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Dossier : Religions, une affaire publique ?

« Les religions diffèrent, mais les questions sont universelles »

Chapelet musulman © Mrehan/Flickr/CC
Chapelet musulman © Mrehan/Flickr/CC
Pour l’anthropologue Maurice Godelier, l’idée que les religions puissent disparaître de nos sociétés n’est pas crédible. Elles occupent une place unique, sans concurrencer directement le politique.

Qu’est-ce qui est « au fondement des sociétés humaines », si ce n’est la parenté ?

Maurice Godelier – La parenté est fondamentale pour le développement de chaque être humain : on naît dans une famille, on ne peut pas survivre sans des adultes qui s’occupent de nous et nous transmettent quelque chose, cela va de soi. Mais jamais elle n’est au fondement de la société : ce sont les rapports sociaux qui établissent et légitiment la souveraineté de groupes humains sur un territoire, ses ressources et ses habitants. Ce sont des rapports politico-religieux qui ont fait les sociétés depuis l’Antiquité jusqu’à la Révolution française. Eux seuls peuvent embrasser et traverser la parenté, donc être un enveloppant établissant des rapports de pouvoir sur un territoire.

Pendant des millénaires, l’humanité était consciente que les travaux des hommes ne suffisent pas à assurer le succès de leurs entreprises. Le grand bond en avant fut certainement réalisé pendant les siècles de la domestication de certaines plantes, de certains animaux. Les sociétés humaines commencèrent à dépendre, pour leur survie, non plus des ressources de la nature à l’état sauvage mais de celles tirées de la partie de la nature domestiquée par les hommes. Une grande sécheresse, une épizootie suffisaient à détruire les ressources tirées de l’agriculture et de l’élevage. Une nouvelle dépendance par rapport à la nature, inconnue des peuples chasseurs cueilleurs, s’est généralisée. Et c’est à cette époque que l’on voit se multiplier les dieux (de la pluie, du soleil, des vents) et que ces sociétés de dieux sont organisées en panthéons. L’humanité ne pouvait que demander l’aide des dieux pour ajouter leurs forces aux siennes. Le succès des armes, la lutte contre les maladies, la vie quotidienne, tous ces aspects de la vie sociale avaient à la fois des dimensions religieuses et profanes. Mais le cœur pour constituer une société particulière, locale, était toujours d’instituer et de légitimer une forme de souveraineté sur un territoire, ses ressources et ses habitants, visibles et invisibles. Et l’institution de ces rapports de pouvoir était toujours faite avec l’aide des dieux auxquels le groupe humain rendait un culte. L’ordre social était toujours un ordre cosmique, donc à dimension religieuse.

Une société ne peut-elle se passer d’une religion ou de sacré ?

M. Godelier – La laïcisation du pouvoir et de l’État a créé une rupture. C’est un fait récent et fondamental : la souveraineté est devenue celle du peuple, seul responsable de ses lois et de son avenir. Non sans incidence jusque dans les Églises. Pendant près de deux millénaires, il n’était pas possible d’avoir une vie religieuse chrétienne organisée, des églises et des couvents construits, sans une hiérarchie. La sécularisation en Occident, c’est ce mouvement qui rompt avec la hiérarchie, des femmes qui deviennent évêques, l’individu qui peut rencontrer Dieu sans être conduit par son pasteur, son prêtre ou son pope. Ce n’est pas une évolution de l’Église : c’est une évolution, dans les Églises, de la démocratie. La démocratie a promu, en Occident, l’individu autrement que par le religieux. Avant, on était peut-être égaux devant Dieu, mais pas dans la société. L’individualisme moderne part du politico-juridique et imprègne l’ensemble de la société, jusque dans les Églises et dans les entreprises. Les gens aspirent à une « démocratie ecclésiale », si l’on peut dire, ils ne veulent plus recevoir toutes leurs consignes religieuses à partir d’une hiérarchie, mais faire leur propre chemin.

La thèse de la sortie de la religion n’a guère de sens ! On ne peut pas éradiquer la religion.

Mais la thèse de la sortie de la religion de Marcel Gauchet n’a guère de sens ! A-t-il été dans les campagnes, ou en Grèce, où l’on va baiser les icônes tous les jours ? On ne peut pas éradiquer la religion. Les communistes ont voulu le faire : ils ont échoué ! La pensée humaine nous permet non seulement de vivre quotidiennement dans notre concret, mais aussi, constamment, d’imaginer des mondes qui n’existent pas encore, ou par l’art, de fabriquer des objets qui sortent de nous et n’existaient pas avant. Nous sommes toujours capables, par la pensée, de déborder l’expérience concrète et les limites du possible. Mais on peut également penser que l’impossible est possible ! Je ne suis pas croyant, mais si ma fille est en train de mourir et que les médecins me disent qu’on ne peut plus rien faire pour elle, spontanément je vais penser si… Si quoi ? Si une entité existait qui avait le pouvoir de faire ce que les médecins ne peuvent pas faire… Vous ne pouvez pas empêcher que l’on imagine l’existence de forces inconnues, plus fortes que nous, les humains.

Les religions, les cultures, les systèmes de parenté diffèrent, mais les questions que se posent les gens sont universelles : qu’est-ce que naître ? Qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce que mourir ? Il n’y a pas de relativisme absolu. La relativité, ce sont les réponses de chaque culture, de chaque époque à ces interrogations universelles – réponses qui s’adossent à d’autres, ou sont complètement neuves. L’individu ne peut se passer de se poser ces questions, ni d’élaborer des réponses contre-intuitives. Par exemple, à la question : « Qu’est-ce qui vous fait dire que Jésus est Dieu et fils de Dieu ? », un chrétien me fit cette réponse extraordinaire : » Le tombeau était vide. » Or les hommes ne ressuscitent pas, il n’y a que les dieux qui ressuscitent. Ce chrétien n’a jamais vu personne ressusciter et ne le verra jamais, et personne ne l’a vu depuis des milliers d’années. C’est contre-intuitif, mais c’est vrai ! C’est vécu comme une vérité existentielle.

On comprend bien le besoin du religieux pour un individu, mais pour une société ?

M. Godelier – Jusqu’à la Révolution française, il n’y a pas de pouvoir sans dimension religieuse. Quand Nabuchodonosor devint le roi des rois [vers 1124 avant J.-C.], son petit dieu, Marduk, devint le dieu des dieux. L’alliance du politique et du religieux était fondamentale. L’alliance des juifs avec Yahvé fut une alliance avec un dieu parmi d’autres : les juifs, au départ, étaient polythéistes. Dans l’Orient ancien, les rois nouaient une alliance avec un de leurs dieux pour leurs conquêtes. Quand ils remportaient une victoire, c’était eux et leur dieu qui l’avaient remportée. À Rome, Jupiter était le premier citoyen. Toutes les lois votées au Sénat lui étaient présentées sur son autel par les tribuns. Les dieux d’alors vivaient avec les hommes. On avait, à la table des offrandes, une place vide pour le dieu ou la déesse qui venait s’asseoir. Le côté transcendant des monothéismes ne permet pas de comprendre que, pour des milliers de sociétés, les dieux sont du même monde, bien que lointains et invisibles.

La raison scientifique n’a pas de force de contagion. Et le politique ne peut proposer des réponses aux questions existentielles que l’humanité se pose.

La Révolution française, en séparant le pouvoir d’État des religions, a créé une situation tout à fait nouvelle. Nous étions en monarchie absolue de droit divin, où l’Église et le pouvoir religieux étaient intimement associés au pouvoir politique ; la rupture a été radicale. On a affirmé les droits de l’homme et du citoyen, sans la religion, bien que les premiers révolutionnaires aient élevé la « Raison » au rang de déesse. Mais la raison scientifique n’a pas de force de contagion. Et le politique ne peut proposer des réponses aux questions existentielles que l’humanité se pose. Il peut être en tension avec la religion dans sa réponse à la question : qu’est-ce que le pouvoir ? Qui a le droit de l’exercer et pourquoi ? Si la séparation de l’Église et de l’État est une tendance générale de l’Occident, le serment sur la Bible reste de mise aux États-Unis et la reine d’Angleterre demeure le chef de l’Église anglicane. L’islam, lui, se refuse totalement à séparer la religion de l’État, puisque la seule loi est la charia, la loi divine ; le politique ne fait que l’interpréter et ne peut s’y substituer.

Dans tous les cas, le politique n’a pas d’autre ambition que d’apporter des réponses à des problèmes de la vie sur cette terre. Il ne peut rien dire sur la vie dans d’autres mondes. En apportant des réponses globales, du « prêt-à-penser » aux questions existentielles, les religions occuperont toujours cette place que le politique ne peut pas occuper.

Dans les sociétés tribales, vous montrez que « personne ne cherche ou n’a intérêt à vouloir imposer aux voisins ses propres dieux ». La prétention à l’universel, au-delà d’une appartenance territoriale, est-elle une spécificité du christianisme et de l’islam ?

M. Godelier – Les religions tribales ne s’intéressent pas à convertir des tribus voisines : à chacun ses dieux. Il faut que soient apparus dans l’histoire humaine des États et des empires pour que l’expansion universelle d’un message religieux devienne pensable. Dans l’antiquité sumérienne, babylonienne, on conquiert une ville et on ramène les dieux des autres cités dans son panthéon. L’universalisme religieux est un phénomène relativement tardif dans l’histoire de l’humanité ! Mais ensuite, cela ne peut pas s’arrêter. On peut distinguer les religions du salut, comme le christianisme et l’islam, des religions de la délivrance des souffrances de la vie. D’un côté, l’idée d’un péché originel, de l’autre celle de mérites et de démérites dans le rapport aux autres, ce qui ne pèse pas sur le psychisme, sur l’imaginaire, sur la vie de la même façon. Mais pour toutes ces religions, il s’agit pour le croyant d’un long chemin, d’un travail sur soi. L’Occident promeut l’individu et son rapport, direct ou indirect, avec Dieu. L’idée d’un chemin du salut ou de la délivrance donne aux masses une réponse à des questions existentielles, auxquelles la science ne peut pas répondre.

L’universalisme concerne aussi le bouddhisme. Né en Inde, il en a été rejeté par les brahmanes. Le védisme ancien, devenu le brahmanisme dans sa lutte contre le bouddhisme, ne peut pas être exporté parce qu’il faudrait exporter la structure en castes. Les Indiens sont coincés par leur religion qui est liée à cette structure de pouvoir (les brahmanes, les kshatriyas en dessous, etc.). Le bouddhisme, au contraire, est une religion universelle qui promet la délivrance à tous, y compris aux femmes. Son message, très ouvert pour l’époque, était inacceptable pour le brahmanisme. Rejeté d’Inde, il s’est répandu dans toute l’Asie du Sud-Est, jusqu’au Japon avec le bouddhisme zen, en passant d’abord par la Chine (« zen » est une transformation du chinois « chan »). Vous avez là une religion universelle qui essaie de convaincre tout individu qu’elle constitue la voie de la délivrance.

Qu’est-ce qui peut occuper l’espace laissé libre par la « mort de Dieu » ?

M. Godelier – L’État s’avère incapable de proposer une morale. Heureusement d’ailleurs ! Que peut-il proposer à partir du moment où il est séparé de toute religion ? Comment donner à la laïcité une dimension positive, un contenu qui ait la même force qu’une morale religieuse ? C’est très compliqué, une morale civique. Elle s’adosse sur le droit, sur les progrès du droit (le mariage pour les homosexuels, l’égalité homme-femme…). Dans un monde sans dieu, lier les gens entre eux dans des idéaux est plus difficile. Cela a moins d’épaisseur émotionnelle et moins de fond culturel ancien.

En France, on est depuis deux siècles seulement – ce n’est rien du point de vue de l’histoire – dans une société où l’État ne revendique pas de Dieu pour se légitimer : nous sommes le « peuple souverain », nous déléguons notre souveraineté à des députés. C’est toute l’histoire du contrat social. Mais la société n’est pas née par contrat : nous sommes une espèce sociale par nature. Ce n’est pas par des contrats qu’on fait une société. On ne peut pas naître sans naître d’autres personnes, même avec le don de sperme, et on ne peut pas se développer sans les autres pour exister. Rien que notre formation comme enfant implique autrui pour s’occuper de nous, le « care ».

Le contrat, c’est la preuve d’une liberté : une forme de transaction qui affirme la liberté et l’autonomie relatives de ceux qui contractent. Mais tout ne relève pas des échanges. Dans L’énigme du don, j’ai montré qu’il y a des choses qu’on vend, qui se détachent de nous et s’attachent à celui qui achète ; il y a des dons où, quand je donne quelque chose, je suis dans la chose donnée : les gens me sont quelque part redevables ; et puis il y a les choses qu’on ne vend pas et qu’on ne donne pas, qu’on garde pour les transmettre, ce sont souvent les choses sacrées. Il existe du sacré politique : la Constitution par exemple.

Le politique ou les rapports marchands peuvent-ils à eux seuls fonder la société ?

M. Godelier – Certainement pas les rapports marchands. Ils débordent les frontières. Tout était compartimenté sous le féodalisme. Pour construire la France et l’Angleterre, la bourgeoisie et l’État ont fait exploser les douanes de province à province pour créer un marché national. Mais maintenant, l’économie ne se développe plus sur une base nationale. Quant aux rapports politiques, ils peuvent fonder la société en France s’ils sont démocratiques. Mais la démocratie n’est pas donnée : c’est une lutte, un chemin infini, un vrai combat. Ce n’est pas un gâteau qu’on mange… Vous n’avez pas encore de démocratie dans les entreprises, où les femmes sont payées 25 % de moins pour le même travail, et dans beaucoup d’endroits de la vie. C’est une identité partagée : être solidaire comme citoyen, pour faire quelque chose, quelle que soit votre confession. Depuis deux mille ans, nous sommes certes dans un monde chrétien, mais les racines chrétiennes de l’Europe, cela ne suffit plus.

L’identité se construit d’abord dans une nation. Je ne suis pas souverainiste, à demander « Replions-nous sur nos frontières », mais c’est là que l’on trouve notre culture quotidienne, que l’on est né, que l’on a été à l’école… L’individu moderne multiculturel et mondialisé vaut pour une élite peut-être, une petite frange de l’humanité, mais cela ne touche pas encore les racines de nos existences. Il faut redéfinir et faire évoluer la place de l’État-nation.

Dans un monde globalisé, une grande partie de la population n’est-elle pas en quête de repères identitaires ?

M. Godelier – Depuis dix ans, la France connaît l’insécurité sociale, l’absence d’avenir clair pour les jeunes, une incertitude profonde. La société ne répond pas aux besoins de millions de gens. Les Français éprouvent une perte de confiance dans l’avenir et dans le système économique, ainsi qu’une mise en cause du politique. Quand l’économique et le politique sapent la vie sous vos pieds, c’est très dur. Les identités, les institutions et les solidarités anciennes servent alors de repli pour continuer. La religion en fait partie. Mais ce n’est pas la même religion qu’autrefois, sous l’autorité de l’Église. C’est plutôt la recherche d’une solidarité de substitution à la solidarité citoyenne… J’ai été frappé de la crise en France. Je pensais qu’on pouvait rassembler les Français pour une solidarité citoyenne, une solidarité de lutte, avec l’idée qu’on arrivera ensemble à sortir la France de cette fange. Je n’ai rien vu.

Ce mouvement d’affirmation identitaire n’est pas propre à la France. Il est lié, dans le monde, à l’effondrement du système socialiste, après celui des systèmes coloniaux, qui étaient sous contrôle de pays occidentaux. L’Occident n’a pas seulement colonisé le monde économiquement ou militairement : il a mené une vaste lutte idéologique. Le christianisme était importé comme la seule vraie religion quand d’autres importaient des absolus politiques. On pourrait presque dire que deux tiers de l’humanité ont vu leur identité historique profondément traumatisée, quasiment violée, obligés d’éradiquer quelques-unes de leurs traditions ou de les réformer selon les diktats ou pressions de l’Occident comme du régime soviétique. Nous avons ainsi deux grandes mondialisations et deux disparitions, plus ou moins violentes (pensons à la Guerre du Vietnam).

Il est normal que paraissent des retours à la coutume, des défenses de l’identité. Il s’agit de puiser dans le passé, plus ou moins réinventé, les éléments d’un avenir non occidental. La seconde partie du XXe siècle a ainsi connu un formidable mouvement historique de retour ou de réaffirmation d’identités locales ou nationales. Au XXIe siècle s’ouvre une autre phase. On se trouve devant un recul et une mise en cause, généraux mais différenciés, de l’Occident. Ce qui se dessine, c’est une confrontation entre des hégémons. L’hégémonie américano-occidentale était encore assez universelle il y a quinze ou vingt ans. Aujourd’hui, vous avez la Chine, l’Inde et, peut-être, le Brésil, la Russie…

Dans cette confrontation, la religion réapparaît, mais pas partout, ni de la même façon. En Chine, avec l’effondrement du maoïsme, les gens cherchent dans les religions, taoïstes ou néo-confucéennes, un retour à une identité chinoise non matérialiste. Historiquement, si l’on ne contestait pas l’Empire, l’empereur acceptait tout à fait que l’on soit bouddhiste, taoïste ou autre. Il y avait toujours au moins trois religions pour chacun : à la mort, le bouddhisme arrivait, dans la vie, c’était le taoïsme, et, par respect pour l’empereur, le confucianisme. Aujourd’hui, le pouvoir communiste reconnaît sept religions, dont l’islam. Mais dès que l’islam devient politique, on tire au canon, comme avec les Ouïghours. Le retour du religieux en Chine se fait en liaison avec l’identité nationale et l’avenir à développer.

Mais si la Chine a été soumise, elle n’a pas été conquise. Les pays d’islam, eux, ont été conquis. Au moment des indépendances, les leaders politiques ont oublié que les masses étaient musulmanes, et que leur avenir devait être conçu en faisant une place à l’islam. Celui-ci est devenu, pour certains, une lutte contre l’Occident chrétien, contre les juifs, etc., ce qui n’a rien à voir avec le renouveau religieux chinois.

L’Europe, elle, qui a plus d’ingénieurs et de connaissances, plus de gens qui parlent des langues et de bibliothèques que la Chine, n’arrive pas à faire une unité de sa riche diversité, ni à constituer une force mondiale pesant comme les États-Unis. Ces derniers sont un hégémon sur le plan financier, mais leur économie est encastrée dans celle de la Chine. Émerge aujourd’hui une nouvelle forme de rivalité et d’affirmation d’identités. Les événements récents sont tout à fait clairs : Poutine (sans parler de la Chine) a officiellement un discours antioccidental, tout en entrant pleinement dans l’économie de marché. C’est désormais au nom de l’avenir des autres peuples et de leur développement que l’Occident est contesté.

Selon vous, « il faut toujours plus qu’un homme et une femme pour faire un enfant ». Est-ce encore vrai dans une société sécularisée comme la France ? Quel serait alors le troisième terme ?

M. Godelier – Lévi-Strauss fondait la parenté sur l’alliance, c’est-à-dire l’union et le mariage, et déclarait secondaire la descendance, c’est-à-dire l’enfant. Dans Les métamorphoses de la parenté, j’ai montré que, dans tout système, les deux piliers de la parenté sont toujours l’alliance et la descendance, la responsabilité d’un certain nombre d’adultes vis-à-vis d’enfants. Qu’est-ce qu’un enfant pour les sociétés finalement ? Qu’est-ce que c’est que fabriquer un enfant ? Peu d’anthropologues ont traité la question. Mais l’étude que j’ai faite de seize sociétés montre que, partout, un homme et une femme, en faisant l’amour, ne sont pas seuls à faire un enfant ; ils font un fœtus. Pour un chrétien par exemple, l’âme est introduite dans le fœtus par Dieu : l’enfant naît avec une âme, « animé ». Dans son principe abstrait, cela n’est pas différent de la pensée des Baruya pour qui c’est le Soleil, comme divinité, qui termine le fœtus dans le ventre des femmes. C’est cohérent en termes de représentations, mais ce n’est pas de la science. De même, la science dirait que la mort est la fin de la vie : ce n’est pas un médecin qui va voir l’âme partir au moment de l’agonie. Mais les gens, s’ils sont croyants, ne pensent pas que cela suffise. Quelque chose dépasse la biologie scientifique.

Précisément, dans une société où la référence à Dieu est moins prégnante, l’enfant reste-t-il de l’ordre du sacré ?

M. Godelier – Vous avez raison. Les femmes de nos sociétés sont encadrées : elles ont leur gynécologue, les naissances se font sous contrôle médical, etc. La science, avec son explication du monde et ses pratiques, encadre la naissance, beaucoup plus qu’elle n’encadre la mort, même si dans les nouveaux départements de soins palliatifs, les médecins – dont le rôle est de maintenir les gens en vie – les accompagnent pour mourir. Pour la naissance, l’encadrement scientifique est fondamental. La naissance n’est pas généralement vécue comme un acte sacré. Par ailleurs, la sexualité a été désacralisée ou plutôt dédiabolisée. C’est un mouvement général, qui ne va pas s’arrêter. En Île-de-France, un tiers des jeunes qui s’unissent, par le mariage ou en vivant ensemble, se séparent au bout de sept ans… Dès lors, comment faire pour que les enfants du premier lit soient aussi bien traités que ceux du deuxième lit ? C’est là un véritable enjeu pour la famille contemporaine. À partir du moment où le divorce est autorisé par consentement mutuel, il va y avoir des familles recomposées par centaine de milliers. L’autorité parentale, juridiquement instituée, a certes remplacé l’autorité paternelle (la patria potestas antique), donnant la même responsabilité à un homme et une femme, et protégeant surtout l’enfant contre le destin des parents. C’est un grand progrès qu’a fait la société française, notamment avec Simone Veil dans les années 1970. Mais un vide juridique persiste. Est-ce que monsieur a le droit de coucher avec la fille de sa nouvelle épouse ? Woody Allen a voulu le faire, sous prétexte que génétiquement il n’était pas relié à elle. Mais ce n’est pas autorisé : un stepfather (beau-père) doit se comporter comme un père : les règles de l’inceste s’appliquent à lui, même s’il n’a pas de lien génétique avec les filles de sa nouvelle compagne.

L’humanité, pendant des siècles, n’a jamais fait de l’amour le point de départ du mariage. Aujourd’hui encore, une riche hindoue qui va faire ses études à Oxford n’a pas le choix sur son destin quand elle revient en Inde. Elle doit se marier dans sa caste, parfois avec des gens choisis par ses parents. Dans les démocraties occidentales, l’individu choisit son partenaire ; c’est une situation tout à fait nouvelle. L’amour cependant, s’il préside au choix, ne dure pas toute une vie. Bien que cela arrive, les noces d’or, autrefois célébrées de manière incroyable dans les villages, sont très rares de nos jours. Le problème, c’est que cette liberté et cette fluidité ont des conséquences sur les enfants qui n’existaient pas quand les parents étaient cadenassés par l’interdit du divorce. La circulation qui en résulte entraîne des problèmes psychologiques. La société doit avancer là-dessus.

À quelles conditions les religions peuvent-elles porter un discours sur la société audible au même titre que le politique ?

M. Godelier – Vous demandez trop à la religion en France. Son cantonnement à l’espace privé, issu du caractère radical de la Révolution française, est certes un peu unique en Occident. Mais il n’est plus possible d’avoir un discours religieux directement concurrent du politique, hormis sur des questions sociétales comme le mariage pour tous. Cela impliquerait que l’on rechristianise l’État (un État fort !) et la forme d’exercice du pouvoir politique, le christianisme étant la seule religion ayant une puissance suffisante dans ce pays. De plus en plus, les religions peuvent avoir une voix forte pour combler le vide existentiel. Pour parler du sort des étrangers, de l’économie, elles se couleront toujours dans l’humanisme, et l’humanisme dans sa forme la plus moderne est politique : c’est celui des droits de l’homme. À l’opposé, par exemple, des discours d’exclusion de Marine Le Pen sur les Roms.

De plus en plus, les religions peuvent avoir une voix forte pour combler le vide existentiel. Pour parler du sort des étrangers, de l’économie, elles se couleront toujours dans l’humanisme, et l’humanisme dans sa forme la plus moderne est politique : c’est celui des droits de l’homme.

Les religions veulent être aussi des religions de « compassion » – même si ce mot, détourné par certains mouvements protestants aux États-Unis, n’est pas approprié. C’est plutôt la solidarité, au-delà de la différence des religions : parce que nous sommes des êtres humains. Le christianisme français, hormis à ses extrêmes, rejoint aujourd’hui les fondements partagés de l’humanisme. Ce que disent les grands monothéismes est, à mes yeux, universel : il faut savoir vivre avec les autres en acceptant nos différences. C’est quelque chose auquel l’humanité aspire. Avec l’idée d’un jugement des humains après leur mort, née en Orient vers 3000 avant Jésus-Christ, et qui n’existe pas dans les religions tribales, les autres religions disent : même les plus grands des rois n’arrivent pas à faire régner la justice parmi les hommes. La justice n’est pas de ce monde ; seuls les dieux peuvent l’exercer. Il y a là un appel à ce que les choses soient plus justes et plus solidaires. Quelque chose qui a des chances d’être universel.

Pour le reste, c’est très différent. Les Chinois ne pensent pas que le monde ait été créé à partir de rien. Pour eux, le monde n’a ni commencement ni fin. Pour les religions monothéistes, un seul dieu a été créé à partir de rien. Ce sont là des idées d’intellectuels, qui construisent des représentations globales du monde… La majorité des gens dans leur vie n’est pas en train d’élaborer des théories cosmiques.

Le pape actuel rencontre de l’écho parce que, plus que d’autres, il s’adresse aux pauvres, il rompt avec les distances hiérarchiques, il a côtoyé la pauvreté de près… Il a une position humaniste qui conflue avec l’humanisme non chrétien. On voit bien qu’il ne serre pas des mains pour avoir des voix, qu’il manifeste de vrais gestes de solidarité. On a l’impression d’un pape qui ne joue pas un rôle. Il témoigne qu’il y a beaucoup à faire pour la justice, au-delà de la charité, ce qui rejoint l’idée d’un meilleur partage, d’une plus grande solidarité.

L’humanisme ne trouve-t-il pas ses racines dans le religieux ?

M. Godelier – La réponse ne peut être « oui » ou « non ». Les grandes religions monothéistes ainsi que le bouddhisme n’ont pas, au cours de leur histoire séculaire, montré toujours un grand respect pour d’autres formes de religion. Il y a eu l’Inquisition, mais également les conversions forcées des Indiens d’Amérique et d’autres peuples. Il y a donc un côté sombre des grandes religions à prétention universelle. Et au XIXe siècle, l’humanisme laïc ne prétendait pas exporter et imposer la vraie religion, mais la vraie civilisation. Coloniser et dominer les autres sociétés, c’était les civiliser. Donc l’humanisme est une valeur moderne à enrichir sans cesse au-delà de ces aspects sombres hérités du passé religieux ou politique. Ce que l’on trouve dans le passé, ce sont des éléments à reprendre et à développer et à insérer dans de nouvelles valeurs à construire et à faire partager. L’humanisme signifie d’aller vers plus d’équité, plus de justice et d’attribuer les mêmes droits et les mêmes devoirs au bénéfice de chacun et de tous.

Propos recueillis par Aurore Chaillou, Jean Merckaert et Jean Vettraino.



M. Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Albin Michel, 2007, chapitre 2, pp. 89-114.

Cette séparation a aussi été promue par le communisme, dans une perspective de déchristianisation.

M. Godelier, Conférence de Carême à Notre-Dame, 2 mars 2008.

Fayard, 1996, 315 p.

M. Godelier, Discours de la médaille d’or du CNRS, 2001 [En ligne] : « [Il existe] les objets qu’on ne peut ni donner ni vendre, mais que l’on doit conserver pour les transmettre, des objets inaliénables et inaliénés, qui sont à mes yeux les points fixes d’une identité ou d’un système social. À cette catégorie appartiennent les objets sacrés, mais aussi les Constitutions des régimes démocratiques. Car si l’on peut acheter les voix au moment des élections, on ne peut pas acheter une Constitution dans un supermarché. Même dans une économie libérale globalisée, tout n’est pas à vendre. » Cf. aussi Thierry Pech, « Anthropologie de la crise. Entretien avec Maurice Godelier », L’économie politique, janvier 2011, p. 68.

Au fondement des sociétés humaines, op. cit., chapitre 3, pp. 115-142.

Fayard, 2004, 680 p.

Woody Allen a épousé la fille adoptive de son ex-femme [NDLR].

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1 réactions pour « « Les religions diffèrent, mais les questions sont universelles » »

Michel Pelosse
02 May 2016

Entretien très intéressant sur les relations entre le politique et le religieux, avec quelques remarques pertinentes sur la situation présente.

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