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Peu de forums sociaux mondiaux auront suscité autant de controverses que celui de Nairobi. Pour les uns, le rendez-vous a été manqué avec l’Afrique. Alors qu’on pouvait attendre de grandes foules dans cette capitale où les bidonvilles sont immenses, le forum n’a pas su rassembler les masses. Les organisateurs n’ont pas été à la hauteur ; sacrifiant aux lois du marché, ils ont accordé des concessions à des entreprises aux garanties éthiques incertaines. S’y est ajoutée l’absence d’engagements clairs quand le monde continue à danser comme les passagers du Titanic avant la catastrophe ! Pour les autres, l’objectif principal a été atteint : africaniser le forum social mondial. L’organisation était à l’image même de la société civile du continent africain. Celle-ci, balbutiante, peu structurée, est fortement soutenue par les Églises et peine à trouver ses marques dans des pays où la tentation politique autoritaire demeure forte. Le forum, d’ailleurs, a participé de l’émergence de cette société civile. À beaucoup, il a donné envie de continuer, de structurer des réseaux, et peut-être a-t-il contribué à la prise de conscience que le temps de l’Afrique était venu.
Cette antinomie entre les différentes interprétations d’un même événement reflète davantage que la seule nature politique de la rencontre. Les forums sociaux sont sûrement à un tournant de leur histoire : le sens qu’on trouve, ou qu’on ne trouve pas, à l’épisode de Nairobi risque d’orienter fortement la suite du processus. Précaires par nature, puisque ce sont des espaces ouverts, les forums se trouvent soumis à bien des influences. La stratégie de déstabilisation permanente adoptée par un des fondateurs, Chico Whitaker (stratégie décrite dans Projet, n° 280 et 292), peut ne pas suffire à éviter les radicalisations à venir. Les organisations catholiques, peu enclines à une grande communication sur ce sujet et qui, pourtant, soutiennent activement le forum, ne pourront longtemps continuer à rester à l’écart des interprétations médiatiques et devront chercher à y contribuer plus clairement, tout en élargissant le cercle de ceux qui participeront à cette élaboration.
L’arrivée du forum en Afrique marque sans doute la fin d’un cycle. Il va falloir trouver une impulsion. Pour ce qui est de la méthode, beaucoup a été essayé. D’abord, des changements de lieux. En Amérique latine, en Asie, et maintenant en Afrique, demain peut-être en Corée… Tous les continents du sud ont accueilli l’événement. Puis des changements d’échelle. On connaît maintenant les forums locaux, à l’échelon d’une ville, nationaux ou régionaux, à l’échelle d’un continent, et mondiaux. Les succès ont été divers, ils dépendent en partie de la capacité à prendre de la distance par rapport à des forces politiques structurées. À bien des égards, l’expérience européenne a été mitigée voire désastreuse : à Paris, à Londres, ou à Athènes, il est presque impossible de contenir l’entrisme d’une extrême gauche qui s’est emparée de la plate-forme, au risque de discréditer ainsi toute une dynamique.
Fin d’un cycle, aussi, à cause de l’affaiblissement d’Attac. L’organisation, pour Nairobi, n’aurait pu payer les billets d’avion que pour deux de ses membres. Sa disparition totale pourrait provoquer une radicalisation. Parmi les organisateurs, ses représentants n’étaient-ils pas une sorte de ventre mou qui permettait d’éviter les oppositions frontales entre, d’un côté, les organisations de développement, locales ou internationales, dont certaines d’inspiration chrétienne et, d’autre part, les composantes plus radicales, liées à un anarchisme de gauche fortement anticlérical ? Outre les questions structurelles, il faut maintenant prendre acte de la grande difficulté des forums à formuler des propositions et à adopter une méthode qui le permette. À Nairobi, d’une certaine manière, l’échec a été patent. Après plusieurs jours, durant lesquels les organisations présentes avaient organisé des tables rondes, un temps était consacré à une phase plus active. On ne saurait dire que celle-ci a fait date.
Paradoxalement, ces interrogations n’entravent pas l’élaboration de grands récits qui voient, à travers les forums sociaux, une manière de prolonger la lutte des classes. Pour motiver les militants, on fait appel à l’histoire des internationales, au bouleversement historique que représente l’avènement des sociétés communistes, à leur effondrement, puis à l’émergence du mouvement zapatiste. Le tout agrémenté des références intellectuelles classiques, à Marx ou Gramsci par exemple. Ces récits convoquent, donnent de la force ; ils orientent une lutte qui doit conduire à la fin du capitalisme.
Beaucoup d’organisations qui puisent dans les forums sociaux une capacité de rassemblement et de mobilisation sont pourtant étrangères à cette rhétorique. Elles peinent à construire un autre récit. Parfois même, par culture (héritières par exemple d’une deuxième gauche) ou par stratégie (en croyant au bénéfice d’une main tendue), ces organisations refusent ce qui pourrait s’apparenter à un combat idéologique. Ce qui prime à leurs yeux, c’est le concret, l’engagement solidaire avec des populations, la promotion effective des droits de l’homme… Ces solidarités devraient parler d’elles-mêmes.
Cependant, dire qu’aux côtés des gens et des populations, il faut des organisations, des associations et des liens de solidarité effectifs, à distance des grandes institutions de la sphère économique et marchande aussi bien que des instances politiques, c’est bien faire un choix politique et idéologique cohérent, comme le soulignent les chantres d’une philosophie libérale. Alors que ces sociétés civiles existaient à l’échelon national ou local, les nouveaux problèmes de justice invitent à un autre mode d’organisation qui dépasse les frontières. N’ont-elles pas besoin d’autonomie et donc d’un espace politique à distance du politique ? Ce qu’effectivement apporte le forum.
Pierre Martinot-Lagarde