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Dossier : Sauvés par la révolution numérique ?

Redéfinir le progrès

Escale numérique, CC Mathieu Lehanneur, 2012.
Escale numérique, CC Mathieu Lehanneur, 2012.

« Comme toujours, le progrès technique permettra aussi de répondre à cette question-là », concluait Dominique Seux, le 16 octobre dernier sur France inter, à l’issue d’un débat sur la mobilité durable. Même si la technique accomplit des prodiges (transports, communications, santé…), peut-on être aussi affirmatif ? Ce serait bien commode ! Les dirigeants économiques et politiques d’ailleurs écoutent avec intérêt les prophéties technologiques, à l’instar de la « troisième révolution industrielle » annoncée par Jeremy Rifkin (cf. S. Lavelle). Nos universités s’y préparent (cf. P. Giorgini). Le récit a de quoi séduire : il promet de nous sortir de toutes nos impasses ! L’impasse écologique, en ajustant l’offre de matière et d’énergie à la demande (cf. G. Babinet). L’impasse sociale, en offrant de nouveaux débouchés pour l’emploi (cf. Ph. Vasseur) ou en libérant l’homme, grâce aux robots, des tâches ingrates ou répétitives. L’impasse politique, en autorisant chacun à reconquérir du pouvoir dans un système moins pyramidal.

L’analyse invite pourtant à la prudence. Dans l’histoire, les révolutions industrielles ne relèvent pas d’un phénomène objectivable, mais d’un discours visant à légitimer ou à accélérer des évolutions qui n’ont rien d’inéluctable, tout en masquant une réalité éminemment conflictuelle (cf. F. Jarrige). À Bruxelles comme à Paris, l’on présente le numérique et la robotique comme des nouveaux moteurs pour notre croissance en berne. Pourtant, à en croire Gaël Giraud, on attribue à tort au progrès technique l’essentiel des gains de productivité depuis deux siècles, alors qu’ils reposent d’abord sur la prédation des ressources rares de notre planète. La nouvelle économie, qualifiée abusivement d’immatérielle, ne fait pas exception : nos clics et nos applis sont énergivores et émetteurs de carbone, nos tablettes et nos robots sont fabriqués avec des matériaux qui se raréfient et ne se recyclent guère (cf. P. Bihouix). Notre économie, qui ne veut pas le voir, avale avec voracité son assise matérielle.

La substitution annoncée de la moitié des emplois par des ordinateurs, elle aussi, a de quoi inquiéter. Peut-être est-ce là son principal objet : mieux imposer une « uberisation » du monde du travail - où le collectif, le salariat et son statut protecteur cèderaient la place à une loi de la jungle au nom de l’individu roi (cf. X. Timbeau). Si les technologies du numérique et de la robotique, intensives en capital, ne laissent que les miettes à la rémunération du travail, elles font naître des rentes aussi soudaines que colossales. Issus de la Silicon Valley, les « petits génies » créateurs de Netflix, Uber ou Airbnb ont rejoint en 2015 le club fermé des milliardaires. Cette concentration de richesse interroge. Mérite-t-on, à 24 ans, de devenir milliardaire pour avoir inventé Snapchat ? Bien souvent, ce sont les utilisateurs que nous sommes qui créent la valeur ! Une valeur qui, en glissant vers « l’immatériel » (brevets, propriété intellectuelle), échappe de plus en plus aux salariés et à l’État. 500 firmes américaines, dont Apple, Microsoft ou IBM, ont accumulé plus de 2000 milliards de dollars de profits (l’équivalent du Pib italien) dans les paradis fiscaux…

Ces technologies nous rendront-elles plus heureux, plus solidaires ? Certes, elles nous rapprochent (les femmes de marins auraient rêvé de pouvoir « skyper »), mais de qui ? Quelle place pour l’imprévu, pour la découverte de l’autre différent, si même les rencontres amoureuses sont régies sur un mode consumériste ? Quel épanouissement au travail, quand l’appel au tout collaboratif se mue parfois en moyen de surveillance ?

« Nous possédons trop de moyens pour des fins limitées et rachitiques », avertit le pape François (LS, 203), après avoir durement critiqué notre asservissement à la technique. Plutôt que d’accompagner une fuite en avant dictée par la compétitivité, l’heure est à interroger notre projet commun (cf. B. Ibal). À quelles activités utiles et soutenables dédier notre appareil productif, notre travail ? Lesquelles délaisser qui détruisent notre écosystème ? Qu’est-ce qu’une juste répartition du fruit du travail (cf. J. Gadrey) ? Nous ne répondrons pas à ces questions sans un engagement déterminé, lucide et courageux des partenaires sociaux (cf. F. Flipo). « Il s’agit simplement de redéfinir le progrès » (LS, 194).

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