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Dossier : Justice : la prison vaut-elle la peine ?

À qui s’adresse la peine ? Qu’en attendent les victimes ?

La victime a peu à peu pris place dans la procédure pénale au cours du siècle dernier. Mais ce n’est pas en fonction d’elle que la peine est prononcée. À quoi sert donc la peine aujourd’hui ? Que peuvent en attendre les victimes ?

À l’annonce du verdict, les médias se tournent souvent vers les familles des victimes. La politique et la procédure pénales sont-elles pensées pour les victimes ?

Denis Salas - Non. Tout le malentendu vient de là. Il faut distinguer l’attitude de l’opinion et l’esprit des lois pénales. Du côté de l’opinion, l’attente d’une reconnaissance de la victime est particulièrement forte. Mais en appliquant la loi, les magistrats se demandent souvent ce que la victime vient faire dans la procédure ! Celle-ci est pensée pour juger et, éventuellement, condamner des accusés, et non pour « épauler » des victimes, même si, au cours du siècle dernier, elle leur a peu à peu fait une place au procès.

Olivia Mons - Les victimes peuvent être soulagées s’il y a condamnation, ou ne pas se sentir reconnues par rapport à ce qu’elles ont subi, en cas de relaxe. Pour autant, elles ne devraient pas être sollicitées à propos de la peine prononcée. Leur avocat n’a d’ailleurs pas à plaider sur ce point. La victime n’est qu’une partie de la société et la justice pénale est avant tout faite pour réparer la société. Mais de là à écarter complètement la victime du procès pénal, comme le défendent certains, et à ne lui conférer qu’un droit à réparation, à l’image du procès civil, c’est difficile à comprendre pour une victime. Elle a besoin de participer, d’entendre et de voir comment se positionne le mis en cause. Et si la victime est décédée, ses proches sont reconnus comme des « victimes indirectes », dotées de droits procéduraux1.

« La justice pénale est avant tout faite pour réparer la société. » O. Mons

Mais attention, les médias et, plus généralement, l’opinion – qui s’identifie souvent à la victime – pourraient laisser penser que celle-ci est dans la vengeance. Or les victimes ne sont absolument pas dans une demande de sur-répression : comme le disait Ricœur, elles demandent plus récit que vengeance. Malheureusement, la justice ne donne guère la parole à la victime – c’est parfois le cas pour les crimes, selon le bon vouloir du président des assises – ou à son avocat. Certes, la figure de la victime peut avoir une résonance dans l’opinion, mais il faut la désacraliser. Certains politiques et des associations spécialisées, par exemple sur les violences faites aux femmes, ont un prisme causal et réclament l’imprescriptibilité. Dans notre réseau, il n’est pas rare que des victimes ayant subi des violences sexuelles dans leur enfance viennent nous voir trois jours avant ou après la prescription. Or la prescription est aussi là pour ne pas enfermer la personne dans ce qu’elle a subi et lui dire qu’à un moment, elle va devoir se débrouiller sans la Justice.

Quelles étapes ont marqué l’évolution de la place faite aux victimes dans la procédure pénale ?

D. Salas - Pour comprendre cette évolution, il faut relire Michel Foucault ! Le point de départ est l’exclusion de la vengeance privée de la justice pénale. Les grands acteurs de l’État – le juge, le procureur comme porte-parole de la répression étatique – s’imposent en lieu et place des groupes familiaux ou claniques. Le début du XXe siècle marque la reconnaissance de la partie civile (1921), qui peut lancer une poursuite, et dont l’avocat obtiendra peu après l’accès au dossier. C’est une avancée considérable. La « loi Guigou » du 15 juin 2000 représente une nouvelle étape.

O. Mons - Cette loi renforce à la fois la présomption d’innocence et les droits des victimes. Elle met sur un pied d’égalité formelle le plaignant (souvent la victime dans le procès pénal), et la personne mise en cause. Aux assises, les jurés prêtent serment et doivent jurer de respecter l’intérêt des victimes. Et ces dernières ont désormais des droits dans la procédure, comme celui de demander un acte (un conseil, une expertise...). Si le centre de gravité de la procédure est ainsi déplacé, pour autant, il serait illusoire de voir dans la victime une troisième partie du procès pénal. On est dans la quadrature du cercle : on considère que le procès pénal n’est pas fait pour les victimes, mais qu’elles en sont une partie. On leur donne des droits… qui, finalement, ne sont pas tous efficients (le fait de pouvoir narrer son histoire, par exemple). On affirme que les victimes n’ont rien à dire sur la peine ni sur la qualification pénale. Mais la qualification pénale (donc la peine encourue) dépend souvent de la victime (par exemple, en cas d’incapacité temporaire de travail de plus de huit ou trente jours). Comment lui expliquer ensuite que sa souffrance n’a rien à voir avec la peine prononcée (qui sera personnalisée en fonction de l’acte et de la personnalité de l’auteur) ? Ce discours est peu audible pour les victimes et pour la société.

De plus, d’autres victimes concernées par les faits ne peuvent être partie à la procédure. Ainsi, quand les faits qu’elles ont subis sont prescrits, elles ne peuvent être entendues que comme témoins. Le travail de France Victimes2 consiste aussi à dire aux victimes ce qu’elles ne peuvent pas attendre de la justice pénale. Et comme professionnels de la justice, les associations d’aide aux victimes font entendre leur parole dans les commissions d’application des peines.

D. Salas - Même quand les victimes ne peuvent plus être partie civile, en raison de la prescription, leur témoignage revêt un poids moral très fort : pensez aux déclarations des personnes violées par des prêtres pédophiles ou à la comparution récente de l’ex-médecin de l’équipe de gymnastique des États-Unis : 130 victimes « prescrites » ont défilé à l’audience… La couverture médiatique et l’opinion publique qui qualifient leurs paroles comme authentiques ajoutent à l’épaisseur morale de ces témoignages. Plus généralement, leur présence (lors d’accidents collectif ou de faits de terrorisme) polarise le débat : 230 parties civiles pour l’affaire Merah, 3000 témoins dans certains procès célèbres aux États-Unis ! Cette représentation massive, doublée d’une forte présence des médias, reconfigure le procès et en déplace le centre de gravité. Dans ces moments, tout se passe comme si le procès pénal fonctionnait comme une « commission vérité ».

Difficile de considérer les victimes comme un groupe homogène. Peut-on cependant identifier des attentes communes, à l’endroit de la peine ?

D. Salas - Dans le cas d’attaques physiques ou d’attentats, il faut opérer la distinction entre victimes du hasard et victimes du devoir. Les victimes du devoir, ce sont par exemple Arnaud Beltrame (ce gendarme ayant sacrifié sa vie pour sauver un otage lors des attentats de Trèbes et Carcassonne, le 23 mars 2018) ou les pompiers des attentats du 11 septembre : elles sont soutenues par leur institution dans un processus de mémoire. L’institution militaire et l’institution policière ont un système mémoriel qui pérennise la mort de leur agent : chez les pompiers, la sonnerie aux morts est un rituel funéraire extrêmement codifié. Ces victimes qui symbolisent l’atteinte à la patrie jouissent d’une reconnaissance maximale de la part des élus. De leur côté, les victimes du hasard n’ont pas dans leur héritage les ressources pour perpétuer la mémoire. D’où une grande hétérogénéité (je pense à toutes les nationalités concernées par les attentats de Nice ou de Barcelone) et le besoin de se constituer en collectif pour résister à la dispersion et solidifier le lien né de la violence subie. D’où, aussi, les marches blanches, qui ne sont pas des marches républicaines, mais une forme d’improvisation rituelle née de la vie collective elle-même. Ce fut le cas, par exemple, après l’attentat commis par Anders Breivik en Norvège : l’action démocratique traduit la solidité d’un peuple qui réagit face à la violence avec la seule force de la marche et du chant.

O. Mons - Le besoin est fort de se retrouver. Si on prend l’attentat de Carcassonne et de Trèbes, le groupe sera le village, ou les victimes du Super U, qui crée une micro-communauté de souffrance, de vécu. Mais finalement, ces communautés n’en sont pas : toutes ces personnes n’ont pas vécu la même chose. Les uns ont perdu un collègue, les autres ont seulement été des témoins…

Ce que souhaite le plus souvent une victime, c’est le « Plus jamais ça ! ». Que la peine soit utile. Que ce ne soit pas seulement une peine de rupture, mais une peine par laquelle le condamné s’amende pour revenir dans la société avec une nouvelle responsabilité. Une sanction qui prévienne la récidive. Je crois que la très grande majorité des victimes ont intégré l’abolition de la peine de mort.

D. Salas - En effet, je ne pense pas que la première attente soit la peine ou l’indemnisation. Ce qui compte, c’est d’abord le temps consacré, l’écoute, l’empathie dans l’échange. C’est par là que commence la réparation. La deuxième attente, c’est la vérité. Or sur ce point, la justice déçoit souvent. La preuve d’une infraction peut être constituée, mais la vérité derrière l’infraction, c’est-à-dire le récit de ce que j’appelle dans mon livre « la violation », la victime en a besoin. Le « plus jamais ça » est en effet la troisième attente que les juristes appellent une « garantie de non répétition »3 : quelles garanties m’offrez-vous pour que cela n’arrive pas demain à d’autres ?

O. Mons - Nous sommes d’accord sur ces trois attentes. Mais je préfère parler de reconnaissance que de réparation. Celle-ci se réduit généralement à un mode indemnitaire. Mais il serait malavisé de faire reposer cette reconnaissance sur la seule justice pénale. Le procès pénal ne saurait être le seul mode de reconnaissance de la victime. Ce serait terrible pour elle, quand des années se passent entre l’acte, la reconnaissance des faits et le jugement. Heureusement que, durant ce temps, la victime peut se réparer et trouver une autre forme de reconnaissance.

La résurgence du phénomène terroriste affecte-t-elle les attentes de l’opinion ?

D. Salas - Elle les intensifie. Après un tel choc, la société résonne d’un immense appel à punir. La « peur de mort violente » (Hobbes) crée un besoin de sécurité éperdu qui se traduit par une attente de sévérité. Dans son discours d’Agen, le 6 mars 2018, Emmanuel Macron distingue bien la petite et moyenne délinquance, qui peut relever de peines alternatives, des crimes graves (terrorisme ou crime organisé), qui appellent des peines lourdes. Il faut se garder de penser la peine dans sa globalité. Le rôle du politique et du juge, c’est précisément de distinguer les catégories. D’un côté, on applique le principe de proportionnalité, avec une sorte de modération, ce qui ouvre l’espace des peines alternatives. De l’autre, on réprime plus : la loi Urvoas de 2016 punit les cas d’association de malfaiteur terroriste d’une peine de trente ans de prison, alors qu’aucun attentat n’a été commis.

« Il faut se garder de penser la peine dans sa globalité. Le rôle du politique et du juge, c’est précisément de distinguer les catégories. » D. Salas

O. Mons - Gardons-nous d’amalgamer les victimes et l’opinion. En disant que nous sommes tous concernés, insécurisés, on pourrait laisser croire que les victimes seraient dans une demande de vengeance.

Pourtant, les mesures induisant plus de sévérité sont prises en leur nom…

D. Salas - Ce populisme pénal, importé en France par Nicolas Sarkozy a été largement thématisé par les Américains. L’invocation de la cause des victimes devient le support répressif de peines automatiques alors appliquées pour les crimes sexuels (dont les peines de perpétuité aux États-Unis)4 ! Heureusement, cette spécificité a été abandonnée en France, mais elle reste une tentation.

O. Mons - Ces lois américaines confinent à l’ineptie, faisant porter le poids d’une loi répressive sur la victime, prise en otage par l’État. Il est difficile pour les victimes d’échapper à toute tentative d’instrumentalisation. Mais j’ai l’impression qu’en France, on est passé à une fonction symbolique de la loi. Par exemple, le projet sur le harcèlement de rue est, de l’avis général, quasiment inapplicable (il faudrait un policier derrière chaque citoyen pour établir un flagrant délit…). Mais Marlène Schiappa [secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, NDLR] le justifie par la force symbolique de la loi, de l’interdit, comme un signe de réprobation sociale pour désigner un comportement inadéquat.

D. Salas - Cette posture sonne comme un aveu d’impuissance… On légifère pour faire croire à l’opinion que l’on va régler le problème. Peut-on encore parler d’interdit, s’il ne s’applique pas, s’il n’a aucune réalité ?

On entend dire que l’exécution des peines souffre d’un manque de lisibilité. Est-ce un constat partagé ?

D. Salas - Selon E. Macron, une peine prononcée en audience publique doit être appliquée telle quelle pour être compréhensible par l’opinion… Je comprends mal cette analyse. En 2000, la loi Guigou a judiciarisé l’application des peines, confiée aux magistrats. Aujourd’hui, différents mécanismes permettent d’individualiser la peine au cours de son exécution : libération conditionnelle à mi-peine, libération sous contrainte, chantiers extérieurs, semi-liberté… Va-t-on délégitimer ces alternatives alors qu’elles permettent de préparer un retour dans la société et de réduire la récidive ?

O. Mons - On parle de deux choses distinctes. Le débat porte sur l’aménagement des peines ab initio : quand un juge, au nom du peuple français, prononce une peine de prison ferme, la victime s’attend à ce que le condamné aille en prison ! Si la sanction est immédiatement commuée en une peine alternative, elle a du mal à comprendre. Elle voit juste que l’on fait fi de la peine prononcée. Ce que propose le gouvernement, c’est que la personne condamnée à de la prison ferme aille en prison : ce qui n’empêche pas l’individualisation de la peine, avec des mesures et des programmes pour favoriser la réinsertion.

D. Salas - La loi prévoit en effet, depuis 2009, la possibilité d’aménager les peines d’emprisonnement de moins de deux ans. L’absence de concomitance, contrairement au procès pénal anglais, entre le temps du prononcé et celui de l’aménagement paraît incohérent. Certes, la victime peut être déconcertée, mais, en réalité, elle est plutôt gagnante : deux ans en semi-liberté, cela signifie que la personne condamnée pourra travailler et donc l’indemniser. La victime entend « deux ans », sans qu’on lui explique l’intérêt pour elle d’un aménagement qui se décide lors d’un rendez-vous avec le juge de l’application des peines. Pour autant, est-ce condamnable au seul motif que ce n’est pas lisible de l’extérieur ? À l’audience, le juge ne sait pas combien l’accusé gagne, s’il peut indemniser la victime, il n’a ni certificat de l’employeur, ni preuve de logement… Il ne peut individualiser immédiatement la peine. Alors il décide d’un ou deux ans de prison et s’en remet à un juge de l’application des peines pour un aménagement, par exemple, trouver un travail d’intérêt général [Tig] qui corresponde au condamné. Ne stigmatisons pas a priori un système qui fonctionne dans l’intérêt de la société et de la victime, même s’il semble peu lisible pour le public.

O. Mons - Une telle évolution aurait pourtant du sens pour les victimes. Car ce que prévoit E. Macron nécessiterait de modifier entièrement le prononcé de la peine. Chaque année, selon le ministère de la Justice, sont prononcées 10 000 peines de prison d’un jour à un mois (inclus) et 90 000 peines d’un à six mois5. C’est énorme ! Pour les supprimer, il faut donner aux juges des moyens qu’ils n’ont pas aujourd’hui, pour pouvoir prononcer des peines alternatives (stage citoyen, Tig, bracelet électronique…).

D. Salas - Mais selon le tableau des condamnations inscrites au casier judiciaire, il y a 1027 peines de moins d’un mois prononcées en 20166. Leur suppression annoncée aura un effet très limité sur la baisse de l’inflation carcérale.

Que vous inspire le procès en laxisme fait à la justice française ?

D. Salas - Ce procès est aussi régulier que totalement infondé. Dans de nombreux contentieux, les peines augmentent. Les durées de prescription ont récemment été doublées. Pour les crimes, c’est désormais vingt ans et depuis peu, pour les crimes sexuels sur mineurs, trente ans à compter de la majorité des plaignants. Comment parler de laxisme quand les prisons sont surpeuplées (70 000 détenus, chiffre sans précédent ces dernières années) ? Le taux de poursuite actuel (plus de 90 %) équivaut à une tolérance zéro ! Par ailleurs, pour mesurer la gravité de l’acte et prononcer une peine, le juge se fonde sur une échelle pour partie subjective. Il y a toujours un implicite dans l’acte de juger. Celui-ci n’est ni laxiste, ni répressif en soi. Dans chaque cas, il pèse l’intérêt de la société, celui de la victime et celui de l’auteur et exprime son choix sans sa motivation.

O. Mons - Relevons que les jurés populaires ne se montrent pas plus répressifs que les magistrats professionnels ! Quant à dire qu’il n’y a pas de classement exagéré… La justice considère avoir fait son travail, par exemple, quand elle a ouvert une poursuite pour des violences, mais que l’affaire est close faute d’avoir identifié l’auteur. Un classement sans suite est peut-être une réponse pénale, mais reste incompréhensible pour les victimes.

D. Salas - La réforme de Mme Belloubet vise à créer, après une expérimentation dans dix tribunaux de grande instance, un « tribunal criminel départemental » qui supprimera les jurés populaires pour les affaires susceptibles d’entraîner vingt ans d’emprisonnement. Mais on risque d’accroître ainsi le divorce entre la justice instituée et le peuple français. Par ailleurs, l’inévitable réduction d’espaces de débat qui en résultera ne pourra que décevoir les victimes. À quoi bon des délais plus brefs si un débat de qualité n’est pas au rendez-vous ?

La justice se prononce sur la culpabilité et, le cas échéant, sur la peine. Peut-elle aussi décider de mesures d’accompagnement pour les victimes ?

D. Salas - Cette piste n’est pas à négliger. Derrière une indemnisation, il y a déjà la possibilité, pour une victime, de financer une psychothérapie, de se procurer un appareillage coûteux, d’édifier un monument funéraire… et donc, indirectement, de favoriser un travail de deuil. Dans certains procès à l’étranger, au Cambodge par exemple, le tribunal prescrit la création d’une stèle mémorielle. En France, nous disposons d’un fonds de garantie financé sur les primes d’assurance, ce qui offre le moyen d’obtenir des réparations, du moins pour celles qui sont quantifiables.

O. Mons - On pourrait imaginer, comme au Québec, que l’indemnisation couvre les frais de psychothérapie. D’ores et déjà, l’application de l’article 22 de la directive européenne « Victimes » du 25 octobre 2012 permet de prescrire des mesures d’accompagnement. Le dispositif d’évaluation des besoins spécifiques de protection des victimes (inscrit dans la loi en 2015) vise à la fois à protéger la victime des menaces et du risque de représailles et à lui épargner une sur-victimisation par l’institution judiciaire elle-même (depuis le service enquêteur jusqu’au magistrat). Il s’agit aussi d’être attentif à la manière dont se passe la confrontation, de ne pas répéter la même chose des dizaines de fois… Suivant ce dispositif, les services enquêteurs font un premier repérage des personnes qui auraient besoin de protections spécifiques. Le cas échéant, ils en informent le procureur de la République, qui demande à une association d’aide aux victimes une évaluation approfondie. Celle-ci est jointe au dossier pénal pour préciser les besoins de protection. Porter la préoccupation de la victime n’est pas aujourd’hui le travail des magistrats. Cela permettrait pourtant d’apaiser l’acte de juger : le magistrat se serait préoccupé de l’envers et de l’endroit du crime. La justice restaurative propose un dialogue auteur/victime, et ce serait déjà très pertinent comme accompagnement.

D. Salas - Le parallélisme entre victime et auteur ne peut être poussé trop loin. Accompagner une personne vulnérable d’un côté, infliger une juste peine de l’autre relèvent de deux registres différents. L’ADN du juge, c’est de juger, de punir et d’indemniser et non de penser un accompagnement pour la victime. Il est difficile d’articuler ces deux démarches. On n’a pas encore imaginé – cela viendra peut-être – un code des victimes à côté du Code pénal. Mais le concept de justice restaurative, désormais inscrit dans la loi, change ce logiciel. C’est pourquoi elle est très peu appliquée aujourd’hui. Si la fonction du juge est génétiquement pensée en relation avec l’accusé, elle reste à inventer du côté de la victime.

Quand des magistrats veulent faire preuve de fermeté, la prison reste-t-elle la référence ?

D. Salas - La prison reste très présente dans la pensée des législateurs et dans notre imaginaire sécuritaire. En matière criminelle, elle représente 75 % des peines et environ 50 % pour les délits. La « contrainte pénale » (peine alternative) n’est guère utilisée (0,2 % des peines en 2016), parce que les magistrats n’ont pas compris la différence avec le sursis avec mise à l’épreuve, pratiqué de longue date. De son côté, le travail d’intérêt général se développe, une agence dédiée va se créer. Mais les moyens ne suivent pas. La France compte très peu de centres de semi-liberté. Le milieu ouvert ne semble guère prioritaire, alors qu’il sécurise la société autant que le milieu fermé.

O. Mons - Par la contrainte pénale, Christiane Taubira voulait en finir avec le référentiel prison. Mais c’est tout le Code pénal qu’il faudrait reprendre : cesser de dire que tel fait vaut tant d’années de prisons et avoir au contraire un éventail de sanctions. E. Macron, en supprimant les peines d’incarcération courtes, obligera à reporter ces peines vers le placement extérieur, la semi-liberté… Mais faute de moyens, les magistrats ne risquent-ils d’augmenter les peines d’emprisonnement ?

« Il faut des ressources pour que la peine non carcérale ait du sens afin qu’elle soit intelligible pour l’auteur et crédible pour la victime et le public. » D. Salas

D. Salas - Oui, la crédibilité du milieu ouvert est un enjeu décisif. Si on supprime, selon le vœu d’E. Macron, les incarcérations de courte durée et si la loi interdit de prononcer des peines de moins de six mois, par quoi va-t-on les remplacer, si on n’a pas suffisamment de bracelets électroniques, de centres de semi-liberté, de chantiers extérieurs ? Va-t-on multiplier les sorties « sèches », les plus récidivantes ? Le magistrat est réaliste. Il ne prononcera pas une peine s’il n’a pas la certitude qu’elle pourra être appliquée. Il faut des ressources pour que la peine non carcérale ait du sens afin qu’elle soit intelligible pour l’auteur et crédible pour la victime et le public.

Propos recueillis par Martin de Lalaubie et Jean Merckaert à Paris, le 10 avril 2018.

 


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2 France Victimes fédère 130 associations de professionnels de l’aide aux victimes. Elle accompagne 300 000 victimes par an (est victime toute personne se déclarant comme telle). À distinguer des associations de victimes constituées à l’occasion d’un préjudice spécifique (parents d’enfants, actes terroristes, accidents collectifs…).

3 Cf. Louis Joinet (dir.), Lutter contre l’impunité, Dix questions pour comprendre et pour agir, La Découverte, 2002.

4 À la troisième infraction, même pour vol simple, la perpétuité peut être décidée (« loi des trois coups », « three strikes law », instaurée en Californie en 1994 avant d’être étendue au niveau fédéral).

5 « Sens et efficacité des peines. Les axes de la réforme », ministère de la Justice, mars 2018.

6 À l’encontre de personnes reconnues coupables de délits [NDLR]. Cf. « Condamnations 2016. Résultats provisoires », tableau 12, statistiques du ministère de la Justice.


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