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Dossier : Démocratie en Afrique : quels défis ?

De la citoyenneté en Afrique

Sensibilisation électorale avant l'élection présidentielle et l'élection provinciale, à Mongwalu, en République démocratique du Congo. Octobre 2006. ©UN Photo/Martine Perret
Sensibilisation électorale avant l'élection présidentielle et l'élection provinciale, à Mongwalu, en République démocratique du Congo. Octobre 2006. ©UN Photo/Martine Perret
La citoyenneté est une réalité en Afrique. Pour l’appréhender, il nous faut nous débarrasser de préjugés tenaces. Regarder ce qui est plutôt que chercher la quelconque transposition de réalités occidentales. Au Niger et ailleurs, la citoyenneté peut être électorale, municipale. Et résolument moderne.

Il est de multiples façons de définir la citoyenneté, toutes soutenues par des argumentaires entre lesquels trancher est arbitraire. Et les jugements de valeur ou les vœux pieux affleurent sans cesse : chacun parle volontiers de la citoyenneté dont il rêve. S’il est question de citoyenneté en Afrique, les pièges se font encore bien plus nombreux. D’une part, l’Afrique est multiple : il est toujours abusif d’utiliser le singulier à son sujet, quelles que soient par ailleurs les similarités que chacun peut s’exercer à détecter. D’autre part, ce continent a toujours provoqué en Occident une avalanche de stéréotypes qui se sont succédé, de l’époque précoloniale (Hegel) à nos jours. Ces idées reçues abondent non seulement dans le sens commun, mais elles sévissent aussi dans les intelligentsias et jusqu’au sein des élites africaines elles-mêmes. L’Afrique serait le domaine du collectif, de l’ethnie, du clan, de la famille, des fétiches, de l’occulte… De tels clichés, qu’on peut pardonner à un poète (Senghor : « l’émotion est nègre comme la raison est hellène »), ou qui témoignent de l’inculture des hommes politiques (discours de Sarkozy à Dakar en 2007), n’épargnent pas certains chercheurs.

Face à la citoyenneté démocratique européenne et nord-américaine, érigée en modèle incontournable, l’Afrique, avec ses dictateurs et ses coups d’État, sa corruption et son clientélisme, ses dérives ethnicistes et ses guérillas régionalistes, apparaît, de prime abord, comme un non-lieu de citoyenneté, au mieux comme un espace de citoyenneté imparfaite ou immature. Elle serait en manque de tout ce qui fait la citoyenneté occidentale : les partis politiques y sont dépourvus de programmes véritables, il n’y a ni gauche ni droite, l’analphabétisme règne, l’individu qui exerce son libre arbitre en toute indépendance y apparaît comme une exception… Par ailleurs, des pesanteurs (ataviques ?) propres à l’Afrique s’opposeraient à l’émergence de la citoyenneté : la pression communautaire, les allégeances familiales ou tribales, les solidarités paroissiales et clientélistes.

Cette caricature est en fait le miroir d’une illusion : le modèle de citoyenneté occidental qui s’y dessine en creux est loin de correspondre aux réalités quotidiennes. Chacun peut se convaincre aisément qu’en Europe ou aux États-Unis les votes s’achètent aussi, les réseaux jouent un rôle primordial, le patronage politique prospère, la politique du terroir est bien vivante. Il est donc fort injuste de comparer une réalité africaine à un idéal européen ! Les mêmes phénomènes s’observent au Nord et au Sud, en matière de citoyenneté comme en matière d’État ou de politiques publiques. La corruption, le clientélisme, le népotisme, les combines électorales, la quête des privilèges existent aux États-Unis comme au Sénégal, en France comme au Niger, mais sous des formes et selon des stratégies différentes, souvent à d’autres moments et dans d’autres espaces.

Pour parler sérieusement de citoyenneté en Afrique, il faut se débarrasser de préjugés multiples et tenaces.

Nous partons de deux postulats. Pour parler sérieusement de citoyenneté en Afrique, il faut d’abord se débarrasser de préjugés multiples et tenaces. Ensuite, il n’est guère possible de prendre pour objet la citoyenneté en général, en Afrique comme ailleurs, et il faut utiliser des indicateurs empiriques. Aussi ai-je choisi de me focaliser sur le contexte nigérien et sur trois éléments. Le premier, qui porte sur les rivalités de proximité, permet de réfuter l’argument systématiquement invoqué des « solidarités claniques » comme constituant une machine anti-citoyenneté. Les deux autres sont, inversement, des indicateurs de citoyenneté : la citoyenneté électorale et la citoyenneté municipale.

Rivalités : de la famille au politique

La pression communautaire, les allégeances familiales, ethniques et clientélistes sont-elles autant d’obstacles « africains » à l’émergence d’une citoyenneté conçue comme individualisation des choix ? C’est oublier le rôle central que jouent aussi en Afrique les conflits de proximité sur lesquels, paradoxalement, la littérature scientifique est peu diserte. En fait, il y a un lien direct entre les perceptions sociales des rivalités intrafamiliales et les perceptions sociales des rivalités politiques.

La fratrie, entre amour et haine

Au Niger, en langue songhaï-zarma, l’expression « baab-izey tarey », qui connote la jalousie et la compétition (originellement : la condition d’enfants de même père et de mères différentes), est couramment utilisée pour décrire la politique (politik) comme espace de discorde et de rivalité. Les baab-izey (enfants de même père et de mères différentes) s’opposent aux nya-izey (enfants d’une même mère), dans un contexte essentiellement polygame. Le rapport typique des nya-izey entre eux est un rapport de complicité et d’entraide. Celui des baab-izey est un rapport de compétition et de jalousie.

L’opposition baab-izey/nya-izey repose sur la rivalité latente entre co-épouses qui cherchent à gagner les faveurs ou les présents du mari pour privilégier leurs propres enfants et s’affirmer aux dépens des autres ; cette opposition repose aussi sur les conflits d’héritage et les préférences qu’un père décédé a exprimées, à travers ses dons, ses choix ou ses legs, pour tel ou tel enfant, préférences insupportables pour ses frères et sœurs. La « sagesse populaire » (en fait une philosophie et une sociologie populaires) évoque volontiers ces rivalités de proximité à travers fables et dictons. Ainsi le proverbe songhaï-zarma : « La fille de ta co-épouse ne va jamais te faire de belles tresses. »

Dans les familles, haines et affections coexistent en permanence.

Bien évidemment, il ne faut pas tordre à l’excès le bâton et ne voir dans les familles que concurrences, intrigues, coups bas, vengeances, médisances ou trahisons. Les relations de fraternité, de soutien, de protection, de solidarité ou d’entraide y sont aussi présentes. Haine et affection coexistent en permanence. C’est cette ambivalence fondamentale qu’il faut prendre en compte, sans la réduire à l’un ou l’autre de ses pôles. Or, trop souvent, la famille africaine reste perçue dans les stéréotypes sur l’Afrique (en Occident, mais aussi en Afrique même) comme le site typique de la solidarité (les nya-izey), en laissant dans l’ombre la rivalité (les baab-izey).

L’opposition baab-izey/nya-izey, loin de rester cantonnée à l’univers familial, est utilisée de façon métaphorique dans le langage courant. Dans toutes les relations interpersonnelles (école, travail, sport, commerce, voisinage, associations), baab-izey connote la jalousie et la rivalité, nya-izey l’entraide et la solidarité. Les conflits de proximité non familiaux sont systématiquement exprimés à travers la référence aux conflits entre demi-frères et demi-sœurs. Comme la famille, la socialité de proximité est tout autant un espace d’affrontements qu’un espace d’alliance. Les unités sociales d’interconnaissance ou les institutions et organisations locales ne sont pas seulement des ensembles soudés par une cause commune et s’opposant à d’autres ensembles analogues (contradictions externes), ce sont aussi des ensembles traversés de tensions intestines (contradictions internes). Les « face to face societies » (sociétés du face à face) sont aussi des « back to back societies » (sociétés du dos à dos). On ne s’étonnera donc pas de ce que les proverbes s’attachent aussi à décrire les rivalités entre personnes proches : « Si les pieds sont près l’un de l’autre, ils se font des croche-pieds. »

Rivalité et jalousie en politique

À propos des politiciens, on parle très fréquemment de baab-izey, fort peu de nya-izey. La rivalité et la jalousie sont des composantes du monde politique. Il ne s’agit pas là de désigner la compétition « entre » partis politiques (qui n’a rien que de très normal, sous toutes les latitudes), mais les rivalités « au sein » des partis, qui sont un trait structurant de la politique nigérienne. Les biographies de militants et de dirigeants sont révélatrices d’un « nomadisme » politique exacerbé : très nombreux sont ceux qui ont transité par trois ou quatre partis, parfois plus. Le terme de « transhumance » est régulièrement employé au Niger pour désigner ce phénomène. Tout dirigeant mécontent des décisions de son parti, à l’échelle locale ou nationale, n’hésitera pas à le quitter avec toute sa clientèle électorale pour un autre parti, parfois adversaire déclaré du précédent, ou pour en fonder un nouveau. Les conflits politiques sont avant tout des conflits personnels (où l’on mêle ses amis et ses soutiens), comme ce sont des conflits de proximité (au sein d’un même parti, parfois d’une même faction). Ce sont des conflits de baab-izey. Tout camarade de parti est susceptible de devenir un ennemi politique, tout camarade de lutte peut se métamorphoser en rival acharné. Toute alliance est réversible à tout moment, ou presque. « Partout où tu as un ami, tu as aussi un ennemi. »

C’est parce qu’au Niger la politique se réduit à des conflits incessants de personnes et de factions, sans perspectives plus vastes, qu’elle peut ainsi se résumer à des intrigues de baab-izey. Nous sommes loin de l’argument culturaliste d’une Afrique prisonnière des solidarités communautaires où l’individu n’existerait pas. Il n’existe que trop ! Ces conflits d’ego sont même au cœur du rejet de l’élite politique par une grande partie des Nigériens : cette élite ne pense qu’à elle-même, n’est intéressée que par le gain du pouvoir ou son maintien au pouvoir et ne songe qu’à s’enrichir… L’assimilation populaire de la « politique » à un espace de division, de coups bas et de manœuvres fratricides, loin d’être un signe de non-citoyenneté, peut paradoxalement apparaître comme une revendication citoyenne, fondée sur le rêve (ou le mythe) d’un univers politique pacifié et consacré au bien public.

L’assimilation de la « politique » à un espace de division peut paradoxalement apparaître comme une revendication citoyenne, fondée sur le rêve d’un univers politique pacifié et consacré au bien public.

Cela ne signifie pas qu’un dirigeant politique a les mains libres, bien au contraire. Il doit mobiliser une clientèle, entretenir des réseaux, financer des ralliements. Les militants de son propre parti monnayent leur soutien (parfois au sens strict du terme) et entendent être récompensés si leur leader acquiert une position importante. Les hommes (ou les femmes) politiques sont moins redevables à leurs électeurs qu’à leurs troupes, à leurs lieutenants et barons et, plus encore, aux commerçants qui les ont financés. Ce qui est souvent interprété comme des loyautés familiales ou ethniques correspond plutôt à des contraintes systémiques : le devoir de récompenser « ceux qui t’ont fait roi ».

Une citoyenneté électorale normée

En Afrique, les élections sont souvent considérées comme douteuses, voire comme une institution imposée et non appropriée. De multiples épisodes de votes contestés et la fréquence de contentieux électoraux majeurs peuvent faire penser à un déficit de citoyenneté électorale. Le déferlement d’« observateurs » censés vérifier la régularité de tout scrutin national va dans le même sens (on n’imagine pas des observateurs belges allant contrôler les élections canadiennes).

Pourtant, dans un pays comme le Niger, les études empiriques ont démontré la présence d’une véritable culture électorale, ayant une certaine profondeur temporelle. Celle-ci remonte à la colonisation (après 1945) et cumule de très nombreuses expériences :

- le vote truqué (le référendum de 1958, les élections sous le général Baré dans les années 1990),

- le vote en régime de parti unique (sous le PPN-RDA, puis la dictature militaire),

- le vote associatif (dans les innombrables comités de gestion, coopératives et associations impulsés par les institutions de développement),

- le vote chefferial (l’élection des chefs de villages, cantons, groupements et tribus),

- le vote « démocratique » enfin, sous la colonisation d’abord, puis après 1991, date de la Conférence nationale, à partir de laquelle se sont multipliés les scrutins concurrentiels – on en compte 21 en vingt-trois ans (référendums, élections présidentielles, élections législatives, élections municipales).

Le régime de vote démocratique, désormais bien établi depuis vingt-cinq ans, ne signifie pas que les manœuvres les plus diverses soient absentes. Chaque parti tente de grappiller des voix par tous les moyens, y compris illégaux, tout en essayant d’empêcher les autres de faire de même. Les règles du jeu (le code électoral) sont maîtrisées, mais leur connaissance est mise à profit pour les « contourner » autant que possible. Tout un ensemble de « normes pratiques » (informelles, latentes, cachées) régule les écarts routiniers par rapport aux normes officielles : comment « arranger » les listes électorales, les cartes d’électeurs, la composition des bureaux de vote, les procès-verbaux, etc. Ces normes sont partout étonnamment convergentes, quels que soient les sites, quels que soient les partis. Loin d’avoir affaire à une « absence » de normes électorales, ou à une ignorance de celles-ci, on serait plutôt confronté à un « trop-plein » de normes (officielles et pratiques).

Un ensemble de « normes pratiques » (informelles, latentes, cachées) régule les écarts routiniers par rapport aux normes officielles : comment « arranger » les listes électorales, les cartes d’électeurs, la composition des bureaux de vote, les procès-verbaux, etc.

La citoyenneté nigérienne en matière électorale s’exerce ainsi à travers un ensemble de pratiques spécifiques partagées tout au long de différentes étapes (désignation des candidats, campagnes électorales, scrutin, dépouillement et transmission des procès-verbaux…). Ces pratiques ne sont pas seulement localisées à l’intérieur des règles formelles, elles jouent aussi sur les règles du jeu et autour d’elles. C’est une véritable culture électorale commune, qui, certes, se distingue de la culture électorale polonaise ou espagnole, mais qui n’est en rien « inférieure » ou « immature ». Elle n’est pas non plus le produit d’un lointain passé précolonial (les formes précoloniales de dévolution du pouvoir étaient innombrables, mais le scrutin démocratique moderne n’était assurément pas du nombre).

Le résultat est là : au Niger, comme dans la plupart des pays d’Afrique aujourd’hui, voter est un devoir civique que chacun connaît et peut exercer, et les élections font partie du paysage. La citoyenneté électorale est une réalité. Non pas une citoyenneté idéale, morale et irréprochable (qui n’existe nulle part ailleurs que dans les écrits des philosophes politiques), mais une citoyenneté faite aussi de contournements, de manœuvres et de beaucoup de désillusions.

L’émergence d’une citoyenneté communale

Dans tous les pays africains, la chefferie a constitué, dans la plus grande partie du XXe siècle, la seule forme de pouvoir local moderne. Cet énoncé peut sembler paradoxal : la chefferie serait-elle moderne ? De fait, la chefferie administrative (dernier rouage de l’appareil d’État, à l’interface des populations) est une création coloniale, souvent très éloignée des chefferies précoloniales (ou autres formes de pouvoir traditionnel). Au Niger, cette chefferie administrative s’est prolongée jusqu’à nos jours : les chefs de village et de cantons sont toujours payés par le ministère de l’Intérieur (et révocables par lui).

Les réformes de décentralisation en Afrique, instituant pour la première fois des conseils communaux et des maires élus, sont récentes pour la plupart (en tout cas dans les pays francophones) : elles ont été menées dans les années 1990 et 2000, sous la pression des bailleurs de fonds. Au Niger, c’est seulement en 2004 que les premiers exécutifs municipaux ont été installés. L’État s’y est résigné à reculons, sans donner aux communes les moyens financiers nécessaires et en freinant des quatre fers. Les sous-préfets, préfets et gouverneurs ont manœuvré pour préserver l’essentiel de leurs prérogatives. De leur côté, les chefferies ont fait de la résistance souterraine ou ont tenté de noyauter les municipalités. Quant aux nouveaux exécutifs communaux, le dénuement, l’absence de compétences ou la mauvaise gestion ont été des caractéristiques récurrentes des premières mandatures.

Dans de telles conditions, la citoyenneté communale a-t-elle le moindre sens ? De façon surprenante, la réponse est positive. Malgré cette jeunesse et cette inexpérience, malgré les obstacles multiples, les défaillances internes, le fait communal a pris sa place au Niger. Les critiques, souvent très vives, qui sont adressées par les populations aux élus (absentéisme, népotisme, favoritisme, corruption, clientélisme) témoignent de ce qu’une certaine conception du bien public local existe, ne serait-ce que par défaut. Les municipalités, avec toutes leurs limites et leurs insuffisances, sont prises au sérieux. Un nouvel espace de pouvoir, mais aussi de débat public, a émergé, à une vitesse surprenante. Il est pour le moins remarquable qu’une forme institutionnelle d’action collective aussi inédite, de surcroît implantée d’en haut (État et bailleurs), ait aussi rapidement pris racine. La citoyenneté communale est, elle aussi, une réalité. Pas plus que la citoyenneté électorale, elle n’est parfaite, très loin de là. Mais c’est un pas en avant incontestable.

Des formes modernes de citoyenneté

Les exemples donnés ici portent sur le Niger. Mais toutes les recherches menées dans les pays francophones voisins témoignent d’un incontestable « air de famille », même si les pays de « démocratie autocratique » (Cameroun, Tchad) ne peuvent être confondus avec les pays de « démocratie concurrentielle » (Niger, Sénégal).

Les conflits de proximité et la critique de l’élite politique se retrouvent ailleurs. La culture électorale nigérienne offre de nombreux points communs avec la culture électorale malienne, béninoise ou burkinabée (sans bien sûr leur être, en tous points, identique). Et les réformes de décentralisation, certes assez différentes d’un pays africain à l’autre, ont partout implanté en quelques années la réalité communale.

Cet « air de famille » peut s’expliquer. Prenons l’exemple des élections. C’est la même colonisation qui a importé dans tous ces pays à la fois l’État moderne et les élections concurrentielles. Les mêmes modèles « soviétiques » ou chinois ont inspiré partout les partis uniques post-indépendance. Les mêmes agences de développement et les mêmes ONG ont diffusé à travers l’Afrique une ingénierie associative à base d’assemblées générales et de bureaux élus. Les mêmes institutions internationales promeuvent tous azimuts le standard électoral démocratique occidental. Face à cet « empilement » de modèles externes, les acteurs politiques ont développé leurs propres stratégies d’appropriation et de contournement, au même titre que les contextes locaux ont imposé leurs contraintes, dessinant ainsi un espace électoral spécifique, borné d’un côté par les normes officielles du code électoral en vigueur et, de l’autre, par les normes pratiques des partis, des candidats et des électeurs.

Nul besoin de recourir à un commun substrat culturel précolonial (argument qui sous-estime toujours la diversité des Afriques au XIXe siècle) pour rendre compte des citoyennetés contemporaines sur le continent. Un commun passé colonial, une même exposition aux politiques de développement, une même dépendance à l’égard de l’aide : ces facteurs structurels convergents constituent le matériau institutionnel et normatif autour duquel, dans tous les pays africains, se sont développées les pratiques adaptatives (souvent informelles, innovantes, opportunistes ou palliatives) des agents, qui ont donné naissance aux formes modernes de citoyenneté que l’on rencontre en Afrique.

Celles-ci ne sont pas identiques aux citoyennetés occidentales. Elles ne sont pas non plus d’une autre nature, pas plus qu’elles n’en sont une forme « primitive ». Il y a plusieurs formes de citoyenneté et toutes sont modernes. Revenons sur l’exemple du « baab-ize tarey » dans l’univers politique nigérien (proche, à divers égards, de l’univers politique camerounais ou sénégalais). Bien sûr les luttes de factions ou les guerres de chefs au sein d’un parti se retrouvent partout dans le monde, y compris en France ou aux États-Unis. En ce domaine aussi, il n’y a aucune différence d’essence entre ce qui se passe au Niger et ce qui se passe en Europe. Mais les proportions et le style varient beaucoup, selon les contextes historiques. Par exemple, le « nomadisme politique » est bien plus développé au Niger qu’en France, et le Niger ne connaît pas les combats idéologiques de l’Hexagone.

Toute démarche comparative est bonne à penser. L’avantage des contextes africains mis en perspective comparative n’est pas de mettre au jour des formes inconnues (ou exotiques) de pratiques politiques, mais de mieux révéler, du fait des configurations spécifiques qu’ils affectent en Afrique, des processus politiques qui existent aussi au Nord, moins perceptibles ou visibles… Ainsi pourrait-on interroger avec profit la citoyenneté électorale en Suisse, ou la citoyenneté municipale en Italie et leurs normes pratiques locales, à partir de données empiriques congolaises ou ghanéennes.



En témoignent ces thèmes récurrents, rassemblés et critiqués dans J.-P. Olivier de Sardan, « Le culturalisme traditionaliste africaniste. Analyse d’une idéologie scientifique », Cahiers d’études africaines, n° 198-199-200, 2010, pp. 419-453. Voir aussi Georges Courade (dir.), L’Afrique des idées reçues, Belin, 2006.

Giorgio Blundo et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), État et corruption en Afrique. Une anthropologie comparative des relations entre fonctionnaires et usagers (Bénin, Niger, Sénégal), Karthala, 2007.

Beaucoup d’autres langues africaines connaissent la même opposition.

Cette ambivalence des rapports intrafamiliaux existe tout autant en Europe qu’en Afrique, dans des contextes sociaux et culturels différents. Mais l’idéalisation de la famille a depuis longtemps été battue en brèche en Europe (même si elle resurgit régulièrement) et elle y fait l’objet de critiques souvent violentes (cf. la célèbre phrase d’André Gide : « Familles, je vous hais », ou le roman d’Hervé Bazin Vipère au poing).

Cf. J.-P. Olivier de Sardan (dir.), Élections au village. Une ethnographie de la culture électorale au Niger, Karthala, 2015.

Le Parti progressiste nigérien-Rassemblement démocratique africain a joué un rôle central en 1960 dans l’indépendance du Niger, qu’il a alors dirigé comme un parti unique [NDLR].

J’appelle « vote démocratique » toute élection globalement libre et concurrentielle, autrement dit, tout scrutin dont les règles du jeu correspondent à peu près au modèle européen de démocratie électorale exporté dans la plus grande partie du monde. C’est la conformité à ce modèle standard que sont d’ailleurs chargés de valider les observateurs internationaux en Afrique.

Les seules exceptions sont les deux élections ouvertement truquées sous le général Baré, qui ont fait l’objet d’une contestation et d’une réprobation générale. Elles ont d’ailleurs entraîné la chute et la mort de ce dernier.

Mahamam Tidjani Alou, « La chefferie et ses transformations. De la chefferie coloniale à la chefferie post-coloniale », in J.-P. Olivier de Sardan et M. Tidjani Alou (dir.), Les pouvoirs locaux au Niger. En attendant la décentralisation, Karthala, 2009.

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