Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site
Dossier : Social : réparer ou reconstruire ?

Québec : les « assistés » font front commun


« Le changement est possible… le monde n’est pas. Il est en train d’être – est en devenir permanent1. » Cette certitude a germé au travers de multiples expériences de dialogue, au long d’un parcours avec les personnes « assistées sociales ». Je me situe dans le mouvement de la conscientisation développé par Paulo Freire, dans sa façon de concevoir l’alphabétisation comme moyen d’appréhender et nommer les réalités, de les transformer ; un mouvement repris et adapté au Québec par le Collectif québécois de conscientisation. Ma conviction demeure que l’espoir en actes, c’est de continuer à croire qu’« individuellement et collectivement, il est possible d’agir pour transformer le monde et pour se libérer de toutes les formes d’oppression2 ».

Le mouvement de la conscientisation déborde le sens limité d’une sensibilisation ou d’une prise de conscience. Il s’agit d’un processus exigeant, demandant de s’impliquer, de s’approprier une analyse critique, d’avoir une visée de changement social, d’être constamment en apprentissage et d’agir tout en reconnaissant ses contradictions. Cette approche suppose aussi d’avoir le souci du vivre ensemble en respectant les cheminements de chacun, de ramer à contre-courant, d’avoir un sens de l’histoire, de faire preuve de patience et de garder confiance en la personne humaine et dans les collectivités. Nous pensons qu’ensemble il est possible de poursuivre nos utopies et nos rêves à travers des actions concrètes de changement, ici et maintenant.

Une visée politique

Le terrain de la conscientisation, c’est l’être humain dans sa dimension globale, psychologique, socio-culturelle et politique. Elle se veut une manière de vivre les « je », « je-tu », « je-tu-nous ». Elle implique l’engagement de chaque personne dans une démarche de dialogue à l’intérieur duquel, ensemble, on reconnaît ses apports positifs et ses contradictions. Ainsi, au jour le jour, la certitude qu’un monde solidaire, juste, égalitaire est possible est la source qui permet de poursuivre la marche. « Personne ne se libère seul. Personne ne libère autrui. Les femmes et les hommes se libèrent ensemble3. »

Pour reprendre la définition de Jean-Yves Desgagnés, il s’agit de « développer, chez les personnes en tant que sujets/acteurs, une conscience critique de l’oppression, notamment des exploitations économiques, des dominations politiques et des aliénations idéologiques. Cette pratique se traduit par des actions collectives et des luttes menées sur les conditions de vie immédiates, en vue de l’organisation des personnes opprimées dans une perspective stratégique à long terme de transformation radicale des structures sociales qui produisent et reproduisent l’oppression4 ».

Un « front commun »

Depuis 1977, des personnes de différentes régions du Québec se regroupent afin de « se donner une voix pour mieux être5 ». Le Front commun des personnes assistées sociales du Québec est porteur d’un projet de formation continue, initié à partir d’une première session : « Mon droit à l’aide sociale ». Depuis environ trente ans, lors des assemblées générales, des formations abordent de multiples thèmes liés à la conjoncture, à l’histoire, aux réformes, à la loi, à l’exercice du pouvoir, aux préjugés, aux conditions de vie des femmes, etc. La démarche est relayée sur le terrain, dans les groupes locaux, à travers des tournées de formation et de projets de recherche-action menés en collaboration avec des chercheurs.

Au fil de son histoire, notamment à l’occasion d’une réforme de l’aide sociale en 1988, le Front commun s’est doté d’une plateforme de revendications. Cette plateforme, qui précise le projet porté par les personnes assistées sociales, fait fonction de repère pour analyser la conjoncture. Elle sert surtout de référence, au quotidien comme dans des moments plus cruciaux, pour définir des priorités d’action au plan politique, dans les diverses instances de participation, mais aussi pour évaluer la cohérence entre ce que nous disons vouloir et ce qui se vit. La plateforme personnifie un projet de société.

Nous retiendrons ici quatre temps forts dans l’histoire de cette résistance créatrice vécue par des personnes assistées sociales, quatre adaptations de la plateforme en lien avec la conjoncture, quatre étapes d’une conscientisation.

La première plateforme (1987)

En 1985, un livre blanc sur la fiscalité des particuliers remet en question le droit à l’aide sociale (tel que spécifié dans une loi datant de 1969). L’année suivante, une police spéciale, les Boubou-Macoutes, est créée pour s’immiscer dans la vie privée des « assistés » et pour préparer idéologiquement le projet de réforme. En 1987, un document d’orientation inspiré du livre blanc est déposé. Le principe de base de la loi de 1969 (la satisfaction des besoins) est remplacé par celui d’incitation au travail.

Dès lors, le Front commun entreprend une campagne de sensibilisation. Des rencontres se déroulent dans différentes régions afin de comprendre les enjeux de la réforme. Une caravane sillonne tout le Québec. L’ultime étape, devant l’Assemblée nationale du Québec, se veut l’enterrement officiel du projet contenu dans le livre blanc.

La démarche d’analyse des réalités que vivent les personnes assistées sociales a permis de comprendre que le discours d’incitation au travail, utilisé pour vendre la réforme, était un paravent qui masquait le manque d’emplois décents et la rareté de véritables formations répondant aux exigences du marché du travail. En juin 1987, lors de son congrès, le Front commun formule son propre projet de réforme, élaboré par et pour les personnes assistées sociales. « Pour vivre décemment et en dignité, l’aide sociale doit assurer l’autonomie financière et un revenu décent garanti sans condition à toute personne qui se retrouve dans une situation de besoin, quelle qu’en soit la cause ». Trois grands principes émanent de cette orientation : l’autonomie des personnes, la lutte contre la pauvreté, une répartition des richesses.

Pourtant, face à une vaste coalition d’organisations communautaires, syndicales, de pastorale sociale, le gouvernement maintient sa position et la loi est adoptée sous le bâillon. Les impacts en sont lourds : appauvrissement, mise en place de catégories créant des divisions entre les personnes assistées sociales, augmentation des préjugés dans la population… Tout au long de ce parcours, trois axes d’une conscientisation sont particulièrement présents : les liens entre « personnel » et « collectif », entre « action » et « réflexion », entre « information », « systématisation » et « analyse ». La conscience communautaire, à la fois critique et réformiste, sous-tend des actions collectives, parfois très inventives et agressives dans leurs modalités, mais inévitablement vouées au compromis.

L’actualisation (1996)

Durant les années 1990-1996, sous l’influence de l’idéologie néolibérale, à Québec comme à Ottawa, plusieurs réformes visent à réduire le filet de sécurité sociale et les services publics en matière de santé, d’éducation, etc. La disparition du Régime d’assistance publique du Canada et la politique du déficit zéro du gouvernement du Québec (loi sur l’équilibre budgétaire) en constituent la toile de fond.

Le Front commun actualise sa plateforme en lien avec deux professeurs de l’Université de Montréal. Leur recherche, qui porte sur la pauvreté et l’insertion au travail, montre comment les personnes assistées sont confrontées à cinq barrières : la pauvreté, la discrimination, le système de sécurité du revenu, la difficulté d’accès à une formation, le marché de l’emploi.

La comparaison des plateformes de 1987 et de 1996 illustre le cheminement d’une prise de conscience. À travers un processus d’analyse et de prise de parole, les personnes engagées développent leur propre façon de dire le monde. Elles identifient mieux les incohérences entre leur façon de regarder et d’analyser les réalités et les discours des décideurs politiques et économiques. Elles découvrent la dimension politique de leur identité.

Dans ce parcours, s’articulent les dimensions « services », « luttes ponctuelles » et « stratégie à long terme ». D’une part, on recherche les causes (liens entre phénomènes, mécanismes et structures), d’autre part, on identifie des actions cohérentes (liens entre problèmes, conflits et contradictions).

Cette histoire créatrice se traduira par l’adoption d’une troisième plateforme. Le « comment vivre aujourd’hui l’utopie » prend de plus en plus la couleur du vécu et des espoirs des personnes assistées sociales et se révèle à l’intérieur d’engagements sur divers terrains politiques.

Face au projet néolibéral et patriarcal (2004)

Après des années de politiques néolibérales, « le principe de responsabilité des membres envers la société s’est en quelque sorte substitué au principe de solidarité de la société envers ses membres6 ». Mais ces politiques ont entraîné un creusement des écarts entre les riches et les pauvres et la réduction importante du financement des services publics, ouvrant grand la porte à une privatisation. Après l’échec du référendum sur la souveraineté du Québec, en 1995, la question sociale prend davantage d’ampleur. Sous l’impulsion du mouvement des femmes, les mouvements sociaux reprennent l’offensive, faisant de la lutte contre la pauvreté et la violence faite aux femmes une priorité.

En décembre 2002, lors de leur congrès, les membres du Front commun identifient deux projets opposés de société : l’un est mobilisé par la recherche du bien commun, l’autre est un projet néolibéral et patriarcal.

Les valeurs d’un monde solidaire sont le respect de l’autonomie des personnes, la justice sociale, l’égalité entre les hommes et les femmes, une meilleure redistribution de la richesse. Les membres du Front commun reconnaissent aussi la nécessité de la mondialisation des solidarités dans la lutte contre la pauvreté. Vivre des rapports égalitaires entre hommes et femmes est affirmé comme un principe fondamental, au cœur de l’avancement du projet de société. Jusque-là, même si la réalité spécifique des femmes était présente dans la pratique du Front, le système patriarcal n’était pas explicitement nommé comme système d’oppression.

Les personnes assistées sociales mesurent la nécessité de se dissocier des systèmes qui les excluent comme citoyennes en créant des barrières. Elles saisissent en même temps l’importance de continuer à développer une conscience de classe. L’analyse des structures leur permet d’identifier avec plus de clarté les systèmes responsables de leur oppression et d’apprendre à s’en dissocier. Ainsi de la réorganisation de l’État, qui ne reconnaît plus sa responsabilité pour assurer la redistribution de la richesse et l’accessibilité à la santé, à l’éducation et aux services sociaux. Ainsi de la privatisation des ressources qui se fait au détriment de l’accessibilité universelle au bien commun.

Un programme pour « être » (2007)

En septembre 2004, le gouvernement annonce la préparation d’un nouveau règlement de l’aide sociale qui entend valoriser le travail pour acquérir l’autonomie financière. Le Front commun dépose une requête visant à faire invalider ce projet au nom de la clause d’impact de la loi contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Ses membres ont pris conscience que cette loi ne donne pas de prise pour défendre le droit à un revenu décent.

Un projet de société orienté vers la recherche du bien commun suppose la reconnaissance du droit à la citoyenneté pleine et entière de toutes et tous. Dans leur réflexion, les membres du Front commun ont été invités à maintenir en tension les pôles : « je », « nous », « collectif » afin d’identifier des attitudes pour vivre en cohérence les principes affirmés : s’impliquer soi-même, développer une solidarité effective entre nous, agir sur nos contradictions.

L’autonomie des personnes et la répartition équitable des richesses ne peuvent devenir réalité sans la réalisation effective de rapports égalitaires entre hommes et femmes. Et cela interpelle aussi bien les relations interpersonnelles que le fonctionnement de la société. Pour traduire les principes dans la réalité, les personnes et leur organisation ont des responsabilités spécifiques dans leur mise en œuvre concrète au quotidien. Chaque organisation locale, comme l’instance nationale, sont les terrains d’une pratique où bâtir des alternatives à vivre maintenant.

Croire que le changement est possible dans le respect des cheminements, voilà le défi que les membres du Front commun souhaitent continuer à relever en alliance. Depuis 1989, j’ai été partie prenante de l’histoire de la plateforme du Front commun des personnes assistées sociales du Québec. À travers elle, se révèle le cheminement des personnes assistées sociales et des personnes alliées engagées dans l’organisation, qui vivent la tension entre une conscience réformiste et une conscience qui se libère. La visée actualisée permet de maintenir la vigilance pour identifier les stratégies élaborées par les systèmes politiques et pour décortiquer leurs messages. Cette dynamique continue de formation-action permet de donner des mains à l’espoir.

Cette histoire est un témoignage de la résistance créatrice de personnes et d’organisations engagées dans un apprentissage permanent à être et à réaliser… Aujourd’hui, les décideurs politiques soutiennent un discours d’austérité et de gestion qui maintient dans la précarité de plus en plus de personnes en prétendant qu’elles ne sont pas motivées ou abusent d’un système. Ils entretiennent un climat de peur pour justifier des politiques qui bafouent la démocratie au nom de la sécurité. Dans ce contexte, garder espoir et continuer à croire, individuellement et collectivement, qu’il est possible d’agir pour transformer le monde et pour se libérer de toutes les formes d’oppression… est-ce une option (alternative) ou une responsabilité (devoir) ?

À lire dans la question en débat
« Social : réparer ou reconstruire ? »



J'achète Le numéro !
Social : réparer ou reconstruire ?
Je m'abonne dès 3.90 € / mois
Abonnez vous pour avoir accès au numéro
Les plus lus

Les Marocains dans le monde

En ce qui concerne les Marocains, peut-on parler de diaspora ?On assiste à une mondialisation de plus en plus importante de la migration marocaine. On compte plus de 1,8 million de Marocains inscrits dans des consulats à l’étranger. Ils résident tout d’abord dans les pays autrefois liés avec le Maroc par des accords de main-d’œuvre (la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais désormais aussi, dans les pays pétroliers, dans les nouveaux pays d’immigration de la façade méditerranéenne (Italie et ...

L’homme et Dieu face à la violence dans la Bible

Faut-il expurger la Bible ou y lire l'histoire d'une Alliance qui ne passe pas à côté de la violence des hommes ? Les chrétiens sont souvent gênés par les pages violentes des deux Testaments de la Bible. Regardons la Bible telle qu’elle est : un livre à l’image de la vie, plein de contradictions et d’inconséquences, d’avancées et de reflux, plein de violence aussi, qui semble prendre un malin plaisir à multiplier les images de Dieu, sans craindre de le mêler à la violence des...

Un héritage tentaculaire

Depuis les années 1970 et plus encore depuis la vague #MeToo, il est scruté, dénoncé et combattu. Mais serait-il en voie de dépassement, ce patriarcat aux contours flottants selon les sociétés ? En s’emparant du thème pour la première fois, la Revue Projet n’ignore pas l’ampleur de la question.Car le patriarcat ne se limite pas à des comportements prédateurs des hommes envers les femmes. Il constitue, bien plus, une structuration de l’humanité où pouvoir, propriété et force s’assimilent à une i...

Du même dossier

« Dans la charité, je vois une soumission »

Qu’est-ce que la solidarité ? En quoi est-elle différente de la charité ? Des membres de l’association Magdala et du groupe « Fous d’art solidaires » (Secours catholique de Créteil), qui ont l’expérience de la précarité, nous livrent ici leurs réflexions croisées et nous proposent des pistes pour ré-enchanter la fraternité. Comment se fait-il qu’en 2015, des personnes vivent à la rue alors qu’il y a plein de logements ou bureaux vides, que certains soient si riches quand d’autres n’ont rien ? Le...

Pour qui comptent-ils ?

Sans relations, difficile d’être soi. Alors que l’isolement devient un nouveau risque social, retisser des liens apparaît comme une nécessité et un préalable à l’efficacité de l’intervention sociale. Certains d’entre nous passent par des moments difficiles de rupture, de chômage, de maladie, de perte de mobilité, qui les fragilisent un temps ou durablement. Le défaut principal de nos prises en charge est de ne considérer ces personnes qu’au travers de leur situation : on devient un SDF, un sans-...

Quand l’individu s’émancipe grâce aux autres

Une société d’individus est-elle incompatible avec une société où l’on prend soin d’autrui ? Au contraire ! Pour la philosophe F. Brugère, ces deux tendances se fondent désormais : le travail social consiste alors à permettre aux individus de reconquérir leur puissance d’agir. Chacun veut être reconnu comme un individu, un sujet porteur de droits et de qualités, mais personne ne voudrait être livré à lui-même, réduit à une pure « individualité » qui ne serait que solitude, fragilité, impuissance...

1 Paulo Freire, Pédagogie de l’autonomie. Savoirs nécessaires à la pratique éducative, Érès, 2006 [trad. du portugais par Jean-Claude Régnier].

2 Jean-Yves Desgagnés, « La conscientisation : une pratique antioppressive », dans Gisèle Ampleman, Linda Denis et J.-Y. Desgagnés (dir.), Théorie et pratique de conscientisation au Québec, Presses de l’Université du Québec, 2012, p. 14.

3 Collectif québécois de conscientisation, « Notre visée », www.cqc.qc.ca, 2011, adaptation d’une citation de P. Freire.

4 J.-Y. Desgagnés, op. cit.

5 N. Jetté, « Une résistance créatrice : processus historique de la plateforme de revendications du Front commun des personnes assistées sociales du Québec » dans G. Ampleman, L. Denis et J.-Y. Desgagnés (dir.), op. cit.

6 Jean Foucart, « Fluidité sociale, précarité, transaction et souffrance », dans Pensée plurielle, n°20, 2009 faisant référence à Marc-Henry Soulet, « Une solidarité de responsabilisation ? », dans Jacques Ion (dir.), Le travail social en débat(s), La Découverte, 2005, pp. 86-103.


Vous devez être connecté pour commenter cet article
Aucun commentaire, soyez le premier à réagir !
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules