Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site
Dossier : Je suis débordé, donc je suis ?

À la reconquête du temps

Escalator © korevo canon/Flickr
Escalator © korevo canon/Flickr

« Nonstop you ». Ne vous arrêtez plus. Ne vous fixez plus de limite. Le slogan de la compagnie aérienne Lufthansa résume la promesse alléchante de notre modernité : intensifier nos vies, étancher notre immense soif de découvertes et d’expériences, mettre le monde à notre portée. Avoir sous la main, à tout instant, ses proches, son travail, et toute l’information, toute la musique, tout le cinéma du monde. Voilà une annonce prise au mot par les promoteurs de smartphones et autres tablettes. Le ressort est d’autant plus puissant qu’il se conjugue à une fantastique créativité technologique et à la logique marchande. Et, de fait, il rejoint des aspirations bien réelles, en permettant à des cadres d’être plus présents pour leurs enfants, à des familles de cultiver les liens malgré les distances…

Mais cette promesse est mensongère. Pour intensifier ses heures au travail, on rogne sur de précieux moments d’échange informel (cf. C. Degueil et al.), quand on ne laisse pas le travail envahir toute sa vie (cf. T. Coutrot), telle une addiction (cf. B. Vidaillet). Pour mieux se divertir, on rogne sur son sommeil. Épuise-t-on pour autant la liste de ce que nous voudrions faire ? Non. Jamais le monde ne tiendra entre nos mains. Imaginer le contraire ne peut conduire qu’à se sentir « dé-bordé », expulsé hors des limites constitutives de son être (cf. C. Fleury). Le temps finit toujours par manquer et, à lui courir après, la frustration l’emporte. « Ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais de sentir et de goûter les choses intérieurement », affirmait Ignace de Loyola. On jouit, bien sûr, de la satisfaction des désirs assouvis, mais goûte-t-on vraiment le moment vécu ? Le laisse-t-on « résonner » en nous (cf. H. Rosa) ? Dans un quotidien saturé, quelle place fait-on à l’émerveillement, à l’indignation, à l’inattendu ?

Avec l’accélération de nos rythmes de vie, nous risquons de ne plus voir le monde alentour. Là réside le principal danger. Parfois grisante pour l’individu, l’accélération a un redoutable pouvoir d’étourdissement collectif. Guidé par la quête de profit et l’innovation permanente, notre système économique et technique est comparable à une gigantesque centrifugeuse. Pour le salarié, comme pour l’entreprise, préside la peur, celle du décrochage, d’être jugé obsolète et aussitôt remplacé. À l’intérieur, cela tourne si vite que l’on ne voit pas la brutalité d’un système qui expulse les « inutiles », épuise les sols et les océans, élimine des espèces et dégrade irréversiblement les conditions de vie sur Terre (cf. C. Arnsperger). Que la sphère économique confonde les moyens et les fins ne serait pas si grave si la sphère politique fixait le cap. Or, à de rares exceptions, elle aussi est emportée, comme la sphère médiatique, dans un même tourbillon (cf. G. Finchelstein).

Il est des jours où l’on coupe, c’est heureux. Mais dans nos marches en montagne, nos jours sans portable, nos retraites, cherche-t-on à s’affranchir de l’accélération, ou à recharger nos batteries pour mieux y replonger ? S’adapter ou résister ? Voilà la vraie question (cf. B. Bougon). Que le Mouvement chrétien des cadres et dirigeants se la pose, en y consacrant son Congrès, est en soi rassurant. Poser un cadre, donner un cap, n’est-ce pas un rôle déterminant dans un monde qui veut faire croire aux individus qu’ils sont sans limites ? Mais sortir de l’accélération ne saurait reposer sur les épaules de quelques-uns – pas plus que les seuls adeptes de la frugalité heureuse ne nous sortiront de l’hyperconsommation (cf. G. Lipovetsky). L’enjeu est à la fois spirituel, éducatif (cf. O. Chabrillac) et culturel (cf. A. Cugno). Mais la reconquête du temps suppose aussi de renverser la dictature du court terme. Une révolution éminemment politique. L’explosion du trafic aérien, belle métaphore de notre accélération aveugle, procède ainsi d’un puissant désir de mobilité, mais aussi de décisions politiques lourdes – exonération fiscale du kérosène, subventions au low cost, extensions aéroportuaires. Éviterons-nous d’en arriver au constat glaçant entonné par Dominique A, le 8 octobre dernier, à Notre-Dame-des-Landes : « Le monde était si beau et nous l’avons gâché » ?

À lire dans la question en débat « Je suis débordé, donc je suis ? »

J'achète Le numéro !
Je suis débordé, donc je suis ?
Je m'abonne dès 3.90 € / mois
Abonnez vous pour avoir accès au numéro
Les plus lus

Les Marocains dans le monde

En ce qui concerne les Marocains, peut-on parler de diaspora ?On assiste à une mondialisation de plus en plus importante de la migration marocaine. On compte plus de 1,8 million de Marocains inscrits dans des consulats à l’étranger. Ils résident tout d’abord dans les pays autrefois liés avec le Maroc par des accords de main-d’œuvre (la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais désormais aussi, dans les pays pétroliers, dans les nouveaux pays d’immigration de la façade méditerranéenne (Italie et ...

L’homme et Dieu face à la violence dans la Bible

Faut-il expurger la Bible ou y lire l'histoire d'une Alliance qui ne passe pas à côté de la violence des hommes ? Les chrétiens sont souvent gênés par les pages violentes des deux Testaments de la Bible. Regardons la Bible telle qu’elle est : un livre à l’image de la vie, plein de contradictions et d’inconséquences, d’avancées et de reflux, plein de violence aussi, qui semble prendre un malin plaisir à multiplier les images de Dieu, sans craindre de le mêler à la violence des...

Un héritage tentaculaire

Depuis les années 1970 et plus encore depuis la vague #MeToo, il est scruté, dénoncé et combattu. Mais serait-il en voie de dépassement, ce patriarcat aux contours flottants selon les sociétés ? En s’emparant du thème pour la première fois, la Revue Projet n’ignore pas l’ampleur de la question.Car le patriarcat ne se limite pas à des comportements prédateurs des hommes envers les femmes. Il constitue, bien plus, une structuration de l’humanité où pouvoir, propriété et force s’assimilent à une i...

Du même dossier

Entreprise : faire place à l’important, un défi permanent

Table ronde – Au sein des grandes entreprises, la recherche constante du profit impose une pression permanente aux salariés. Comment s’extraire de l’urgence de l’instant pour retrouver du sens dans son travail ? Des responsables de ressources humaines partagent leurs expériences. Sous quelles formes s’exercent les contraintes de « temps » au sein de l’entreprise ?Claire Degueil - Que ce soit dans le temps court ou le temps long, on vit l’accélération dans l’entreprise. Dans la même minute, je pe...

« La société d’hyperconsommation ne tient plus ses promesses »

Entretien - Pour l'économiste Philippe Moati, la société d'hyperconsommation nous empêche de construire une identité commune. Si nous voulons sortir de cette société de « l'avoir » à tout prix, il nous faudra œuvrer pour une société du « faire » ensemble. Pourquoi jugez-vous, dans votre récent ouvrage1, « la société malade de l’hyperconsommation » ?Philippe Moati – La société d’hyperconsommation ne tient plus ses promesses. Elle trouve ses prémisses dans les Trente Glorieuses. Le pouvoir d’achat...

« Nobodysation » du travail : pourquoi la suractivité nous séduit

Le travail procure à certains une surexcitation permanente… au point d’en vouloir toujours plus et de risquer le « burn out ». Qu’est-ce qui est si addictif dans la suractivité ? Peut-on échapper à son attrait ? La pièce Nobody, mise en scène par Cyril Teste et le Collectif MxM à partir de textes de Falk Richter, qui fut un grand succès des scènes françaises en 2015 et 2016, réalise la performance de faire éprouver jusqu’au vertige une caractéristique fondamentale du travail contemporain.Entre l...

Du même auteur

Chocolat amer

L’or brun. En Côte d’Ivoire, les fèves de cacao font vivre une bonne partie de la population. Mais elles aiguisent aussi les appétits. Non sans conséquences sur les fuites de capitaux, l’impossibilité de déloger la classe dirigeante et la violence  armée. C’est ce que révèle cette enquête… au goût amer. Un seul pays d’Afrique est leader mondial dans l’exportation d’une matière première a...

Pour une économie relationnelle

« On peut en savoir beaucoup sur quelqu’un à ses chaussures ; où il va, où il est allé ; qui il est ; qui il cherche à donner l’impression qu’il est ». À cette observation de Forrest Gump dans le film éponyme1, on pourrait ajouter : « Quel monde il invente ». Car l’analyse du secteur de la chaussure, objet du quotidien s’il en est, en dit long sur notre système économique. Un système qui divise. À commencer par les humains : quel acheteur est capable de mettre un visage derrière la fabrication ...

Libérons-nous de la prison !

Nous aurions pu, comme en 1990, intituler ce numéro « Dépeupler les prisons » (Projet, n° 222). Car de l’inventaire dressé alors, il n’y a pas grand-chose à retirer. Les conditions de vie en détention, notamment pour les courtes peines et les détenus en attente de jugement, restent indignes d’un pays qui se veut « patrie des droits de l’homme ». Mais à la surpopulation carcérale, on préfère encore et toujours répondre par la construction de nouvelles prisons. Sans mesurer que plus le parc pénit...

Vous devez être connecté pour commenter cet article
Aucun commentaire, soyez le premier à réagir !
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules