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Dossier : Sauvés par la révolution numérique ?

Rêver l’éducation de la transition


Devant la rapidité des transitions technologique, sociale et économique, le président de la Catho de Lille en appelle à de nouveaux systèmes éducatifs, fondés sur l'ouverture à l'altérité, la résilience, la créativité. Le rêve deviendra-t-il réalité ?

Dans le monde de l’éducation, lorsque nous parlons de révolution numérique, nous avons tendance à découper la perception que nous en avons en sous-ensembles, selon les grands domaines d’application : l’information dans le champ des médias et de la communication, l’ingénierie du vivant dans le secteur de la santé, la productique numérique dans l’industrie... Or on passe ainsi à côté du caractère systémique de la transition que nous vivons. Sans prétendre en saisir toute la portée, je voudrais tenter ici de décrire l’interaction étroite entre trois transitions – technoscientifique, sociale et économique.

Transition fulgurante : les trois piliers

Une transition technoscientifique

Si les technosciences sont certes déterminées par le champ social et culturel1, elles en déterminent en retour, de façon de plus en plus prépondérante, des caractéristiques essentielles, engendrant aujourd’hui une transition d’ordre anthropologique.

Dès lors, la question posée à l’éducation n’est pas seulement de savoir comment transmettre, en prenant en compte le nouvel usage des technologies dans l’apprentissage, mais quoi transmettre du sens qui nous précède. Il ne s’agit pas uniquement de tenter d’anticiper la nouvelle nature du lien informationnel et communicationnel entre les hommes, et entre les hommes et les machines, mais de se demander quelle est la place de l’homme dans ce nouveau monde et comment poursuivre la mission première de l’école : l’apprentissage de l’autonomie et de la liberté, et donc les moyens d’une ouverture – jamais achevée – au vrai, au beau et au juste. Pour percevoir l’ampleur des conséquences de cette combinatoire technoscientifique, nous allons tenter d’identifier quels sont ses éléments agissants (ses « actants ») qui, par leur interaction, bouleversent notre histoire. On trouve bien sûr, au centre, l’hyperpuissance digitale, le cœur du réacteur dans le traitement de l’information, sa transmission et son stockage, qui se conjugue avec six actants (voir encadré).

Les six grands actants technoscientifiques
La « machinisation » de l’homme : on pense à l’homme connecté par ses lunettes Google au monde internet en temps réel et en langage naturel. Il accède ainsi à une aide au raisonnement et à la mémorisation sans limites, ceci sous le contrôle d’algorithmes qui influencent les comportements en réseau des hommes et des machines. C’est aussi l’homme augmenté par des prothèses techniques intra ou extracorporelles, ou par la manipulation de ses propres tissus ou de ses gènes. À l’inverse, l’humanisation des machines (les deux ne cessant de converger vers une « post-humanité »), faite de tissus vivants et de technologie. L’on voit apparaître des robots intelligents qui se rapprochent de plus en plus des caractéristiques physiques, communicationnelles et intellectuelles de l’homme, jusqu’à la capacité d’intégrer des univers sémantiques et émotionnels variés. La réalité virtuelle migre rapidement vers des caractéristiques indiscernables de la réalité filmée mais bientôt aussi de la réalité perçue directement par les sens naturels (4D augmentée). Ce qui conduit vers une mise à distance du corps et une déterritorialisation de la relation de l’humain à son environnement, faisant exploser le concept même de lieu et la façon de l’habiter. La capacité de transformer le design virtuel d’objets imaginés ou saisis numériquement (maisons, voitures, objets domestiques, organes…) en objets réels par une impression 3D, avec des matériaux de plus en plus divers (résine, céramique, métaux, bois,…). Les nanosciences résultent de la convergence des trois disciplines majeures de la révolution industrielle, la chimie, la biologie et l’électronique. Toutes ces disciplines travaillent à l’échelle moléculaire, et les concepts, les techniques et les expériences qu’elles mobilisent sont de plus en plus reliés. Elles ouvrent sur un ensemble d’applications en rupture dans tous les domaines (santé, environnement, production, communications, textiles….), sur la naissance de nouveaux matériaux, sinon de nouveaux organismes vivants. C’est probablement là que se situe de façon la plus aiguë la « tentation de l’homme-dieu » dont parle Bertrand Vergely2. L’internet des objets est la capacité de construire une intelligence issue de la coopération entre des objets rendus communicants. Il s’agit d’une rupture dans la conception des systèmes techniques, qui préfigure une rupture similaire dans l’architecture des systèmes de coopération humaine, c’est-à-dire des organisations. Il suffit de penser, par exemple, à la différence entre un bus, un métro ou un train conduit par un chauffeur, et un futur système de transport en commun consistant en une multitude de véhicules électriques légers sans chauffeur, mais interconnectés, et produisant, par un covoiturage automatique, un immense réseau urbain, maillé et coopératif.

Une transition sociale

La convergence Internet dans les systèmes de coopération humaine induit une transition d’ordre social. Les organisations pyramidales, arborescentes, centralisées (concentrant l’intelligence de l’organisation dans un lieu, un individu ou un groupe occupant une place centrale), cèdent le pas à une organisation en réseau, coopérative, où chacun porte une partie de l’intelligence du tout, à égalité de rôle, pouvant être à la fois client et serveur, source et destinataire, expert et lecteur…. Cela signifie un effondrement des hiérarchies traditionnelles, une crise des institutions et une désintermédiation partielle de la société : on parle d’« Uberisation ».

Une transition économique

Le choc de productivité subi durant ces trois derniers siècles, sous l’effet de l’automatisation de la force et de l’habileté humaine, par le secteur primaire, puis le secondaire, s’étend désormais aux activités tertiaires dans des proportions sans aucune mesure avec ce qui s’est passé précédemment, par l’automatisation fulgurante des tâches de traitement de l’information. Le cœur de la rareté et de la compétence se déplace de l’efficacité de production vers la créativité. Selon Edmund Phelps, prix Nobel d’économie, nous passons d’une économie basée sur l’efficacité productive à une économie centrée sur l’intensité créative… mais à quelle vitesse ! Telle est la transition d’ordre économique à laquelle nous allons être confrontés.

Nous passons d’une économie basée sur l’efficacité productive à une économie centrée sur l’intensité créative… mais à quelle vitesse !

Refonder l’université

Ces trois transitions sont intimement liées et l’on observe un renforcement mutuel des forces de chacune, comme au cœur d’un cyclone. À travers cette analyse succincte, on voit se dessiner quelques enjeux majeurs pour le système éducatif, bien au-delà du cadre strict de l’influence des technologies de l’information et de la communication sur la pédagogie. La tension n’a jamais été aussi forte entre le monde tel qu’il nous a été donné et celui que nous avons à recréer. Or les espaces traditionnels d’une régulation par le droit semblent perdre prise sur le réel. La montée en conscience de tous est la seule réponse possible pour construire l’avenir3.

Porteurs d’une part d’universel face aux défis qui se présentent à nous, nous ne pourrons penser ce futur à construire que par une approche multidisciplinaire, rationnelle mais aussi morale et spirituelle. « L’honnête homme » de la complexité devra avoir une approche intégrale de ses rapports avec son environnement spatial et temporel, une approche intégratrice des diverses dimensions du vrai, du beau et du juste. Pour cela, l’école et l’université dont on peut rêver devront être des écosystèmes signifiants, autour de quelques principes fondateurs (voir encadré).

Éducation en transition numérique : quatre principes fondateurs
L’altérité :
l’interdépendance est une donnée de notre évolution et, qu’on le veuille ou non, la « cité monde » devra émerger autour du concept de « maison commune qu’il faut préserver ». Elle ne se bâtira que dans l’altérité. La résilience : un rapport purement hédoniste à la consommation est sans issue à la fois sur le plan économique mais aussi écologique. L’émergence co-créative : le monde a les moyens de s’autodétruire, mais aussi de se recréer en partie, en s’appuyant justement sur un nouveau mode de coopération maillée à l’échelle locale comme globale. La réinvention de nos institutions est indispensable au maintien d’une régulation à moyen et long terme des actions humaines.

Face à ce défi, voilà comment je rêve l’université et l’école de la transition numérique. Partout les universités deviennent de véritables laboratoires de la « recréation du monde ». Elles sont « zéro carbone » et offrent aux étudiants, quels que soient leur niveau et leur âge, un environnement de créativité pour expérimenter sur le campus de nouvelles techniques, de nouvelles postures sociales et économiques.

Des « tiers lieux », où cohabitent chercheurs en sciences humaines, étudiants, parties prenantes économiques et sociétales, sont mis en place. Ils ouvrent des espaces d’expérimentation et d’observation scientifique des initiatives, analysées et capitalisées dans une recherche-action transdisciplinaire (économie expérimentale, par exemple).

Des ateliers de fabrication innovante, des « fab labs », sont ouverts aux étudiants, mais aussi à toute personne, quel que soit son niveau de formation, ayant une idée, un talent, une envie d’apprendre, de fabriquer, de créer une activité. Ils sont équipés d’imprimantes 3D, des machines les plus sophistiquées, à coudre, à broder, à polir, d’instruments de musique, d’enregistrement, de production audiovisuelle, de création artistique, de synthèse 3D… mais aussi des plus simples, broyeur de matériaux de récupération, récupération du bois, plastique, ateliers microélectroniques… Des incubateurs de création (entreprises, associations, start-up, entreprenariat, etc.) sont installés à proximité. L’université prend la forme d’une ruche, une agora des rencontres improbables.

L’université prend la forme d’une ruche, une agora des rencontres improbables.

Des panels étudiants/professeurs (par tirage au sort) sont mis en place et animés en réseau. Après information, débats, réponses aux questions, interventions d’experts, ils prennent les décisions les plus structurantes sur l’avenir, l’équipement et le fonctionnement de l’université.

L’école des quatre principes fondateurs

L’école, elle aussi, se réforme. Elle devient une école de la connexion, qui fait système, qui induit une appartenance signifiante à des réseaux, en mettant en évidence les liens de coresponsabilité au sein et entre ces communautés.

Une école de la résilience, où s’apprennent la frustration, la patience, la lenteur de l’accomplissement d’un désir, le regard positif sur les fragilités et les handicaps. Où des situations difficiles, réelles ou simulées, sont identifiées et où les groupes apprennent à aller au-devant de leurs ressources internes, leur permettant d’avoir malgré tout une vie bonne, un plaisir. Une école du manque assumé. À côté de l’usage des nouvelles technologies dans l’enseignement, des pédagogies d’apprentissage sont mises en place, basées sur des temps longs d’investigation, de recherche, d’élaboration de solutions en co-création.

Une école de l’altérité, où chacun apprend à reconnaître et entrer en relation avec l’autre différent sur le plan culturel et religieux. À définir avec lui les termes de la modération réciproque permettant de vivre ensemble. Des pédagogies inversées, centrées sur l’analyse des tensions internes à la classe, aux communautés (à partir des disciplines privilégiées dans les enseignements comme la philosophie, l’histoire, la géopolitique, l’art…) donnent de comprendre et d’expérimenter l’altérité. Très tôt dans les parcours, l’école se vit comme un écosystème, favorisant l’émergence de solutions, de projets, de résolution de problèmes. Une école de la réinventivité, enfin : les apprenants sont mis en situation de ré-instituer, totalement ou partiellement, leurs modes collectifs d’apprentissage et de vie dans l’école. Des groupes deviennent délibératifs sur des sujets de vie de l’école ou de société, en acceptant de travailler leur « capacité démocratique » sur le sujet concerné. L’apprenant devient alors partenaire du système centré sur ses apprentissages.



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1 Une vision, héritée de la philosophie de Karl Marx, donne une place primordiale aux structures sociales et à leurs évolutions historiques dans l’humanité, au risque de nous amener à ignorer la systémique propre aux technosciences, qui a tendance à s’autonomiser.

2 Bertrand Vergely, La tentation de l’homme-dieu, Le passeur éditeur, 2015, 138 p.

3 Montée en conscience réclamée notamment par Edgar Morin et Pierre Rosanvallon.


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