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La politique peut-elle encore faire rêver ?

Débat Barnier-Lepage-Potier au Centre Sèvres © Revue Projet 21 juin 2016
Débat Barnier-Lepage-Potier au Centre Sèvres © Revue Projet 21 juin 2016
Des responsables politiques se sont engagés au nom d’un idéal. Que comprennent-ils à la montée de l’abstention, à la progression de l’extrême droite ? Des réformes s’imposent-elles ? À quelles conditions la politique peut-elle encore faire rêver ?

L’extrême droite progresse dans les urnes et dans les esprits. En même temps, une part croissante de la population ne semble plus croire à la politique et ne vote plus. Qu’est qui vous semble légitime dans ce qui s’exprime là ?

Corinne Lepage – J’entends dans ce phénomène – qui n’est pas seulement français – une remise en cause violente des élites, qui ont « failli », et des partis traditionnels. Si le « Tous pourris » n’est pas acceptable, l’impunité des élus ne l’est pas davantage. Nous ne sommes pas au clair sur la nécessité de les rémunérer convenablement et donc nous fermons les yeux sur de multiples pratiques destinées à accroître les rémunérations prévues.

Je vois aussi une grande difficulté à s’adapter à un monde qui change vite et brutalement, avec un accroissement considérable des inégalités, un sentiment répandu de décrochage… Or, face à ces bouleversements, je regrette un manque de parler vrai. À force de dire : « Ça ira mieux demain », on ne tient pas compte de l’ampleur des drames au quotidien et des réalités. Par exemple, la robotisation et l’informatisation de toute une série de tâches ne peuvent que faire disparaître certains emplois. Bien sûr, d’autres se créent, mais ils ne concernent pas les mêmes personnes et nous n’avons pas su mettre en place une formation tout au long de la vie. Plus de la moitié des emplois qui existent aujourd’hui n’existeront plus dans quinze ans. Ce sont des questions immenses, qui dérangent, de même que l’immigration, la démographie. Mais on cache la poussière sous le tapis. Et puis notre pays ne donne pas assez la place aux jeunes : c’est Marion Maréchal-Le Pen qui est la plus jeune des députés ! On a besoin d’un renouveau. Ce n’est pas seulement une question d’idées, c’est aussi une question de « têtes ». Si les électeurs voyaient un renouveau dans la représentation des autres partis, les critiques faites par le FN ne seraient plus audibles, ou le seraient moins.

Michel Barnier, vous avez donné votre vie aux affaires publiques or, aujourd’hui, l’abstention monte et l’extrême droite approche des 30 %. Y voyez-vous une remise en cause personnelle de vos choix ?

Michel Barnier – Un homme ou une femme politique doit toujours avoir des doutes et se sentir interpellé, sans arrogance. Mais le phénomène n’est pas nouveau. Quand j’étais jeune élu en Savoie, des affiches de Le Pen disaient : « Vos idées sont les miennes ». Ce n’est pas ma conception de la politique. Un homme politique doit être capable de relever la ligne d’horizon, de mobiliser autour d’un projet et d’entraîner au-delà des premières réactions.

Mais attention, voter Front national ou s’abstenir, ce n’est pas la même chose. Voter, c’est choisir une solution politique, donner du pouvoir à des élus. Depuis les années 1980, l’abstention progresse régulièrement, jusqu’à 60 % lors des élections européennes. C’est le premier signe du délitement de la nation et un danger majeur pour la démocratie. D’un point de vue historique, le droit de vote signifie l’appartenance et l’adhésion à une communauté nationale : il distingue le citoyen de l’étranger. D’un point de vue philosophique, il distingue le citoyen du sujet (celui qui subit un système non démocratique). Par le vote, on consent à l’exercice de l’autorité de l’État ou des élus, auxquels on donne un mandat. Je trouve extrêmement grave qu’un certain nombre de citoyens n’aient plus conscience de cette valeur du vote. Cela fragilise notre pays, encore trop centralisé. Et actuellement, 7 % des Français (soit 3 millions) sont privés de leurs droits politiques parce qu’ils ne sont pas inscrits sur les listes électorales. Pour regagner la confiance des citoyens dans la démocratie, il y a des efforts à faire pour que tous puissent voter.

Quand on observe la géographie électorale, cinq manifestations des inégalités recoupent le vote FN : la carte du chômage des jeunes, celles des jeunes sans diplôme, des familles monoparentales, des revenus les plus faibles et la carte des écarts de revenus1. Si l’on superpose ces cartes, auxquelles on pourrait ajouter celles de l’éloignement des transports publics et de la désertification médicale, on retrouve assez précisément le vote FN.

« L’urgence est de réduire la souffrance sociale, de faire reculer le chômage, de faire redémarrer l’économie du pays. » M. Barnier

Au-delà de la défiance à l’égard d’élus qui n’ont pas respecté leurs engagements, qui se sont parfois mal comportés, l’urgence, pour lutter contre ce vote d’extrême droite, est de réduire la souffrance sociale, de faire reculer le chômage, de faire redémarrer l’économie du pays. Que les gens qui peuvent investir le fassent sans être bloqués par le matraquage fiscal ou administratif (qui ne date pas de 2012). On n’a pas le droit d’être fataliste quand on est engagé. Il y a des solutions : la formation doit être adaptée à l’époque actuelle, les entreprises sociales et solidaires doivent être soutenues…

Vous distinguez avec raison vote FN et abstention, cependant, la majorité des électeurs de Jean-Marie Le Pen ne souhaitaient pas qu’il devienne président de la République. C’est un peu moins vrai avec sa fille, mais ce vote n’exprime pas uniquement l’adhésion à un projet politique.

Dominique Potier – Cette panne d’espérance dépasse les frontières de l’Hexagone. Le phénomène est terrifiant, mais il faut le replacer dans un contexte international pour le comprendre. Plus qu’en Europe, on a aujourd’hui un Occident – de l’Autriche à la Californie, de Londres à Rome – qui est travaillé par une défiance de ce qui est communément appelé le « système ». Je ressens violemment ce rejet du politique. Dans notre circonscription, aux dernières régionales, 41 % des votes exprimés sont allés au FN. Nous sommes au sein des territoires records, les Hauts-de-France et le Grand Est, où le vote FN s’inscrit de façon durable. Ce vote est souvent l’expression d’un amour blessé. Beaucoup d’électeurs ressentent de la rancœur quand, après une campagne électorale qui a ouvert un horizon, les promesses ne sont pas tenues.

Vient ensuite le sentiment d’un cadre caduc. À mi-mandat, je suis retourné dans les 181 communes de la circonscription. Si j’ai constaté une désespérance, j’ai aussi entendu une réelle soif de politique. Mais les gens nous disaient : « Finalement, tout se passe ailleurs, vous êtes des marionnettes. C’est un moindre mal quand cela se passe à Bruxelles, mais les véritables décisions sont prises dans des lieux occultes où la finance manipule le monde. » La mondialisation méconnaît largement le droit et n’est pas régulée par un processus démocratique. Il faut entendre cette part de vérité.

Enfin, c’est la question du déshonneur. En France, la transparence et la probité en politique progressent. Mais quelques affaires suffisent à faire des ravages dans l’opinion. L’indécence des puissants, qu’elle soit du domaine privé ou public, amplifie l’indolence civique. Les jours d’élection, on voit des jeunes brandir un bulletin FN comme s’il s’agissait d’un vote révolutionnaire.

« On voit des jeunes brandir un bulletin FN comme s’il s’agissait d’un vote révolutionnaire. » D. Potier

La nouveauté est que, pour toute une partie de la population qui se sent exclue de la modernité et des codes culturels des « élites », le vote Front national permet d’exprimer sa fierté. J’entends aussi : « On a tout essayé, alors le FN, pourquoi pas ? » Comme si la politique était devenue un objet de consommation ! Nous ne pouvons pas comprendre ce phénomène sans mesurer les déracinements culturels que nous avons fabriqués au-delà même du champ politique.

L’ancrage durable du vote FN nous invite à une conversion, c’est pour cela que nous avons fondé « Esprit civique ». Cette conversion passe pour moi par la fidélité à mon milieu d’origine, un milieu populaire, par un refus des mondanités, un refus du cumul des mandats, y compris dans le temps. Je suis venu en politique après une expérience de militant, de paysan, de vie associative, d’engagement sur un territoire. Je n’ai pas changé de style de vie. Je garde à l’esprit que ce mandat est temporaire, qu’il faut l’exercer avec sobriété. Il faut découvrir le sens des limites, pour lutter contre l’hubris.

Plutôt discipliné au sein de mon groupe politique, même lorsque je ne partage pas la politique du gouvernement, sur certains points j’exprime mon désaccord : je l’ai fait sur des sujets bioéthiques, je pourrais le faire sur des enjeux de justice.

Impuissance du politique, soumis à l’économique, institutions grippées, creusement du fossé entre le personnel politique et une partie des citoyens qui se sentent abandonnés… Les accusations sont graves. Quelles réformes vous semblent nécessaires ?

Corinne Lepage – On se trouve face à deux besoins contradictoires. D’une part, un besoin d’ordre : notre époque impose d’avoir un État avec des pouvoirs régaliens efficaces. D’autre part, la société aspire de plus en plus au partage de la décision, à la démocratie participative, car l’information est beaucoup plus partagée. La compétence aussi, puisqu’il existe parmi les jeunes retraités des experts remarquables, capables de rivaliser avec les porteurs de projet de l’État ou de grands groupes. Des modèles étrangers, comme ceux du Nord de l’Europe, avec les conférences de consensus, donnent désormais envie de faire la même chose. On est là dans un modèle très décentralisé, en réseau, avec l’internet.

Or en France, nous avons pendant longtemps été des « administrés ». Dans notre tradition jacobine, l’État précède la nation, il se défie de la société. Aujourd’hui, la société rend à l’État sa défiance originelle. Dans ce contexte, il est difficile de trouver de nouvelles manières de faire ensemble. Voyez la situation à Notre-Dame-des-Landes ! On peut faire autrement, mais cela implique des efforts réciproques : de la part des décideurs, pour admettre qu’ils n’ont pas forcément toute la vérité ; de la part des citoyens, pour accepter qu’à un moment donné, il faut décider pour avancer. Finalement, c’est la démocratie représentative et l’idée de représentation qui sont remises en cause. La démocratie, ce n’est pas seulement la possibilité de choisir ses représentants, ce sont aussi des procédures de gestion des relations entre représentants et représentés, pendant la durée du mandat.

Dominique Potier – Selon moi, la crise du politique est d’abord une crise du sens. Comme le dit le philosophe Olivier Abel, le gouvernail de la vie publique doit être l’éthique. Une éthique fondée sur une vision de l’homme. Or cette anthropologie a été renvoyée au privé. Il y a, d’un côté, ceux qui considèrent que la politique consiste à faire cohabiter sans violence des destins individuels et, de l’autre, ceux qui croient que la politique est à la recherche d’une vérité commune, même si celle-ci ne doit pas viser à être « le tout de l’homme ». Je crois pour ma part que la politique ne vise pas seulement à nous faire vivre les uns à côté des autres, mais les uns avec les autres, avec le souci de la génération qui vient, de ceux qui sont au bout de la rue comme au bout du monde. Cet héritage humaniste de la doctrine sociale de l’Église peut être partagé par bien d’autres sensibilités. Ce croisement fertile du politique et du spirituel est certainement ce qui nous manque le plus aujourd’hui pour aller vers une « terre promise ».

Je crois profondément à l’éducation populaire qui forme un trépied avec la famille et l’école de la République. Elle contribue, par l’émancipation citoyenne, à une prise d’autonomie à l’adolescence. Elle permet une lecture du monde et d’en devenir acteur. L’absence de ce tiers-lieu est un drame pour la démocratie. Georges Guérin, le cofondateur de la Joc [la Jeunesse ouvrière chrétienne], disait : « La vie d’un jeune travailleur vaut plus que tout l’or du monde. » Qui sont les invisibles d’aujourd’hui ? Qui est prêt à refonder une action politique par une nouvelle éducation populaire ?

Pour ce qui est des réformes, certains proposent une constituante. Mais il faudrait pour cela prendre le temps utile. Notre système est dans un terrible état d’épuisement. Je n’en peux plus, comme député, de ce déséquilibre entre les pouvoirs du Parlement et de l’exécutif. Une loi, comme la loi « devoir de vigilance »2 des multinationales, portée par quatre groupes parlementaires, les cinq plus grandes ONG et les syndicats, n’est pas assurée d’aboutir ! Ce serait un déni de démocratie que de constater, in fine, la victoire des lobbies. Le poison de la République, c’est le sentiment d’impuissance publique.

Au niveau européen, la Commission a conscience de la défiance des citoyens à son égard, mais prend-elle en compte leurs réactions ? Ainsi, à une consultation sur le recours à l’arbitrage dans le projet d’accord transatlantique (Tafta), 99 % des citoyens ont répondu non. Pourtant, la Commission n’y a pas renoncé…

Michel Barnier – Il ne faut pas tout mélanger. Nous sommes dans une organisation européenne et nous avons décidé d’assumer ensemble un certain nombre de politiques (commerciale, agricole, de concurrence…). D’autres sujets relèvent de décisions nationales, avec tous les défauts qu’a un vieux pays comme le nôtre, trop centralisé, plein de rhumatismes, avec des institutions qui mériteraient en effet d’être rénovées.

Parmi les expériences qui m’ont marqué dans ma vie publique, je pense à celle que j’ai vécue, de 1981 à 1992, pour organiser les jeux olympiques d’Albertville, avec des personnalités comme Jean-Claude Killy. Je relève trois éléments indispensables à la réussite d’un tel projet. D’abord, la mise en perspective des problèmes les rend moins difficiles à régler. En levant les yeux, les gens imaginaient déjà la flamme olympique à l’horizon, avec la magie et la passion qu’elle suscitait. Ensuite, une nécessaire concertation : après mon élection au Conseil général, j’ai rencontré mon concurrent socialiste car, pour réussir, nous devions mener ce projet ensemble. Il m’a soutenu pendant ces dix ans. Enfin, quand on a un projet (dans un village, un pays, ou pour toute l’Europe), chaque personne doit y être associée. Quelle que soit sa place, elle a le sentiment de progresser individuellement en participant à la réussite collective du projet. « Chaque homme est nécessaire », disait le pape Benoît XVI lors de son intronisation place Saint-Pierre. De même chaque citoyen est nécessaire, quelle que soit sa couleur, sa religion, son orientation sexuelle, sa profession… Il faut que les citoyens aient le sentiment que leur vote sert à quelque chose ! S’ils pensent que cela n’a pas de sens, cela justifie une partie de l’abstention. En 1988, au référendum sur la Nouvelle-Calédonie, il y a eu 63 % d’abstention. Aux élections européennes de 2009 : 60 %. Les gens ne voyaient pas l’utilité de leur vote.

On ne peut plus faire des promesses pendant la campagne, puis faire le contraire ou y renoncer. La remarque vaut pour la réforme des retraites, avec Nicolas Sarkozy, comme pour la loi sur le travail, avec François Hollande. Comme chaque citoyen est nécessaire, qu’il a besoin de s’exprimer, qu’il a un intérêt pour la chose publique, il faut un autre système que celui d’un mandat donné comme un chèque en blanc, jusqu’au prochain rendez-vous cinq ans plus tard. On pourrait, par exemple, organiser des journées nationales de consultation : toutes les mairies seraient ouvertes. Le gouvernement, la région, le département, la commune : chacun pourrait poser une question. Une sorte de référendum, sans l’aspect dramatisé du référendum français actuel ni le côté banalisé du référendum suisse. Par rapport à d’autres pays européens, la France n’a ni la culture du dialogue social, ni celle du débat politique. Il faut, à tous les niveaux, créer des moments de respiration, de dialogue.

Je suis fier d’avoir introduit pour la première fois dans une loi française l’expression « débat public ». La Commission nationale du débat public a été créée en 1995 par la loi dite « Barnier », même si, malheureusement, cela ne fonctionne pas toujours bien. J’avais constaté que les grands maîtres d’ouvrage, comme la SNCF, faisaient passer leurs projets sans discuter. Des structures ont été créées pour obliger à débattre.

J’espère que l’on va parvenir à décentraliser, à faire des lois-cadres qui permettent l’éclosion de toutes les initiatives porteuses d’espérance dans le pays. L’internet donne aussi à la démocratie une nouvelle chance. Mais, bien sûr, on ne réglera pas d’abord la souffrance sociale par la réforme institutionnelle. La priorité, c’est que les gens aient du travail.

Le principal défi du politique aujourd’hui, c’est de redonner de l’espoir. Qu’est-ce qui vous fait rêver ?

Dominique Potier – J’ai une conviction, qui me vient de loin : il y a dans ce pays une majorité de démocrates, de républicains, d’humanistes, de gens qui partagent un esprit d’entreprise et de fraternité. Malgré des décennies d’individualisme sans limite, de pensée néolibérale, de mondialisation sans foi ni loi, d’incurie publique parfois, la France résiste. Chaque fois que je vais dans une école, un collège, un lycée ou une université, je ressens une émotion, même dans les milieux les plus fragilisés. Mon espérance est là : chaque fois que l’on formule une parole forte, un projet cohérent, des yeux s’ouvrent, des mains se tendent. Le pays aspire profondément à une société plus belle, plus humaine. Pour relever ce défi, il est prêt à faire des efforts. Mais ces efforts sont impossibles si nous ne partageons pas un sentiment de justice. Ce qui me fait rêver, c’est de refaire du commun, de mettre l’homme au centre et de porter une parole qui permette à nouveau de vivre des aventures collectives.

Notre société est travaillée par des courants contraires : aux tentations mortifères de l’enfermement et du fondamentalisme répond une autre société civile inventive et généreuse. Ce qui me donne de l’espoir, ce sont ces jeunes qui ont pris conscience qu’ils étaient une partie de la solution et qui mettent en œuvre des actions concrètes. Mais je sais que cette aspiration sera en grande partie vaine si elle ne passe pas par un engagement politique.

Nous avons pris conscience aujourd’hui de l’extrême fragilité de notre écosystème planétaire. Nous sommes aussi responsables d’une autre fragilité, celle de la République. Pour Axel Kahn, qui a traversé la France à pied, les territoires qui vont bien ne sont pas ceux qui ont les plus beaux équipements et patrimoines, ce sont ceux qui ont une fierté commune. Un des défis du politique est de faire le récit d’un territoire ou d’un moment en l’inscrivant dans un récit du monde. C’est ce à quoi nous invite l’encyclique Laudato si’ en montrant l’indissolubilité du combat pour la justice et de celui pour la vie.

Michel Barnier – La politique, c’est ce qui – à partir de valeurs, de convictions personnelles, du mandat qu’on vous confie, du budget, des lois que vous pouvez faire – consiste à créer du progrès ou du bonheur collectifs. Cela peut se traduire par des projets ouverts sur les autres, une entreprise qui fonctionne avec une bonne gouvernance, une certaine échelle des salaires. Quand la politique cesse de créer du progrès collectif, il ne faut pas s’étonner que les gens la contestent ou n’aillent plus voter.

Cela peut paraître paradoxal aujourd’hui, mais ce à quoi j’ai envie de consacrer mon énergie, c’est à créer les conditions pour que les Français retrouvent le besoin de croire au projet européen3 comme à un projet politique, qui a tenu, non pas toutes ses promesses, mais une partie (la stabilité, la démocratie, la liberté, la paix).

D. Potier parlait du récit du monde, je parlerais de pédagogie du monde. C’est le rôle du président de la République, des élus, que de faire cette pédagogie. Si l’on travaille pour les générations qui viennent, il importe de regarder le monde tel qu’il est, au lieu de succomber à la nostalgie de ce qu’il était. Je montre souvent un tableau qui classe tous les dix ans les 10 pays les plus importants du monde [au plan économique, NDLR]. Aujourd’hui, quatre pays européens s’y trouvent encore : l’Allemagne, l’Angleterre, la France et l’Italie. Tous les dix ans, un des pays européens est éjecté du classement. En 2050, il n’y en aura plus un seul dans le G8. En 2050, notre modèle social, notre modèle culturel, sera devenu sous-traitant. Notre modèle économique et social sera sous influence des Américains, des Chinois et des autres. L’avenir, c’est ce monde-là. Veut-on être acteur ou spectateur ?

J’ai eu pendant cinq ans le rôle de régulateur européen. 600 000 milliards de dollars circulent en permanence sur les marchés financiers dans le monde, avec quelle régulation ? Elle ne se fera pas en s’abritant derrière ce qui nous reste de frontières nationales. Il faut le faire avec la force que nous donne le marché unique. En corrigeant ce qui doit l’être, en mettant moins de bureaucratie, plus de démocratie. Si nous cédons aux sirènes du chacun pour soi, on ne pourra faire face ni au changement climatique, ni à la finance, ni au terrorisme. Mon rêve est que mon pays retrouve sa place dans ce projet européen.

Corinne Lepage – Comme Michel, j’ai 65 ans. Mon enthousiasme et ma colère sont identiques à ce qu’ils étaient quand j’en avais 18. L’injustice me met toujours autant en rage et mon enthousiasme pour l’action, comme la bienveillance à l’égard des autres, sont restés intacts. Mon rêve, c’est de généraliser le film Demain ! Je suis convaincue depuis longtemps qu’il ne peut pas y avoir d’économie sans écologie, ni d’écologie sans économie.

« Mon rêve, c’est de généraliser le film ‘Demain !’ » C. Lepage

Je voudrais contribuer à ce que les multiples réussites que l’on voit en France, notamment au niveau des écosystèmes territoriaux (entre des collectivités territoriales, des entreprises et des citoyens), deviennent la norme. Si le politique est ce qui doit faire sens commun, ce qui fait le plus sens, c’est ce qui est fait par les citoyens et non par les politiques. Je pense en particulier aux jeunes, que l’on entend dire : « Je ne fais pas de politique, mais je fais partie de telle association, j’ai mis en place tel réseau, je fais des maraudes le soir… » Ils font de la politique, mais de manière différente. On parle beaucoup de « transition ». Pourquoi pas une transition démocratique ? Elle passe par une autre manière d’appréhender le monde et les rapports entre société et État. Tout ne marche pas tout de suite : on cherche, on expérimente. Mon espérance, c’est que l’on arrive à transformer le monde politique comme on transforme le domaine de l’économie, des associations, en inscrivant le faire des citoyens dans une vision de long terme.

Les questions liées à l’écologie devraient nous permettre de vivre différemment le rapport à l’autre, car nous sommes tous confrontés au même problème. Chaque fois que l’on a des problèmes globaux à régler ensemble, c’est une occasion de regarder l’autre différemment et comme un autre soi-même. C’est la raison pour laquelle j’ai travaillé sur une déclaration des droits de l’humanité, aujourd’hui en débat à l’Onu [Organisation des Nations unies] : j’y vois un moyen de dépasser la tentation de repli sur soi. Et quand on est européen, le repli de la France sur elle-même n’a aucun sens.

Propos recueillis par Jérôme Gué et Aurore Chaillou, à partir d’un débat animé par Jean Merckaert au Centre Sèvres à Paris le 21 juin 2016.



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1 Cf. les cartes d’Hervé Le Bras notamment.

2 Cf. Guillaume Delalieux, « Devoir de vigilance », <www.revue-projet.com>, 01/03/2016. Voir aussi le n° 353 de la Revue Projet « À l’heure des multinationales, le retard du droit ? » (été 2016) [NDLR].

3 Propos tenus deux jours avant le vote des Britanniques en faveur du Brexit. Depuis, Jean-Claude Juncker a chargé Michel Barnier de négocier le Brexit au nom de la Commission [NDLR].


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