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Entretien – L’écrivain Felwine Sarr invite à décoloniser les esprits pour penser l’Afrique de demain à partir de l’histoire et des besoins propres au continent. Il invite aussi à incarner activement cette utopie.
Là où de nombreux auteurs se penchent au chevet de l’Afrique subsaharienne, vous voulez au contraire dessiner une utopie, une « Afrotopia ». Quels en sont les contours ?
Felwine Sarr – À l’afropessimisme et à l’optimisme euphorique, je préfère une lecture critique de la réalité et une vision prospective du continent. L’avenir se conçoit, se pense dans le temps présent. Quelle Afrique voulons-nous pour les générations futures et pour nos enfants ? Quels en sont les prérequis ? Quel type d’Africain voulons-nous produire ? Quelle est l’essence, la finalité d’une aventure du vivre ensemble ? Ces réflexions nous amènent à envisager autrement le réel qui se déploie sous nos yeux. La crise et la convulsion peuvent être vues comme des signes de ce que le continent est en travail. Quelque chose est en train d’être façonné dans les forges. Dès lors, quel combustible y mettre et pour faire advenir quel alliage ?
Le premier combustible, c’est probablement la liberté de penser sa propre aventure sociale, de lui donner un sens. Une société, une civilisation, doit définir ce qu’elle estime être une vie bonne. Les Africains ont une longue histoire, riche et complexe. De la profondeur de cette expérience, ils peuvent définir l’équilibre à établir entre les ordres économique, culturel, spirituel, civilisationnel et écologique. Et cela sans se réinscrire dans la logique de concepts tels que le développement ou la modernité, qui sont nés dans des contextes historiques et géographiques particuliers et ne sauraient définir les contours du vivre ensemble en tout temps et en tout lieu.
C’est pourquoi je plaide pour que nous dessinions les contours des métaphores de nos futurs. J’identifie les espaces du réel à féconder pour faire advenir un futur que j’appelle de mes vœux. Dans ce futur, l’Afrique marche sur ses deux pieds, elle a retrouvé sa lumière et sa puissance propres. Elle définit ses buts et ses finalités. Entre cet espace projeté et là où nous sommes, quel est le chemin à parcourir ? J’indique des sentiers : l’économique, le culturel, le symbolique, le psychologique. Ce dernier aspect est déterminant.
À la lumière de la trajectoire accomplie par les pays d’Afrique subsaharienne depuis l’indépendance, quels sont les écueils à éviter à l’heure de penser l’organisation politique des sociétés africaines ?
Felwine Sarr – Le premier écueil serait de tirer des conclusions hâtives de ces cinquante dernières années, alors que les cycles historiques sont bien plus longs. Il faut achever le processus de la décolonisation. Des indépendances politiques formelles ont été concédées, mais elles ne signent pas la décolonisation. Tous les mécanismes de la domination économique, avec leurs prolongements intellectuels et culturels, notamment au travers d’une ethnologie et d’une anthropologie coloniales qui ont eu besoin de détruire et d’inférioriser les cadres épistémiques préexistants pour asseoir leur domination, doivent être défaits. Une décolonisation culturelle et intellectuelle reste à opérer. Nos sociétés sont constamment sommées de rattraper leur retard et d’adopter des formes d’organisation sociale et institutionnelle qui ont fait leurs preuves ailleurs, dans des conditions historiques absolument différentes.
La première décolonisation consiste à choisir le type d’organisation sociale adapté à notre histoire, à notre culture profonde et à notre vision du monde.
La fécondité de l’indépendance consiste à redevenir son propre épicentre, sa propre intelligence, sa propre lumière, le sujet de sa propre histoire. Pour cela, il faut un effort conscient pour repenser la société à partir des priorités que l’on a soi-même établies. La première décolonisation consiste à choisir le type d’organisation sociale adapté à notre histoire, à notre culture profonde et à notre vision du monde. Que les chefs d’États africains s’interrogent sur le projet de société à mettre en œuvre, en essayant des formes d’innovation sociale qui font sens pour les personnes auxquelles ils les proposent.
La démocratie aussi est-elle un rêve des Occidentaux plaqué sur les réalités africaines ?
Felwine Sarr – À en croire l’enquête Afrobaromètre, dans un grand nombre de pays, l’aspiration à la démocratie est forte chez les Africains. Les peuples ont un besoin naturel et légitime de participer à la prise des décisions qui les concernent. Mais les formes sont appelées à s’incarner dans une histoire et une culture particulières. L’idée de démocratie et les formes institutionnelles qu’elle prend sont deux choses très différentes. Or un sérieux effort de réflexion est nécessaire pour inventer des formes nouvelles, qui font sens. On passe notre temps à vouloir faire entrer le corps et le système social dans des vêtements taillés ailleurs. Et l’on déplore que cela ne fonctionne pas…
Le Rwanda, par exemple, avait besoin d’une forme de justice au sortir du génocide. En vingt ans, le Tribunal pénal international n’a jugé que 69 génocidaires. C’est dérisoire ! Pendant ce temps, des tribunaux populaires, les « gacaca » [littéralement : tribunaux sur l’herbe], faisant appel à une forme de justice réparatrice et conditionnelle, ont jugé des centaines de milliers d’individus. Cette forme de justice, issue de leur culture et adaptée à leur cas, était nécessaire pour que l’économie et le vivre ensemble se reconstruisent. Des tribunaux classiques auraient pris des siècles pour juger tous les génocidaires !
Dans Afrotopia, vous citez Aimé Césaire, Frantz Fanon, Cheikh Anta Diop, Achille Mbembe, Valentin Mudimbe, Célestin Monga : en quoi sont-ils des références pertinentes pour penser l’organisation politique en Afrique ?
Felwine Sarr – Chacun d’eux, depuis sa perspective singulière, a tenté de repenser l’Afrique. Cheikh Anta Diop pense le continent dans une perspective fédérale. Dans Les fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique noire1, il pense des espaces d’unité culturelle et historique, différents pôles de langues porteuses d’une écriture et d’une anthropologie, des espaces économiques en fonction des ressources, et l’industrialisation.
Eboussi Boulaga et Mudimbe ouvrent des perspectives philosophiques et culturelles très importantes. Mudimbe montre comment produire des sciences sociales africaines qui apportent des réponses aux problèmes des gens. Il indique les instruments linguistiques à mettre en œuvre, le travail de rupture ou de recréation épistémologique à opérer, afin que ces ordres du savoir ou du discours justifient nos existences singulières. Il y a énormément de ressources à exploiter et à articuler à une réflexion liée aux défis actuels de l’éducation, de l’économie, de la pensée universitaire.
Vous appelez l’Afrique à se tourner vers elle-même, à vivre selon son rythme propre. Est-ce possible sans se marginaliser dans un monde globalisé ?
Felwine Sarr – Il ne s’agit pas d’être en autarcie, mais en autonomie. Nous voulons rester connectés au mouvement du monde. Les grandes civilisations ont su choisir, à un moment donné, les liens qu’elles entretenaient avec la dynamique globale, leur mode et leurs modalités d’insertion dans cette dynamique, en fonction des objectifs qu’elles-mêmes s’étaient fixés. Bien sûr, nous sommes déjà pris dans des dynamiques internes et externes. Mais le plus important est de définir notre cap : même si les vents changent, on sait où l’on va. On peut alors choisir et ajuster ses trajectoires et ses chemins.
Une réflexion sur l’Afrique est en même temps une réflexion sur le monde. L’Afrique a une inventivité à apporter au monde. La philosophie de l’ubuntu2, en Afrique du Sud par exemple, a permis à Mandela de penser l’avenir de la nation « arc-en-ciel », de renoncer à la vengeance de la communauté noire, d’aller jusqu’à remettre en cause l’imprescriptibilité des crimes d’apartheid, pourtant considérés comme des crimes contre l’humanité. Grâce à cette vision très élevée, tirée de sa culture traditionnelle, Mandela a évité à son pays de plonger dans le chaos. Bien d’autres ressources permettent de repenser un vivre ensemble qui intègre les différences et la pluralité. Il s’agit de « recapturer les énergies » (Jean-Marc Ela) de ces cultures traditionnelles et de les réinvestir dans de nouveaux enjeux de société. Tout un travail conceptuel est à accomplir, qui suppose au préalable que nous ayons recouvré une liberté intellectuelle, la conviction qu’il est possible de faire autrement.
Une réflexion sur l’Afrique est en même temps une réflexion sur le monde. L’Afrique a une inventivité à apporter au monde.
L’université est en principe le lieu pour nourrir ce type d’échange, mais aujourd’hui, les débats se font plus sporadiques, à l’occasion de la présentation d’un livre, d’une conférence. Ils se tiennent davantage dans des espaces immatériels, autour d’une lecture croisée, celle, par exemple, de Sortir de la grande nuit3, d’Achille Mbembe. La lecture permet un débat diachronique. Ces dernières années, j’ai entrepris un cycle de conférences à travers le monde pour réfléchir à la manière de penser le continent avec une radicalité nouvelle. J’ai rencontré des chercheurs, débattu avec eux, éprouvé, enrichi et fécondé mes idées. Afrotopia est le fruit de tout cela.
Votre utopie ne risque-t-elle pas de se heurter à la réalité, à la violence des armes, du pouvoir et du marché ? Comment rallier les dirigeants à votre cause ?
Felwine Sarr – Toute utopie est fondamentalement active. Elle ne se contente pas de rêver d’un atopos, d’un ailleurs qui ne serait pas encore : elle le pense, le conçoit et le construit. Et elle essaie de traduire cette pensée en actions. Une manière de rallier des individus consiste peut-être à faire un travail en direction de nos sociétés civiles et de nos politiques. Ils ont des leviers et des espaces d’action propres et pourraient témoigner de l’existence de moyens pour penser l’autonomie. Si la classe politique assume sa part de responsabilité dans la mise en place de cadres d’action en vue de l’autonomie du continent, si elle perçoit la nécessité qu’elle a d’être intellectuellement libre, un pas aura été franchi.
Il y a des chantiers à court, moyen et long terme. Parmi les chantiers de long terme, il importe de faire émerger des lieux d’expression de la société civile, au sein des espaces politiques. Une société civile forte et porteuse d’un désir de changement aura tôt ou tard une influence sur la manière dont le politique agit.
Propos recueillis par Jacques Nguimbous et Jean Merckaert, le 23 février 2016 à Paris.
1 Présence africaine, 1974.
2 L’ubuntu, philosophie africaine chère à Mandela, repose sur la relation que chacun entretient avec tous les autres. Leymah Gbowee, militante libérienne et prix Nobel de la paix, en donne la définition suivante : « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous » [NDLR].
3 A. Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, 2013.