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Dossier : Comment se réapproprier l’Europe ?

« Europe : revenir à la raison »

Romano Prodi ©European Union 2007 PE-EP
Romano Prodi ©European Union 2007 PE-EP
Entretien – Pour l’ancien président de la Commission européenne, Romano Prodi, l’euroscepticisme est la preuve qu’il nous faut plus d’Europe. Il esquisse les paradoxes de l’Union et les défis qu’elle doit relever face à la montée des nationalismes.

Comment définir la spécificité de l’Europe ?

Romano Prodi – Quand je débats aujourd’hui avec des jeunes, je ne leur parle plus de paix, de la manière dont les Européens ont, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, décidé de ne plus se faire la guerre : ils tiennent tout cela pour acquis. Moi-même, quand mon père me parlait de la Première Guerre mondiale – nous étions vers 1949-1950 – j’avais l’impression qu’il me parlait du Moyen-Âge…

Pourtant, avec l’élargissement de l’Union européenne [UE] vers l’Est, ce sont 80 millions de personnes qui sont maintenant en paix et sur le chemin du développement, alors qu’à ses confins la division est d’actualité. Souvenez-vous de l’ex-Yougoslavie et voyez aujourd’hui l’Ukraine. Qu’est-ce qui motive les citoyens d’autres pays à demander l’adhésion, si ce n’est le sentiment de sécurité qu’elle procure ? Ce que nous considérons comme acquis reste ailleurs un grand objectif à atteindre. Ce sentiment de sécurité est indéniablement important : chaque fois que je parlais d’élargissement, on me demandait ce qu’il en serait de l’intégration à l’Otan. Pour les pays de l’ancien bloc de l’Est, adhérer à l’Otan primait sur toute autre considération.

Il est encore essentiel de parler de paix, sans cesser d’être vigilant : il n’y a que soixante-dix ans que la guerre s’est terminée. Mais il s’agit surtout de montrer l’Europe de manière positive : elle n’est pas seulement un bouclier qui protège, elle a aussi un rôle de premier plan à jouer dans le monde. C’est d’ailleurs plus difficile à dire qu’à faire, car la réalisation de cet objectif est subordonnée à une législation positive, imaginative, et à une vision de l’avenir partagée par tous.

C’est ensemble que nous sommes appelés à affronter les défis de la mondialisation : écologie, immigration, crise économique et financière… Mais cette nécessité n’est pas si évidente.

Romano Prodi – Assez spontanément, les conservatismes, la nostalgie du passé, l’idée même d’une grandeur perdue et les incertitudes liées à l’avenir nous font toujours revenir à des approches strictement nationales. La question européenne apparaît, finalement, comme un affrontement entre l’instinct et la raison, et rien ne dit que la raison l’emporte. De Gasperi, Adenauer, Schuman, Spaak, etc. n’étaient pas des intellectuels strictement rationnels : ils faisaient aussi une large place à l’émotion. Dès sa création, l’UE est un grand dessein populaire, dont le succès a paradoxalement amoindri la puissance. Mais aujourd’hui, nous devons faire en sorte que la raison prévale sur l’instinct de conservatisme.

Les discours de Marine Le Pen ou Beppe Grillo sont absolument conservateurs, ils n’offrent aucune possibilité de comprendre l’avenir. Ils présentent l’idée selon laquelle l’Europe serait dépassée, et qu’il faudrait revenir aux États-nations. Pourtant, la mondialisation n’est pas un choix. C’est un changement de paradigme historique. Face à la « première mondialisation », avec la découverte de l’Amérique à la fin du XVe siècle, les États italiens ont stagné, car ils n’ont pas su interpréter ce qui se passait, ignorant que l’époque qui s’ouvrait nécessitait des navires plus grands, des capitaux plus importants, des hommes capables de dépasser les frontières. Qu’ils n’aient pas su s’unir en une seule et même nation les a fait disparaître des atlas de géographie…

La mondialisation, aujourd’hui, est un phénomène total, un bouleversement historique. C’est le drame de l’Allemagne : les Allemands s’imaginent trop grands pour l’Europe. En réalité, ils sont trop petits pour la mondialisation. Ils ne se décident toujours pas à faire ce choix historique. L’enjeu est celui d’un véritable changement politique, non pas dans un sens anti-allemand, mais comme alternative de solidarité. Pour continuer à peser, les Allemands ont besoin d’une alliance forte, sérieuse et crédible qui leur soit proposée tout à la fois par l’Italie, l’Espagne, la France et d’autres pays encore. Un tel changement, la France seule ne peut le promouvoir, pas plus que l’Italie, qui n’est pas assez influente, ni l’Espagne, un peu vite persuadée de l’importance de sa « renaissance ».

Comment faire avancer cette vision généreuse de l’Europe ?

Romano Prodi – Ce qui est en jeu, ce n’est pas l’Union européenne, c’est la démocratie : quel type de démocratie est aujourd’hui capable de porter une vision à long terme ? Les enquêtes d’opinion limitent trop l’horizon de la démocratie. Un dirigeant important du Parti communiste chinois me confiait : « Vous autres, Européens, vous ne cessez de gérer des échéances électorales : municipales, régionales, nationales et européennes. » Quand je lui répondais : « Nous y sommes très attachés ! », il rétorquait : « Nous aussi, nous y viendrons bien un jour ! », mais en soulignant aussitôt comment l’introduction des sondages d’opinion transformait chaque élection, les hommes politiques songeant avant tout à leur réélection, quelle qu’en soit l’importance.

Prenons un exemple frappant : pour grave qu’elle ait été d’un point de vue moral, en raison du trucage des comptes publics, la crise grecque, quand elle a éclaté, était-elle si catastrophique quant aux sommes nécessaires pour la résoudre ? Avec 30 milliards d’euros – bien peu au niveau européen – tout aurait pu être remis à plat ! Mais la proximité des échéances électorales en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, avec son cortège d’intérêts électoraux, a bloqué toute solution pendant trois à quatre mois ; et c’est ainsi que les 30 milliards nécessaires au redressement de la Grèce sont devenus, par le truchement de la spéculation, 300 milliards. Cette réflexion vaut pour tous les systèmes démocratiques : les problèmes doivent de plus en plus se gérer sur le long terme – qu’il s’agisse des questions européennes, de celles relatives au marché du travail, ou à la prévoyance –, alors que les hommes politiques ont un horizon à court terme. C’est une des grandes contradictions de l’UE, qui favorise justement ceux qui la critiquent.

On rencontre beaucoup de scepticisme face au fonctionnement des institutions européennes, mais il touche aussi les institutions nationales : c’est une crise de la démocratie que nous traversons. Instinctivement, les Européens craignent que d’autres peuples, d’autres modèles politiques, réussissent mieux.

Quel est l’impact de la crise économique ?

Romano Prodi – Il est vrai que, sans cette crise, il y aurait moins d’eurosceptiques. Aux États-Unis, où la crise a commencé, Obama a mis sur la table 800 milliards de dollars, comme s’il s’agissait d’une simple politique de relance keynésienne, et la situation s’est améliorée. En Europe, nous n’avons pas été capables de trouver 30 milliards pour sauver la Grèce. Comment s’étonner que l’euroscepticisme progresse ? Qu’est-ce qui, dans le modèle européen, n’a pas fonctionné ? Quel modèle a été récusé ? Tout le monde s’accorde à montrer du doigt le vieux modèle libéral anglo-saxon qui prévalait jusqu’ici. Mais, année après année, il avait pénétré notre ADN culturel, jusqu’à nous empêcher d’envisager un modèle alternatif.

Seule la Banque centrale européenne [BCE] a réagi efficacement, bien qu’elle ne soit pas démocratique dans son mode de fonctionnement, en mobilisant tous les moyens (certes insuffisants) à sa disposition. La BCE a sauvé l’euro et son avenir. L’Europe est aujourd’hui incapable d’élaborer une vision de long terme.

Au niveau national, les débats sont souvent vifs et passionnés, alors qu’au niveau européen, tout semble lointain et inaccessible. Une véritable démocratie n’a-t-elle pas besoin d’un espace de confrontation qui ne soit pas réservé aux technocrates et aux experts ?

Romano Prodi – Le premier obstacle, de taille, est celui de la langue. Il y a aujourd’hui vingt-quatre langues officielles au sein de l’UE. Le problème s’est amplifié lors de l’élargissement de 2004. Alors que les traductions se faisaient toujours de manière bilatérale, la nouvelle configuration a entraîné une augmentation exponentielle du nombre d’interprètes. Il a alors fallu décider d’utiliser une « langue-pivot », une langue transversale pour simplifier les choses. Mais si ce problème peut être résolu à un haut niveau, il n’en va pas de même au niveau des peuples.

Quel rôle accorder aux Églises ? Peuvent-elles aider à créer des liens au-delà des barrières linguistiques ?

Romano Prodi – L’Église catholique a joué un rôle déterminant dans la naissance de l’Europe. De Gasperi, Adenauer ou Schuman avaient reçu le même type de formation, faisant une part, à des degrés divers, à la spiritualité. Ce fut une étape très particulière de la construction européenne. Mais le profil d’un Schuman était, de ce point de vue, très minoritaire, puisqu’il était originaire d’un pays, la France, pour le moins non-religieux.

J’ai mieux compris l’importance d’une telle particularité après avoir rencontré le président Jacques Chirac lors des débats sur le préambule de la Constitution européenne [et portant sur les « racines chrétiennes de l’Europe »]. Jacques Chirac qui n’était pas antireligieux, me disait : « Ce n’est pas possible. Il est inutile d’insister. » J’ai compris alors combien le passé pouvait représenter un obstacle insurmontable. Pourtant, tenter de nier l’héritage chrétien de l’Europe était une grave erreur – certains épisodes de l’histoire, comme la Révolution française, ont contribué à fragiliser l’Europe. Mais en dialoguant, en exposant clairement les enjeux, sans démagogie, la question aurait pu être résolue. De fait, ce n’est qu’ensuite que le paragraphe sur le dialogue avec les Églises a été rajouté au traité. Et ce paragraphe vaut toutes les déclarations de principe, en se tournant résolument vers l’avenir et non vers le passé. Je crois vraiment que les Églises ont encore beaucoup à nous apporter. Et à mes yeux, un pape non européen favorise cela, en aidant les conférences épiscopales européennes à œuvrer sereinement, sans qu’aucune Église ne pèse plus qu’une autre (celle d’Italie, de Pologne ou d’Allemagne) et sans le poids du passé.

Je parle de l’Église catholique, qui a toujours un poids particulier, mais il convient de s’ouvrir à d’autres Églises. La spiritualité peut avoir un effet très positif, tout comme le dialogue interreligieux peut aider à consolider la fraternité et la paix. Je pense en particulier au dialogue entre catholicisme et anglicanisme, ou entre catholicisme et monde orthodoxe. Ce dernier pourrait très certainement contribuer à résoudre certaines tensions. N’oublions pas qu’en Europe, nombreux sont les pays de culture et de tradition orthodoxes : Chypre, Grèce, Bulgarie, Roumanie et, peut-être un jour, Serbie ou d’autres pays des Balkans.

La contribution des religions à l’Europe est fondamentale : les concepts de paix, de solidarité, de résistance à la barbarie sont profondément chrétiens, à l’inverse du nationalisme, de l’enfermement, du refus de s’ouvrir à l’autre.

Les élections européennes donnent toujours l’impression d’être prisonnières de logiques nationales.

Romano Prodi – La campagne, cette fois-ci, sera un peu plus « européenne » en raison de la présence de partis eurosceptiques, qui oblige l’Europe à s’interroger sur son propre destin. Mais les élections sont en effet encore très largement conditionnées par les débats politiques nationaux.

Pour sortir de cette logique, il faut renforcer le poids des partis au niveau européen et harmoniser leurs programmes électoraux. À gauche ou à droite, les divergences internes à propos de l’Europe sont souvent sous-évaluées : ainsi plusieurs socialistes français s’étaient déclarés pour le « non » lors du référendum sur la Constitution européenne. Les partis commencent à peine à débattre des grands thèmes européens. Il existe bien des liens politiques transversaux au niveau européen : quelqu’un comme Martin Schulz1 vient souvent animer des meetings en Italie. Mais ce n’est que l’embryon de ce que pourraient être de vraies élections européennes. C’est un travail de longue haleine.

Qu’en sera-t-il après les élections ?

Romano Prodi – Nous nous dirigeons vers une grande coalition entre le parti populaire européen et les sociaux-démocrates, ce qui peut faire avancer les institutions européennes, ou du moins ne pas les faire reculer. Mais le grand danger réside dans une fracture Nord-Sud au sein même de l’Europe, et d’un réel antagonisme entre les deux. Or le sous-entendu selon lequel les hommes politiques allemands ou suédois auraient un complexe de supériorité me semble dangereux. Cela ne peut que provoquer de l’incompréhension et du désespoir : l’euroscepticisme en Grèce en est le fruit.

Que peut-on retenir des positions défendues par les eurosceptiques ?

Romano Prodi – Nous avons énormément à apprendre d’eux ! Quand on prend vraiment la peine de les écouter, leurs discours révèlent de nombreuses contradictions : tous les défauts qu’ils imputent à l’Europe découlent du fait même qu’il n’y a pas assez d’Europe, et non trop d’Europe ! Ainsi quand ils affirment que nous ne pouvons pas être les otages de l’Allemagne ou qu’à cause de l’euro, les taux d’intérêt sont devenus un critère de divergence. Tant que l’Europe a fait son travail, entre le moment où l’euro a été mis en circulation et le début de la crise en 2008, les taux d’intérêt étaient des critères de convergence. Quand j’ai quitté le gouvernement italien en 2008, le spread [l’écart entre deux taux] était de 34. Parce qu’une Europe positive fonctionnait. L’augmentation du spread ces dernières années témoigne plutôt d’un déficit d’Europe.

Tous les défauts que les eurosceptiques imputent à l’Europe découlent du fait qu’il n’y a pas assez d’Europe, et non trop d’Europe !

Les eurosceptiques doivent nous apprendre à être européens de manière cohérente. Leur force s’appuie sur la constatation de promesses non tenues. De ce point de vue, je ne saurai leur donner tort. Il y a cependant d’autres explications : en Hongrie ou en France, c’est de nationalisme qu’il est question, alimenté par de nouvelles craintes : le péril chinois, le plombier polonais, les immigrés. Face au danger, la tentation du repli se présente comme une alternative rassurante.

Être européen de manière cohérente, c’est défendre une politique commune de relance de l’économie, dotée d’instruments de rééquilibrage, comme les eurobonds2. Faute d’un tel outil, nous en sommes réduits à demander aux Allemands de changer leur politique. Or l’Allemagne a tout autant intérêt à une politique de rééquilibrage : pourquoi demander aux Chinois d’arrêter de déséquilibrer l’économie mondiale par leurs exportations massives, alors que l’Allemagne vient, au cours de l’année 2013, d’enregistrer un excédent de 199 milliards d’euros de sa balance commerciale ! Cette situation gêne toute l’Europe, mais cette évidence est désagréable aux oreilles germaniques. Le but n’est pas de demander aux Allemands de financer les autres États européens, mais de faire une politique keynésienne y compris pour eux-mêmes, fondée par exemple sur de grands travaux d’infrastructures, un domaine dans lequel l’Allemagne a accumulé un grand retard par rapport à la France, dont personne ne parle jamais.

Si l’Europe ne peut disposer de vrais instruments de régulation, il me semble normal de demander aux États de gérer leur politique nationale dans le souci d’un intérêt commun, qui est d’ailleurs le leur, sans se laisser dominer par les démons du passé, comme l’Allemagne, paniquée par le risque de l’inflation. Les hommes d’affaires allemands savent très bien qu’ils ont besoin d’une politique économique qui soutienne l’économie allemande : un peu d’inflation leur serait utile. Les politiques, à commencer par la Chancelière, pensent au contraire que la moindre stimulation de l’économie serait une concession faite au mode de fonctionnement des pays du Sud. Ce n’est pas pour rien que l’Allemagne est le seul pays d’Europe qui ne compte pas de parti populiste anti-européen. En réalité, les électeurs allemands d’extrême-droite n’ont nul besoin d’un parti pour exprimer leurs idées, car la chancelière garantit efficacement « l’exception » allemande.

D’après votre expérience, quel rôle doit jouer le président de la Commission ?

Romano Prodi – Un président de la Commission européenne doit défendre les intérêts de l’Europe, mais, au cours des dernières années, je ne l’ai jamais vu s’opposer aux gouvernements. En 2004, j’ai abandonné ce poste, non pour m’investir dans la vie politique italienne, mais parce que la majorité au sein du Parlement européen avait changé (elle était passée du centre-gauche au centre-droit). Or je défendais une politique européenne beaucoup plus avancée que celle des conservateurs. Mon meilleur allié aurait dû être Tony Blair : à l’époque, il était le seul leader européen de centre-gauche. Malheureusement, nous n’avions pas les mêmes opinions sur l’Europe et les relations internationales, notamment sur la situation en Irak, et nous nous affrontions quotidiennement. Un nouveau président et une nouvelle commission se mirent en place, sur une nouvelle ligne assez peu euro-enthousiaste, les gouvernements estimant que la Commission devait avoir le moins de pouvoir possible. De fait, elle ne se fit plus entendre, alors qu’auparavant elle avait donné du fil à retordre aux gouvernements. Finalement, le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, fit plus pour gérer la crise que le président de la Commission, assumant ainsi un rôle de nature politique.

Il faut aussi prendre en compte les changements institutionnels, avec l’émergence d’un président du Conseil européen stable et non plus tournant [charge exercée aujourd’hui par le belge Herman Van Rompuy]. D’où un dualisme avec le président de la Commission qui affaiblit le pouvoir de ce dernier, mais surtout le pouvoir de l’Europe au niveau international : si, dans une négociation avec Obama, il faut deux personnes, Obama a de grandes chances de l’emporter.

La prise en compte, à l’avenir, des résultats électoraux dans le processus de nomination du président de la Commission me semble intéressante. Certes, « prendre en compte » est juridiquement peu contraignant, mais c’est un progrès notable, qui pourrait redonner du pouvoir à la Commission.

Jean Monnet disait « Rien n’est possible sans les hommes, rien ne dure sans les institutions », mais beaucoup pensent que ce sont ces institutions qui s’éloignent des hommes…

Romano Prodi – Si nous n’avions pas ces institutions, si nous n’avions pas l’euro, si le Parlement européen n’avait aucun pouvoir, alors, oui, nous serions bien mal en point, comme l’Italie de la Renaissance. Les institutions permettent de prendre le temps de réfléchir, de ne pas prendre de décisions inconsidérées. Mais elles peuvent péricliter. Même si, d’un point de vue juridique, l’éventualité d’une grave crise institutionnelle est à écarter, quand les choses ne marchent pas, il faut savoir s’arrêter. Je n’ai jamais cru à l’irréversibilité des choses. Je pense notamment à l’euro, même si revenir sur l’euro aurait de graves conséquences : taux d’intérêt et d’inflation au plus haut, tissu industriel mis à mal, retour de la dévaluation compétitive… L’enjeu est de redéfinir l’ensemble des institutions européennes. Ce sera un cap difficile à passer, mais la lutte contre les populismes pousse à réagir et à trouver des solutions. L’Europe a toujours su se relever, même quand elle était au bord du précipice. Je pense ainsi à l’image de la chaise vide laissée par De Gaulle, quand la France refusait de participer à la construction européenne.

Je souhaite que nous tirions toutes les conséquences des événements qui se déroulent actuellement en Ukraine : voir les Américains et les Russes s’asseoir sans nous à la table des négociations, c’est constater l’absurdité de nos divisions. Lors de ma dernière entrevue avec Poutine, je lui disais que l’Ukraine ne pouvait être ni russe, ni européenne. Elle devait être considérée comme un pont entre les deux, et nous serions bien malheureux de ne la voir que comme un lieu d’affrontement. Sans être entièrement d’accord avec moi, Poutine finit par m’assurer : « Avec qui négocier ? Baltes et Polonais me détestent, les Anglais se contentent de faire ce que les Américains leur dictent, et les autres Européens hésitent entre amitié et hostilité à notre égard. » Face à la Russie, l’Europe se bat en ordre dispersé : les banques anglaises gèrent des quantités énormes d’argent russe et le marché de l’immobilier à Londres est largement dominé par les Russes. Au point de craindre que la crise en Ukraine ne mette à mal les écoles privées britanniques d’excellence, où les élèves d’origine russe paient le plus cher ! Pour l’Allemagne comme pour l’Italie, le gaz russe est vital, et plus encore pour les pays baltes, qui en dépendent à 100 %. L’absence de politique énergétique commune nous rend très fragiles. Sans une politique économique commune, nous serons toujours en situation de faiblesse, non à cause d’un excès d’Europe, mais à cause d’un manque d’Europe.

Vous connaissez bien la Chine. Quel regard les Chinois portent-ils sur l’Europe ?

Romano Prodi – Je connais la Chine depuis 1984. Mon intérêt pour ce pays n’a jamais cessé depuis. Si l’idée européenne a été une référence pour les Chinois, elle ne l’est plus du tout aujourd’hui. Quand l’euro a été mis en place, les Chinois étaient fascinés par l’idée qu’il puisse y avoir une alternative au dollar. Un peu incrédules, ils demandaient : « Le franc et le mark vont vraiment disparaître ? Il y aura vraiment des billets de banque communs à tous les États membres ? Et nous pourrons vraiment nous en servir pour constituer nos réserves ? » Quand, un an après sa mise en circulation, l’euro commença à baisser, les Chinois continuèrent à en acheter, en disant : « C’est une bonne chose quand même, car l’euro va remonter et, en concurrençant le dollar, la Chine va s’ouvrir de nouvelles perspectives au niveau mondial. » Ils ont acheté des quantités d’euros, qui représentent maintenant près de 25 % de leurs réserves. Mais c’est fini : depuis un an et demi, leur ambition est de concurrencer le dollar avec leur propre monnaie.

Quand on perd le sens de sa propre grandeur, on finit par ne plus avoir aucune influence.

Je m’interroge sur le passage de la Chine d’une économie d’investissement à une économie de consommation et à l’État-providence : celui-ci sera-t-il fondé sur le modèle américain ? Je rappelle aux Chinois que les Américains consacrent 17 à 18 % de leur Pib aux dépenses de santé, quand, malgré leurs difficultés, les Italiens n’en dépensent que 7 à 8 %, et avec une plus grande espérance de vie ; chez nous, tout le monde bénéficie d’une couverture médicale, alors qu’aux États-Unis des dizaines de millions de personnes en sont dépourvues, malgré les tentatives d’Obama. Les Chinois n’accordent aucune attention à mes remarques. Pourquoi ? Parce que l’Europe est désunie, et que même les pays scandinaves ne sont plus fiers de la plus grande avancée sociale qu’ils proposent au monde : l’État-providence. Quand on perd le sens de sa propre grandeur, on finit par ne plus avoir aucune influence.

Et l’Afrique, que pense-t-elle de l’Europe ?

Romano Prodi – L’influence de l’histoire est déterminante : pour les Africains, « l’Europe » existe-t-elle, même si l’UE est le premier donateur ? Les rapports avec l’Europe passent toujours, du moins dans l’imaginaire populaire, par l’ancienne puissance coloniale. L’Afrique francophone est complètement « parisiano-centrée » ; les pays anglophones se réfèrent toujours à la Grande-Bretagne, certes moins qu’avant ; les Américains ont des appuis en Afrique, conditionnés par des amitiés circonstancielles : l’Égypte, par exemple, a longtemps fait figure de partenaire privilégié. Mais le seul pays qui mène une politique vraiment cohérente vis-à-vis de l’Afrique, c’est la Chine, même si elle n’y est pas encore implantée solidement.

La Chine est obsédée depuis quelque temps par son soft power3 : ce n’est pas pour rien qu’elle y a envoyé des troupes par l’intermédiaire de l’Onu et qu’elle a financé la construction du splendide Palais de l’Union africaine (plus majestueux que celui des Nations unies !), sur laquelle elle a fait graver : « Don du peuple chinois au peuple africain ». Même si ce soft power passe encore inaperçu en Afrique, le hard power chinois est tellement fort qu’on a l’impression que le développement des pays d’Afrique a vraiment commencé avec la normalisation de leurs relations avec la Chine, d’abord de manière bilatérale, puis dans le cadre d’une stratégie continentale. On pourrait résumer cela de manière un peu abrupte : « développement de l’Afrique = Chine + téléphone portable ».

On parle même d’impérialisme chinois ! La Chine a des besoins colossaux en denrées alimentaires, en matières premières et en énergie, et elle va les chercher là où elles se trouvent : en Afrique et en Amérique latine. À l’inverse, les États-Unis sont autosuffisants dans le domaine énergétique. Ils exportent des denrées alimentaires et possèdent de grandes ressources en matières premières : de ce point de vue, ils sont donc moins intéressés par l’Afrique. Dans ce contexte, la place de l’Europe est de moins en moins centrale. Les aides européennes ne sont pas assez visibles, quand chaque pays les gère en son nom propre. Si nous étions un continent plus uni, nous redeviendrions le principal partenaire de l’Afrique, dans le domaine de l’aide internationale, des investissements et des échanges.

Les mêmes dynamiques de division sont à l’œuvre en Europe à propos de l’adhésion de la Turquie…

Romano Prodi – C’est un pari risqué. J’ai voté en faveur de l’ouverture des négociations en vue de l’adhésion de la Turquie à l’UE, mais je mets en garde les Turcs sur la longueur du processus. Car l’histoire a son importance. Ce n’est pas un hasard si ma grand-mère, quand quelque chose l’effrayait, s’exclamait : « Maman, les Turcs reviennent ! » Lorsqu’au Conseil européen d’Helsinki (1999), à la surprise générale, Jacques Chirac entrouvrit la porte à l’adhésion de la Turquie, à son retour en France, il se retrouva avec l’opinion publique contre lui. Fin politique, il s’en sortait en affirmant que les négociations seraient conditionnées par un référendum. Autrement dit, les négociateurs partaient déjà avec un handicap.

Quoi qu’il en soit, les torts sont partagés entre l’Europe et la Turquie. Celle-ci a décidé d’assumer un rôle de puissance régionale et de modifier sa politique extérieure en fonction de ses intérêts en Asie centrale ou au Moyen-Orient. Dans ces conditions, les rapports se compliquent. Il faut poursuivre les négociations, mais sans chercher à masquer les difficultés. Sans mésestimer, non plus, les conséquences qu’ont sur la Turquie les divisions de l’Europe.

Réussira-t-on un jour à dépasser ces divisions entre Européens ?

Romano Prodi – Vous connaissez la phrase attribuée, à tort ou à raison, au secrétaire d’État américain Henry Kissinger : « L’Europe, quel numéro de téléphone ? » Il n’y a pas de numéro de téléphone unique pour parler aux Européens. Il n’y en a jamais eu. Mais, un temps, la Commission a pu apparaître comme un relais capable de gérer les appels. Si, d’un point de vue opérationnel, nous avons régressé, l’ajustement institutionnel doit nous permettre d’avancer. Nous passerons par des moments délicats, mais toutes les perspectives sont ouvertes. Les institutions européennes sont aujourd’hui fondamentales : elles empêchent les heurts, elles nous protègent, elles nous permettent d’aller de l’avant.

Propos recueillis en avril 2014 par Giacomo Costa et Paolo Fogliazzo, pour la revue italienne « Aggiornamenti Sociali » et traduits de l’italien par Didier da Silva.


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1 Social-démocrate allemand, candidat à la présidence de la Commission européenne pour la coalition socialiste et démocrate [NDLR].

2 Nom donné à une obligation ou créance, libellée dans une monnaie différente de celle du pays émetteur [NDT].

3 Le concept de « soft power » a été mis au point en 1990 par Joseph Nye, professeur américain d’obédience libérale, afin de montrer que la puissance d’un acteur international se fonde non seulement sur des aspects tangibles traditionnels (« hard power »), comme la puissance économique et militaire, mais aussi sur des aspects immatériels, comme la culture ou les valeurs qu’il incarne. Signifiant littéralement « pouvoir doux », le soft power traduit la capacité d’un acteur à amener les autres acteurs internationaux à agir conformément à ses intérêts, en vertu de l’attraction exercée par ses valeurs, ses modèles culturels et ses pratiques politiques, sans avoir besoin de recourir à la force ou à des pressions économiques [NDT].


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