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Dossier : Religions, une affaire publique ?

La laïcité à l’italienne

Basilique Saint Pierre de Rome, Vatican ©Gaspar Serrano/Flickr/CC
Basilique Saint Pierre de Rome, Vatican ©Gaspar Serrano/Flickr/CC
En Italie, la frontière entre héritage culturel et tradition religieuse est poreuse. La présence du Vatican y donne à la laïcité une coloration bien particulière.

Certes, tous les États européens sont liés par les mêmes exigences en matière de droits de l’homme. Mais, face à la question d’une place faite à l’identité religieuse, ils mettent en œuvre une variété remarquable de politiques. Ainsi, en Italie, l’histoire et la présence de l’État du Vatican exercent une forte influence sur l’articulation des relations entre Église et État.

Les relations avec le Saint-Siège

L’Italie, en effet, est née d’une guerre contre le pape (voir encadré) ! En même temps, elle ne pouvait pas ignorer la présence de l’État du Vatican, ce qui a rendu impossible la mise en place d’une religion civique. L’article 1 du Statuto albertino (la constitution du Royaume d’Italie de 1848 à 1946) déclarait le catholicisme religion d’État.

Un anticléricalisme fédérateur
L’anticléricalisme fut l’un des rares éléments fédérateurs des promoteurs de l’unité nationale italienne, qui allaient de la droite à la gauche libérale et démocratique, incluant tous ceux qui réclamaient la pleine légitimité du Royaume de Sardaigne (Savoie/Piémont) à annexer le reste du pays, et qui voulaient Rome (alors capitale des États pontificaux) comme capitale. Après la création du Royaume d’Italie en 1861, la question religieuse s’est ainsi entrelacée avec la « question romaine », l’achèvement de l’unification nationale avec la « libération » de Rome (du pape). Dès lors, un aspect agressivement laïque a caractérisé à la fois les politiques gouvernementales du nouveau royaume et de larges secteurs de la société civile, ce qui explique l’adoption d’une législation supprimant les congrégations religieuses et les expropriant de leurs biens, rendant l’enseignement de la religion optionnel dans les écoles publiques, légalisant la crémation. En réponse, une attitude intransigeante est devenue dominante parmi les catholiques italiens, qui jugeaient le nouveau royaume illégitime et refusaient toute forme de collaboration, à commencer par la participation aux élections.

Après la prise de Rome, la ville est déclarée capitale le 20 septembre 1870. La « loi des garanties », adoptée en 1871 pour réglementer les relations entre le Royaume d’Italie et le Saint-Siège, sera rejetée par le pape comme un acte unilatéral : Pie IX se considère « prisonnier du Vatican ». La situation change radicalement le 11 février 1929, lorsque les Accords du Latran sont signés : par ce traité de reconnaissance mutuelle, des relations bilatérales régulières sont mises en place. Mussolini, au pouvoir depuis 1922, entendait régler la question romaine et apaiser l’Église, un moyen pour lui de consolider son pouvoir. Un traité international reconnaît l’indépendance et la souveraineté du Saint-Siège, donnant ainsi naissance à l’État du Vatican, et un concordat régit les relations entre État et Église en Italie.

En 1948, ces deux documents seront reconnus par l’article 7 de la nouvelle Constitution républicaine, ce qui signifie qu’en Italie les accords avec l’Église catholique sont régis par un traité international, entre deux États souverains, inscrit dans la Constitution. Tout changement dans le Concordat qui ne serait pas accepté en même temps par l’Italie et le Saint-Siège requiert de modifier la Constitution italienne. Cela ne concerne pas les autres religions ! Inutile de dire que cette situation n’est guère satisfaisante pour toute une partie de la société italienne pour laquelle le biais anticlérical de la fin du XIXe siècle demeure bien vivant.

La « laicità » protège les religions de l’État

Qu’en est-il de la laïcité aujourd’hui ? Nous prendrons un exemple concret. Selon les règles toujours en vigueur, un crucifix est placardé dans les classes de chaque école publique, tout comme dans les tribunaux et dans d’autres bâtiments publics. En 2007, une citoyenne italienne d’origine finlandaise, membre de l’Union des rationalistes, demandait que l’école que fréquentaient ses deux fils, près de Padoue, enlève la croix de leurs classes. Après un long processus judiciaire, allant de la commission scolaire jusqu’au tribunal administratif régional et à la Cour constitutionnelle, le Conseil d’État a tranché : le crucifix ne pouvait pas être interdit sur le mur des classes. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), intervenant en appel, a d’abord donné raison à la mère des élèves, mais la position de l’Italie a finalement été reconnue par la Grande Chambre de la CEDH le 18 mars 2011.

L’examen de la décision du Conseil d’État éclaire ici le sens de la laicità à l’italienne. Le Conseil reconnaît que le terme « laïcité » est controversé et que les règles « sont déterminées par référence à la tradition culturelle et aux coutumes de chaque peuple, et [par] la façon dont elles s’enracinent dans son système juridique ». En d’autres termes, la compréhension de la laicità varie en fonction du temps, de l’histoire et de l’organisation particulière de chaque État ! On est très loin d’un principe universel et abstrait…

La compréhension de la « laicità » varie en fonction du temps, de l’histoire et de l’organisation particulière de chaque État.

La laicità se présente comme un principe fondamental de l’architecture constitutionnelle italienne, invoqué pour régler des questions comme celle de l’éducation religieuse dans les écoles de l’État ou de la validité juridique du mariage religieux. Si elle n’est pas un principe explicite de la Constitution, on peut la déduire de plusieurs articles : la protection des droits fondamentaux de l’homme, quelle que soit sa croyance (art. 2) ; l’interdiction de toute discrimination religieuse (art. 3) ; la liberté de toutes les confessions quant à leur organisation interne, tant que celle-ci ne porte pas atteinte à la loi (art. 8) ; la liberté religieuse, c’est-à-dire la liberté de croire ou non, de manifester sa foi en public ou en privé (art. 19) ; l’interdiction pour l’État de se mêler des affaires intérieures des confessions religieuses (art. 7 et 8) ; la non-discrimination à l’égard des institutions religieuses (art. 20). Pour le Conseil d’État, la laicità implique une attitude favorable à l’égard du phénomène religieux et des confessions religieuses et fixe des limites à l’État concernant la relation avec toutes les confessions religieuses.

De même, en 1989, la Cour constitutionnelle a déclaré que, l’État étant laïque, la religion catholique pouvait être enseignée dans les écoles publiques, parce que la culture religieuse, sous la forme du pluralisme religieux, a une valeur éducative et parce que le catholicisme fait partie du « patrimoine historique du peuple italien ». Et la loi régissant l’enseignement de la religion catholique dans les écoles publiques garantit à tous la liberté de choisir ou non cette possibilité, en vertu de la liberté de conscience et de la responsabilité des parents (articles 19 et 30 de la Constitution).

Un débat public indispensable

La question spécifique du crucifix dans les salles de classe a été abordée, en premier lieu, en application de la loi, qui prescrit sa présence. Mais le Conseil juge aussi qu’en Italie la croix est considérée comme apte à véhiculer les valeurs constitutionnelles de la tolérance : le respect mutuel, la dignité humaine, la liberté personnelle, l’autonomie de la conscience morale de l’autorité, la solidarité et le rejet de toutes les formes de discrimination, d’une façon symbolique qui est aussi adéquate du point de vue laïque. De ce point de vue, la croix n’est pas seulement un objet religieux, mais un objet « républicain » ! Dans le contexte culturel italien (pays laïque mais non sécularisé), il ne paraît pas aberrant d’y trouver un symbole pour transmettre ces valeurs.

Cette vision, bien sûr, n’est pas immuable. Un débat public est nécessaire, mais il doit d’abord être mené dans l’espace politique ou culturel public, et non dans un tribunal. Le Conseil ne précise pas le concept théorique de laicità, ni le meilleur système juridique à mettre en œuvre : il estime qu’une décision de justice ne doit pas et ne peut pas remplacer le débat public et le travail des institutions représentatives, dont le Parlement. En d’autres termes, une loi est nécessaire si l’on doit enlever la croix des salles de classe. Malheureusement, le Parlement a souvent échoué à légiférer sur ces questions.

Le Conseil exclut cependant que la loi interdise l’exposition de la croix, estimant qu’une attitude antireligieuse serait contraire à la Constitution. Les personnes qui entrent dans l’espace public ne sont pas tenues de mettre leurs convictions idéologiques, morales ou religieuses de côté, mais de les rendre explicites et de les confronter avec celles des autres États sans vouloir effacer d’un seul coup l’histoire du pays. La seule règle est de s’abstenir d’imposer ses croyances ou d’exiger qu’elles soient traduites en lois « universelles ». Par définition, l’espace public est celui que nous avons en commun et que personne ne peut s’approprier. Un lieu de débat où les différences entrent en contact les unes avec les autres et où la position personnelle de chacun et son identité en tant que citoyen sont rapprochées : si la première est forcément partielle, la seconde est ainsi marquée par la culture publique commune.

Compte tenu de l’histoire italienne, on pourrait penser que la lutte entre anticléricaux laïques et mondes « catholiques » se poursuit. Mais aujourd’hui les oppositions ne sont pas forcément entre catholiques et non catholiques ! D’un côté, il y a les « athées dévots » : non-croyants, sans implication personnelle dans la foi, mais qui font usage de la religion catholique comme d’un outil pour défendre le patrimoine de la culture et les valeurs de l’Occident, en danger à leurs yeux, et pour s’opposer, par exemple, à l’islam. Des membres de la hiérarchie ecclésiastique peuvent entretenir une forme dangereuse de complicité avec cette mouvance. Ce que l’on nomme « religion civile » en Italie a toujours une forte liaison avec le catholicisme. De l’autre côté, il existe bien sûr des « laïques » parmi les catholiques.

Je citerai, pour conclure, les propos d’un « non-croyant », Massimo Cacciari, dans lesquels de nombreux croyants peuvent se retrouver : « La conception, aujourd’hui largement dominante, qui oppose laicità et acte de foi est banalisante. Le laico peut être soit le croyant soit l’incroyant. Ainsi les deux peuvent être l’expression du dogmatisme le plus vide. Le laico n’est pas celui qui refuse ou, pire, se moque du sacré, mais littéralement celui qui lui ‘fait face’, qui se tient devant lui. Devant lui dans tous les sens : le discute, le questionne, se remet en question devant son mystère. Le laico est chaque croyant qui n’est pas superstitieux, qui est capable, voire désireux de discuter face à face avec son Dieu. Quelqu’un qui ne veut pas seulement être rassuré par Lui, mais qui est accroché à sa présence-absence. Est laico tout non-croyant qui sait que son propre point de vue et sa recherche sont relatifs, qui ne fait pas d’eux un absolu ou qui ne les idolâtre pas ; celui qui sait aussi en même temps écouter l’analogie profonde qui le lie à la question du croyant, à l’agonie de ce dernier. Lorsque nous comprendrons de cette façon le sens de la ‘laicità’, alors, et alors seulement, elle pourra être la valeur sur laquelle construire ensemble notre maison. »

Cet article est largement inspiré d’une intervention prononcée à Lviv (Ukraine), en août 2013.

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« Religions, une affaire publique ? »

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