créateur est ainsi en rupture totale avec le modèle dominant.

Cette position « hors normes » a, en outre, des répercussions particulièrement pénalisantes en matière de protection sociale. Celle-ci ne reconnaît, tous comptes faits, que deux situations, le travail – principalement le travail salarié – et le non travail – notamment le chômage. Le créateur d’entreprise est dans un entre-deux mal défini : s’il quitte un emploi stable ou la situation de « chômeur à plein temps » pour créer son entreprise, il perd du jour au lendemain non seulement son revenu mais la protection sociale afférente. En cas d’échec, le retour à sa situation antérieure et aux avantages sociaux qui l’accompagnaient est plus que problématique. Le créateur est comme un trapéziste à qui on retirerait le filet de sécurité au moment où il lâche la stabilité d’une plate-forme pour se lancer dans le vide.

Une culture du pouvoir et de la réussite peu favorable

Un concept d’entreprise qui ne se réfère que de loin au fait d’entreprendre, un modèle de statut professionnel qui privilégie la stabilité d’une position dans un parcours prévisible et sécurisé, voilà qui ne facilite pas la valorisation du risque d’entreprendre. Une telle réticence n’est-elle pas le reflet d’une tradition culturelle longtemps hégémonique, celle d’une certaine bourgeoisie pour qui la réussite relevait plus de l’acquisition d’un statut que de l’accomplissement d’une œuvre ? Les analyses sont éclairantes des formes du pouvoir au sein des sociétés locales de la « France profonde » : elles révèlent combien la capacité d’influence auprès des décideurs (grâce à sa position au sein d’instances « notabilisées ») prime presque toujours sur la capacité de décider et d’agir par soi-même. L’être, sinon le paraître, y comptent plus que le faire. Réussir, c’est être quelqu’un d’important bien plus que de réaliser quelque chose d’important. L’univers de la représentation politique, économique et sociale d’une ville moyenne française, à travers ses « notables », en offre une image caricaturale, avec ses règles de bonne conduite et de respectabilité convenue, de faveurs et de petits services réciproques. Tout ce qui pourrait perturber les équilibres acquis est écarté. Le statut social y est assuré mais discret ; on n’affiche pas son argent, encore moins combien on gagne ni comment on le gagne, mais on affiche volontiers ses relations. Les réseaux de sous-traitance, en revanche, sont fréquemment éclatés hors du bassin d’emploi, afin que le voisin n’ait pas prise sur la marche de son affaire. L’échec est une tare dont on se remet difficilement, interdisant, en fait, qu’on en prenne le risque. On prend, certes, des initiatives mais discrètement et toujours prudemment. L’initiative est ainsi souvent pervertie en débrouillardise, voire en petites manœuvres semi-délinquantes. On s’en vante parfois par allusion, mais on se garde bien de les dévoiler... « Pas vu, pas pris » !

Cette culture « traditionnelle » ne suscite guère un climat favorable à l’accueil d’un créateur, sauf s’il est issu du cercle de famille. Les autres inquiètent plutôt ou prêtent à sourire. On ne leur ouvre pas spontanément l’accès à des réseaux de relations où ils pourraient trouver les partenaires dont ils ont besoin. Bref, une certaine culture française du pouvoir et de la réussite ne constitue pas spontanément un terreau fertile pour la création d’entreprise. Sortir des sentiers battus pour faire du neuf et faire autrement, être autonome et responsable y compris de son échec pour en valoriser les enseignements, s’affirmer et se réaliser par ce que l’on fait sont des valeurs déterminantes pour l’envie de prendre le risque d’entreprendre. Elles sont, à l’évidence, en contradiction avec la valorisation des rentes de situation économique et sociale qui fut longtemps la vision dominante d’un certain patronat et, bien au-delà, d’une large fraction de la société française. Dans cette culture de rentiers réside incontestablement la source de bien des blocages à la création d’entreprises.

Ce fond culturel, heureusement, connaît d’importants signes de craquement face à la montée aujourd’hui des valeurs individualistes « post-matérialistes ». Celles-ci voient dans l’épanouissement personnel, de soi et des autres, la condition première d’un investissement social. Les signes avant-coureurs d’une telle rupture culturelle se font évidemment sentir dans le champ de la création d’entreprise. Les réseaux locaux d’aide aux créateurs d’entreprise sont en pleine expansion. Ils mobilisent avec des succès grandissants les compétences humaines et les ressources financières des territoires pour accueillir les créateurs, accompagner l’élaboration et la réalisation de leur projet, les introduire auprès des partenaires utiles. Le modèle américain faisant des émules, de jeunes cadres bardés de diplômes quittent enfin le confort des grandes entreprises pour l’aventure d’une « start-up » dans le domaine des nouvelles technologies de la communication. Et les dernières statistiques semblent indiquer un léger frémissement de reprise de la création d’entreprises qui inverserait la baisse de ces dernières années...

Les mesures administratives et fiscales, sociales et financières, nécessaires pour accompagner et accélérer ce mouvement sont connues ; avec quelques variantes, elles forment le fond commun des différents rapports que nous avons cités. Les orientations sont simples à énoncer. Pour accroître le nombre de créations et diminuer le risque d’échec, il importe d’ouvrir largement et de démocratiser l’accès à la création d’entreprises, en sécurisant le risque d’entreprendre par sa mutualisation, en créant des passerelles entre les revenus et protections du travail et du chômage et le « statut » de créateur d’entreprise, enfin en canalisant vers la création d’entreprises, de façon massive et cohérente, les ressources financières et les compétences disponibles chez les citoyens, dans les entreprises et dans les collectivités locales.

Il reste à intégrer l’ensemble de ces mesures dans une politique publique globale et volontaire... et affichée comme telle. Il reste aussi à accompagner cette action de l’Etat d’un véritable travail culturel au sein de la société, et d’abord au sein de notre appareil d’enseignement. Certaines grandes écoles et universités l’ont engagé. L’effort est encore timide. En la matière comme dans d’autres, qui ne risque rien n’a rien.



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1 Outre les publications d’organismes publics (secrétariat d’Etat aux PME, Conseil national de la création d’entreprise, Agence pour la création d’entreprise) signalons notamment le rapport Larrera de Morel du Commissariat général au Plan, sur l’évaluation des aides à la création d’entreprise (1996) ; le rapport de l’Inspection générale des Affaires sociales, Propositions pour l’aide aux créateurs d’entreprise (février 1999), le rapport du Conseil national du Crédit et du Titre sur le financement de l’entreprise (avril 1999) ; l’excellent rapport parlementaire du député Eric Besson, Pour un plan d’urgence d’aide à la création de « très petites entreprises » (Document d’information de l’Assemblée nationale, 1999) ; les travaux des organismes et réseaux associatifs rassemblés au sein de « Synergies pour la création d’entreprises », dont les propositions sont présentées dans le livre Oser créer de Benoît Granges, éd. Charles Léopold Mayer ; le rapport des réseaux pour le développement de l’entreprise (RDE) sur les conditions de l’essaimage (avril 1998) ; le Livre blanc de la création d’entreprise, du Medef (octobre 1998) ; enfin, les publications des organismes d’études et de conseil spécialisés, notamment Bernard Brunhes, Eurothérapie de l’emploi (FNSP, 1999), Arthur Andersen, Du créateur d’entreprise au créateur d’emplois : la dynamique du succès (juin 1998), comme les nombreux numéros de Développement et Emploi, ainsi que les articles de son directeur, Dominique Thierry.

2 Pour le compte de l’Agence pour la création d’entreprise (Apce).

3 Citée par Eric Besson.

4 Id.

5 Source : enquête Apce.


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