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Affirmer donner sa voix au parti de Marine Le Pen demeure tabou à Créteil, ville fortement ancrée à gauche1. Chez les populations issues de la diversité, le vote frontiste semble susciter curiosité et intérêt, mais reste marginal. Benjamin et Malik2, eux, sont décidés à voter pour Marine Le Pen en 2017. Ils ont accepté d’expliquer leurs motivations.
« Malade » : voilà comment Benjamin, machiniste à la RATP, perçoit la France depuis l’avènement de François Hollande. Alors que, pour beaucoup d’électeurs de gauche, son élection suscitait espoir et enthousiasme, son quinquennat vire au désastre. Pour ce père de deux enfants qui avait choisi de ne jamais voter, après le « difficile mandat » de Nicolas Sarkozy et une tragédie économique et sociale depuis 2012, les choses doivent changer. « Qu’ils soient de droite ou de gauche, les politiques ne cherchent qu’une chose : rester au pouvoir afin de préserver leurs privilèges. Ils sortent des mêmes grandes écoles, mais ne sont pas conscients des difficultés que vivent quotidiennement les Français. »
Issu d’une famille originaire du Sénégal qui vote traditionnellement socialiste, le trentenaire, qui a décidé qu’il voterait pour la première fois lors de la prochaine présidentielle, se garde d’afficher ouvertement ses intentions. « Déclarer voter pour le Front national lorsque vous vivez en banlieue n’est pas chose facile : les gens ne comprendraient pas forcément, et encore moins dans ma famille. »
Benjamin ne pense pas que le parti des Le Pen soit une solution durable et voit d’abord dans son geste une sanction : « Je ne partage pas un grand nombre de valeurs portées par le Front national et je ne crois pas en leur réussite. Ma voix n’est rien d’autre qu’un carton rouge adressé aux gens qui nous gouvernent. »
« Je ne partage pas un grand nombre de valeurs portées par le Front national et je ne crois pas en leur réussite. Ma voix n’est rien d’autre qu’un carton rouge adressé aux gens qui nous gouvernent. »
Cette décision, fruit d’un raisonnement mûri depuis plusieurs mois, est devenue définitive à la suite de l’affaire de la chemise déchirée du directeur des ressources humaines d’Air France. « Ce jour-là, la classe politique a clairement pris position pour les patrons, au détriment des salariés qui font vivre l’entreprise, s’insurge-t-il. Ce sont ces mêmes patrons qui dirigent aujourd’hui le pays et que le candidat François Hollande déclarait vigoureusement vouloir combattre. »
« Quoi de plus cynique que de rendre hommage au partisan du colonialisme que fut Jules Ferry le jour de son investiture à la plus haute fonction de l’État ? » C’est par cette réflexion que Malik, professeur dans un collège du Val-de-Marne, pose le décor. « C’est un signe fort envoyé par François Hollande », ironise ce Cristolien de 37 ans, né dans une famille ouvrière d’origine algérienne qui a toujours voté à gauche.
Malik, père de deux enfants, confesse que ce sont les mensonges et autres promesses non tenues qui ont fini de le convaincre de donner sa voix au parti de Marine Le Pen à la prochaine présidentielle. « Les incohérences du Parti socialiste en ont fait une gauche sociétale et non plus sociale, où les valeurs libertaires ont pris le pas sur les valeurs du travail. La gauche s’est droitisée au détriment de ses fondements d’origine que sont la lutte des classes et la défense des prolétaires. »
Pour cet enfant des quartiers populaires, l’échec de l’intégration des populations issues de l’immigration est en partie imputable à la gauche : il prend ses racines au début des années 1980, dans le premier mandat de François Mitterrand. « Le PS a instrumentalisé la Marche pour l’égalité et contre le racisme en affirmant que le racisme était seulement l’affaire du Front national. Or il existe également un racisme de gauche. On a enfermé les gens des quartiers, les jeunes en particulier, dans un ghetto social et culturel, en leur faisant pratiquer des activités qui faussent l’émancipation et en créant un sentiment de marginalisation. »
Lui qui voulait créer les conditions de réussite des jeunes de quartiers a vite déchanté et ce malgré les plans annoncés pour réformer l’école. « L’école, telle qu’elle est conçue et malgré la bonne volonté des enseignants, favorise les inégalités sociales. Elle n’est plus un lieu d’apprentissage, mais un lieu de vie. L’école ne joue pas son rôle d’ascenseur social. » Bien que l’électorat musulman ne soit pas sensible au discours frontiste, selon Malik, le parti gagnerait à changer de stratégie : « La diabolisation de l’islam et des musulmans ne favorise pas le vivre ensemble, mais le discours patriotique peut trouver écho chez certains. » À ses yeux, le vote frontiste continuera à s’étendre si les partis traditionnels ne revoient pas leur copie.
1 Au premier tour des élections régionales de 2015, à Créteil, plus de 16 % des votants ont accordé leur suffrage au Front national.
2 Il s’agit de pseudonymes.