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Dossier : Social : réparer ou reconstruire ?

Aider ou faire cause commune ?

Immeuble en fête, mai 2006, Projet Cause commune
Immeuble en fête, mai 2006, Projet Cause commune

Dans des quartiers populaires de l’agglomération grenobloise, le Secours Catholique a lancé en 2001 le projet « Cause commune ». Les personnes en précarité, au centre de la démarche, donnent la pleine mesure de leurs capacités et contribuent ainsi à une transformation sociale. La relation d’aide en est métamorphosée.


En 2001, une petite équipe lançait une expérimentation dans plusieurs quartiers populaires de l’agglomération grenobloise. Le Secours Catholique avait accepté que cette aventure se déploie en son sein et a soutenu le projet « Cause commune » qui s’est déroulé sur une dizaine d’années. Les initiateurs de cette recherche se fondaient sur cette conviction centrale : les habitants de quartiers considérés comme « pauvres », « sensibles », « défavorisés », etc., peuvent provoquer par eux-mêmes des changements considérables dans leurs conditions d’existence. D’autres associations, en France ou ailleurs, avaient déjà travaillé dans ce sens. De nombreuses interventions sociales et politiques de la ville voulaient également répondre à cet objectif.

L’équipe a privilégié le choix de territoires relégués. Ne voulant pas se substituer aux travailleurs sociaux, elle a toujours essayé de contribuer au rapprochement entre les habitants et les différents acteurs, de favoriser des coopérations entre tous. Elle y est parvenue dans bien des cas, sauf à de rares exceptions où l’étiquette « Secours Catholique » a provoqué des blocages.

Trois animateurs sont allés au-devant des habitants, dans la rue, régulièrement, encore et encore, pour créer des relations directes, au gré des rencontres. Des liens d’une grande diversité se sont établis, les uns faisant connaître les autres. Progressivement, des personnes ont accepté des rencontres moins fortuites et plus organisées.

Susciter une dynamique collective

Celles-ci se sont d’abord déroulées sur l’espace public, dans un inconfort relatif, compensé par la sympathie et la motivation naissantes. Dans les discussions, il a souvent été question des problèmes inhérents à la vie ensemble : la cohabitation difficile entre générations, entre cultures, les relations avec les institutions, le bailleur, la police, le centre social, la mairie… Mais aussi de tout ce qui touche la vie de chacun : le chômage, la santé, la scolarité des enfants, un décès, les systèmes de débrouille…

Au début, dans les différents quartiers, les animateurs ont été les catalyseurs des liens entre tous. Progressivement, la dimension collective s’est déployée, les rencontres se sont structurées. « Si l’on veut se réunir, où aller ? Et si on demandait une salle à la maison de quartier ou à l’école ? » Cet aspect concret a été très significatif d’une capacité nouvelle à se concerter et à décider ensemble.

Progressivement, la dimension collective s’est déployée, les rencontres se sont structurées.

Les habitants sont passés d’une certaine réserve, voire d’une réticence, à la coopération avec les pouvoirs publics, le centre social, le bailleur ou la politique de la ville. Certes, la vie des groupes a connu des hauts et des bas ! Les rivalités entre personnes ou le besoin de reconnaissance, les préjugés ou le manque de confiance freinent bien des motivations. Là aussi, il a fallu faire preuve de diplomatie, valoriser, relancer…

Cette « entrée en matière » avec la population d’un territoire a été féconde mais a nécessité un fort investissement en temps et en énergie. Combien de fois le découragement menaçait ! L’équipe s’est consolidée à la faveur de petites réussites touchant les personnes (deux familles en conflit qui se rapprochent, une personne habituellement silencieuse qui prend la parole…), mais aussi de petites victoires acquises collectivement.

« In concreto »

Les changements ont souvent été modestes, mais visibles : par exemple, l’installation, grâce aux démarches d’un petit groupe, d’un banc ou d’un éclairage public. La fierté des habitants devant ce succès a révélé combien il était important et valorisant à leurs yeux. À cette occasion, c’est tout le rapport des personnes avec leur environnement qui a été interrogé : où placer ce banc ? Cherche-t-on l’ombre ou le soleil ? L’usage des bancs par les mamans, les jeunes ou les personnes âgées répond à des besoins parfois contradictoires. Quels choix opérer qui répondent à l’intérêt commun ? Avec quel service municipal coopérer ?

Les changements étaient parfois plus immatériels. Des élus municipaux ont volontiers reconnu une évolution dans la capacité de certains, adultes ou jeunes, à prendre la parole dans une réunion publique ou à argumenter dans une situation tendue. Ce constat a ouvert de nouvelles possibilités de dialogue, dans un climat beaucoup plus constructif. Il a été le résultat d’un apprentissage, d’un travail en amont, reposant beaucoup sur la confiance en soi et la construction d’une pensée commune, au-delà des opinions et des intérêts particuliers.

Il y a eu des résultats inattendus. Ainsi, dans un quartier de Saint-Martin-d’Hères (appartenant presque entièrement à un propriétaire privé), l’action des habitants a permis la création d’un bureau d’accueil des locataires dans un appartement alors que, jusqu’ici, ils réglaient leur loyer dans une cave ! Cette action a demandé plusieurs mois avant d’aboutir. Il a fallu surmonter des divisions entre groupes d’habitants, une méfiance vis-à-vis des pouvoirs publics, gagner en compétence en prenant conseil auprès d’associations partenaires plus spécialisées…

Dans la cité Abry de Grenoble, il n’y avait jamais eu de fête de quartier. À la faveur d’une belle mobilisation des habitants, une première fête a été organisée. Elle est devenue annuelle et se poursuit encore aujourd’hui, plus de douze ans après ! Ces événements joyeux sont indispensables pour restaurer des liens positifs entre habitants.

La médiation d’un geste symbolique a aussi été importante. Ainsi, la création d’une fresque portant en creux la trace des mains d’une centaine d’habitants, toutes générations confondues, a été un moment fort d’unité dans un quartier où les populations d’origine étrangère, portugaises ou maghrébines, ne se mêlaient pas toujours facilement.

Les résultats de la mobilisation de quelques-uns ont pu avoir des répercussions économiques concrètes pour tout le quartier : le remboursement de charges locatives, perçues indûment pendant des années, s’est effectué au bénéfice de tous. Non seulement le droit est désormais appliqué et respecté, mais des personnes à très faibles ressources en voient encore chaque mois les effets !

Un bilan contrasté

L’émancipation des groupes d’habitants à l’égard des animateurs de Cause commune n’a pas suivi partout le même chemin. Dans certains quartiers (Jouhaux et Abry à Grenoble, Le Grand Trou à Vizille), les habitants sont parvenus à un stade d’autonomie et peuvent « voler de leurs propres ailes ». Des associations ont été créées. Des habitants continuent de porter les projets de quartier et sont devenus des interlocuteurs reconnus des pouvoirs publics, du bailleur social… Dans un autre cas (Chamberton à Saint-Martin-d’Hères), l’avenir incertain du quartier (il devait être vendu, démoli, reconstruit…) a bloqué tout engagement pérenne des habitants. Dans le quartier Capuche à Grenoble, les pouvoirs publics locaux ont repris à leur compte l’investissement de l’équipe Cause commune pour répondre au problème principal qui émergeait : celui de jeunes à la rue troublant beaucoup la tranquillité publique. L’équipe a passé le relais, ayant amorcé le processus de prise de conscience et de reconstruction.

Bien entendu, la singularité de chaque territoire, de sa population, son contexte et son histoire ont un impact majeur. La transformation d’un collectif informel en association de locataires s’est faite en moins de six mois dans un quartier. Dans un autre, elle a mûri pendant cinq ans ! Dans les deux cas, elle a débouché sur la mise en route d’une réhabilitation des bâtiments, des espaces extérieurs. Les personnes concernées ont eu la possibilité de s’impliquer dans le projet et de faire connaître leur point de vue d’utilisateurs.

Cependant, des difficultés rencontrées sont inhérentes à la vie des personnes de ces quartiers. Les démarches demandent de la durée pour atteindre des résultats. Or les populations sont volatiles, cherchant à quitter leur habitat si elles le peuvent. La vie des groupes est souvent à leur image : précaire. Idem du côté des intervenants. Les changements de professionnels, les divergences de vision ont freiné le processus.

Ces actions ont fait l’objet de financements émanant de la politique de la ville. La participation des habitants est devenue une obligation légale du Programme national de rénovation urbaine en 2003. De ce fait, l’expérimentation a été jugée digne d’intérêt, montrant les limites et les potentialités d’une démarche d’association des habitants. Mais les injonctions en la matière demeurent vaines. Beaucoup cherchent comment faire, comment mobiliser, comment intéresser les habitants à leur propre sort. L’équipe elle-même a toujours eu soin de garder des traces, de photographier, de noter des phrases d’habitants, ces perles qui disent si bien une pensée, une situation. Grâce à cela, le projet a été régulièrement réinterrogé, au fil du temps. Une évaluation externe a été menée au bout de trois ans et un ouvrage, issu de l’expérimentation, a été publié1.

Apprendre de l’expérience

Que nous apprend cette expérimentation ? Tout d’abord, que l’engagement des personnes sur leurs propres projets est possible et infiniment préférable aux projets clé en main qui, avec les meilleures intentions du monde, déresponsabilisent en réalité. Aller au-devant des personnes d’un quartier, sans les attendre dans une permanence, est un véritable signal. Une poignée de personnes vraiment convaincues peuvent obtenir des résultats positifs pour tous. Ce processus suppose un climat de confiance et de motivation. Il demande de la persévérance et une dynamique d’action nourrie par des petits succès, du plaisir à être ensemble, de la reconnaissance. La ressource majeure, dans toute cette aventure, c’est d’abord la ressource humaine, l’énergie, l’engagement.

L’engagement des personnes sur leurs propres projets est infiniment préférable aux projets clé en main, qui déresponsabilisent en réalité.

On pourrait croire que la population de ces quartiers est hermétique aux propositions. En réalité, les animateurs du projet Cause commune ont toujours été accueillis favorablement. Les réticences à se mobiliser tiennent plutôt à l’individualisme ambiant (qui n’est pas propre aux quartiers populaires), au fatalisme culturel, à la résignation des personnes pauvres. Ces obstacles peuvent être surmontés.

Certes, cette expérimentation n’est pas reproductible telle quelle, mais une voie a été ouverte. Un réel investissement reste indispensable pour que l’action puisse s’établir dans la durée, que des animateurs compétents et convaincus puissent s’y investir. Au fil du temps, d’autres équipes du Secours Catholique se sont lancées dans des démarches de développement social qui se poursuivent encore aujourd’hui. Ainsi fleurissent des initiatives dans lesquelles les personnes en précarité sont très impliquées : réseaux d’échanges, groupements d’achats alimentaires, banques du temps (accorderies), espaces d’entraide… Autant de lieux où l’on « fait ensemble » plutôt que « pour ». Les capacités d’inventivité sont illimitées, d’autant plus que les acteurs locaux voient leurs initiatives décuplées par le travail en réseaux.

De l’aide à l’entraide

Avec cinquante ans d’expérience, le Secours Catholique avait pu affirmer, en 1996, sa volonté de « s’associer avec les pauvres pour construire une société juste et fraternelle ». Ce slogan est resté très actuel. Utopique ? Nous avons tous, à notre petite échelle, un pouvoir de transformation collective de nos existences. Les personnes qui vivent des « galères » ont, elles aussi, ce désir d’engagement solidaire fortement ancré en elles. Dans l’aide, la considération dont elles font l’objet est un enjeu central. Sont-elles des problèmes à résoudre ou la solution de ces problèmes ? Des « cas sociaux » ou des personnes avec un formidable potentiel d’action et de transformation ?

Il est vain d’agir sur les conséquences si on n’agit pas sur les causes.

Pendant des années, nombre d’associations se sont positionnées sur le versant de l’aide, en complément de l’action sociale publique. Une intervention se traduisait surtout par une aide directe à la personne, souvent matérielle, avec le souci du soutien moral, de l’accueil et de l’écoute. Mais la conviction se répandait : il est vain d’agir sur les conséquences si on n’agit pas sur les causes. L’évolution actuelle de l’action sociale, avec des visées trop exclusivement gestionnaires, laisse percevoir une accentuation de l’intervention publique dans l’ordre du palliatif. Les moyens de l’action sociale de terrain, de l’éducation, de l’animation semblent se réduire. Le Secours Catholique, dans les vingt dernières années, a été de plus en plus présent dans un rôle de prévention et d’accompagnement. Progressivement, une évolution de l’aide vers l’entraide se dessine.

Même s’il faut croire aux vertus transformatrices d’une multiplication à l’infini de projets d’engagement solidaire entre citoyens d’un territoire, ceux-ci n’atteindront jamais leur objectif de transformation sociale s’ils n’ont pas un impact réel sur les registres du droit, de la législation et des institutions. Seule cette dimension politique peut réellement porter des fruits à l’échelle d’une société. Ce « plaidoyer » pour alerter et proposer prend un sens d’autant plus fort qu’il n’est pas seulement porté par des experts mais qu’il met en jeu l’implication des personnes concernées par les questions soulevées.

À lire dans la question en débat
« Social : réparer ou reconstruire ? »

 


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1 J.-L. Graven, Anne-Catherine Berne et Pascaline Nové-Josserand, Pédagogie du développement social. Faire cause commune, Chronique sociale, 2008.


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