Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site
Dossier : Quels pouvoirs ont les victimes ?

Faut-il canoniser les victimes ?

Mémorial de l'Holocauste ©UN Photo/Evan Schneider
Mémorial de l'Holocauste ©UN Photo/Evan Schneider

Vendredi 18 avril 2014, 15h19. Une sirène retentit à intervalles réguliers sur toutes les fréquences radio, les chaînes de télévision, tandis qu’un message géant s’affiche sur les autoroutes et inonde le web. Le pays s’arrête. Sur un fond sonore anxiogène, une voix grave : « Un enfant a été enlevé. Ceci est une alerte enlèvement du ministère de la Justice. N’agissez pas seul… La survie d’un enfant en dépend. » Comment ne pas sentir battre son cœur au rythme des nouvelles égrenées sur le sort de la petite Miah, 4 mois, enlevée dans la nuit en Moselle et dont il est précisé qu’elle est de santé fragile ? La victime est parfaite. La France entière, rassurée de se sentir humaine, peut communier. Comme elle le fera, quelques jours plus tard, autour des otages libérés de Syrie. Révéler notre commune humanité : voilà le miracle accompli par les victimes. Mais faut-il se réjouir de les voir devenir l’unique ciment de nos sociétés (cf. A. Cugno) ?

Longtemps réduites au silence, les voilà enfin reconnues. Et c’est heureux. La mobilisation des victimes a fait considérablement évoluer la loi et la procédure pénale, vers une reconnaissance spécifique du préjudice subi, du besoin d’information et d’écoute (cf. A. Blanc). Mais peut-on faire droit aux attentes des victimes, quand elles demandent de mettre l’agresseur « définitivement hors d’état de nuire » (cf. A. Boulay) ? L’angoisse de devenir soi-même un jour victime en fait une figure centrale de nos sociétés (cf. B. Cassaigne). Au point que le risque est aujourd’hui proscrit. De peur qu’il n’arrive malheur à nos enfants, à notre entreprise, à notre santé. Sur la route, à l’école, au travail, à l’hôpital, dans nos ministères, nos tribunaux, nos cantines ou nos loisirs, tout n’est plus que procédures, protection ou report de sa responsabilité propre. Comme si vivre consistait d’abord à s’assurer que surtout, rien ne m’arrive.

Sacraliser la victime ne lui rend pas service, à elle non plus. L’icône est précieuse, bien des ONG le savent, mais à condition qu’elle soit, comme Miah, innocente, vulnérable, passive (cf. A. Corbet). L’homme (invulnérable, forcément !), la victime agissante, ne font pas recette. La victime complexe non plus : combien cherchent à comprendre les racines de la guerre au Kivu, le sort réservé aux Roms ou les dynamiques économiques qui privent 5 millions de Français de l’accès à l’emploi ? Du reste, si le rôle dévolu à la victime peut d’abord la rassurer, il l’enferme aussi. Pour ne pas décevoir, elle doit n’être que victime. Et le rester. Que s’est-il passé avant ? Que peut-il advenir après ? On ne veut pas l’entendre. Canonisée, la victime se voit privée de son histoire. L’économie de la consolation est au fondement d’une telle consommation de biens et de services, de tant de pratiques religieuses, d’engagements bénévoles ou professionnels !

Il est pourtant d’autres façons d’accueillir les victimes. Il s’agit de reconnaître que, dans le traumatisme subi, c’est l’humanité qui est touchée. Celle de la victime, bien sûr, qui requiert des soins particuliers (cf. S. Agrali). Celle de l’auteur aussi. Car l’agression avilit l’agresseur (pour paraphraser Aimé Césaire). Il s’agit alors, par la parole, de retisser les fils d’une humanité déchirée. La justice pénale n’y suffira pas (cf. S. Bukhari). Des « commissions justice et vérité » aux « gacaca » rwandaises, de la justice réparatrice (cf. E. Drouvin) aux procédures de médiation (cf. E. Iula), les voies institutionnelles sont nombreuses. Ne pas réduire l’être humain aux épreuves endurées : ici réside le pouvoir des victimes. Ne pas davantage le réduire aux actes commis, aussi graves soient-ils : ici réside la force du pardon. Pour les uns comme pour les autres, le défi est de croire en l’homme, capable de renaître avec les autres, de devenir plus humain. Pour les chrétiens, « Dieu divinise ce que l’homme humanise » (F. Varillon). Les bourreaux, eux aussi, sont appelés à la sainteté.

À lire dans la question en débat
« Quels pouvoirs ont les victimes ? »

J'achète Le numéro !
Quels pouvoirs ont les victimes ?
Je m'abonne dès 3.90 € / mois
Abonnez vous pour avoir accès au numéro
Les plus lus

Les Marocains dans le monde

En ce qui concerne les Marocains, peut-on parler de diaspora ?On assiste à une mondialisation de plus en plus importante de la migration marocaine. On compte plus de 1,8 million de Marocains inscrits dans des consulats à l’étranger. Ils résident tout d’abord dans les pays autrefois liés avec le Maroc par des accords de main-d’œuvre (la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais désormais aussi, dans les pays pétroliers, dans les nouveaux pays d’immigration de la façade méditerranéenne (Italie et ...

L’homme et Dieu face à la violence dans la Bible

Faut-il expurger la Bible ou y lire l'histoire d'une Alliance qui ne passe pas à côté de la violence des hommes ? Les chrétiens sont souvent gênés par les pages violentes des deux Testaments de la Bible. Regardons la Bible telle qu’elle est : un livre à l’image de la vie, plein de contradictions et d’inconséquences, d’avancées et de reflux, plein de violence aussi, qui semble prendre un malin plaisir à multiplier les images de Dieu, sans craindre de le mêler à la violence des...

Un héritage tentaculaire

Depuis les années 1970 et plus encore depuis la vague #MeToo, il est scruté, dénoncé et combattu. Mais serait-il en voie de dépassement, ce patriarcat aux contours flottants selon les sociétés ? En s’emparant du thème pour la première fois, la Revue Projet n’ignore pas l’ampleur de la question.Car le patriarcat ne se limite pas à des comportements prédateurs des hommes envers les femmes. Il constitue, bien plus, une structuration de l’humanité où pouvoir, propriété et force s’assimilent à une i...

Du même dossier

Les victimes : une juste reconnaissance

Les victimes et leurs familles se sont progressivement fait reconnaître par la justice. Pour cela, elles se sont mobilisées, structurées en associations, au niveau national et au-delà. L’association Aide aux parents d’enfants victimes est l’une d’entre elles. L’irruption brutale d’un drame provoque toujours la même interrogation : pourquoi ? Pourquoi elle, pourquoi lui, pourquoi moi ? Doit-on s’en remettre à la fatalité, au destin ? Subit-on une malédiction ? De quoi sommes-nous coupables ? Se d...

Entendre la parole des victimes

Les victimes ont brisé le silence. Mais les écoutons-nous vraiment ? Au-delà de la plainte, c’est à un dialogue qu’elles nous invitent, pour renouer les liens que le traumatisme a rompus. Longtemps les victimes n’avaient pas la parole. On ne cherchait pas à les entendre ou elles ne parvenaient pas à s’exprimer. « Hosties » fut, en français, le premier mot pour les désigner : créatures offertes au destin, elles étaient silencieuses. Celui qui avait la parole, c’était le héros qui rétablissait la ...

Le pouvoir de la non-violence

Les victimes peuvent se rendre complices, malgré elles, de leurs oppresseurs. Refuser de collaborer en s’affirmant non-violent, c’est faire un pas vers la liberté. « Une na­tion de 350 millions de personnes n’a pas besoin du poignard de l’assassin, elle n’a pas besoin de la coupe de poison, elle n’a pas besoin de l’épée, de la lance ou de la balle de fusil. Elle a seulement besoin de vouloir ce qu’elle veut et d’être capable de dire ‘Non’, et cette nation apprend aujourd’hui à dire ‘Non’. » Gand...

Du même auteur

Chocolat amer

L’or brun. En Côte d’Ivoire, les fèves de cacao font vivre une bonne partie de la population. Mais elles aiguisent aussi les appétits. Non sans conséquences sur les fuites de capitaux, l’impossibilité de déloger la classe dirigeante et la violence  armée. C’est ce que révèle cette enquête… au goût amer. Un seul pays d’Afrique est leader mondial dans l’exportation d’une matière première a...

Pour une économie relationnelle

« On peut en savoir beaucoup sur quelqu’un à ses chaussures ; où il va, où il est allé ; qui il est ; qui il cherche à donner l’impression qu’il est ». À cette observation de Forrest Gump dans le film éponyme1, on pourrait ajouter : « Quel monde il invente ». Car l’analyse du secteur de la chaussure, objet du quotidien s’il en est, en dit long sur notre système économique. Un système qui divise. À commencer par les humains : quel acheteur est capable de mettre un visage derrière la fabrication ...

Libérons-nous de la prison !

Nous aurions pu, comme en 1990, intituler ce numéro « Dépeupler les prisons » (Projet, n° 222). Car de l’inventaire dressé alors, il n’y a pas grand-chose à retirer. Les conditions de vie en détention, notamment pour les courtes peines et les détenus en attente de jugement, restent indignes d’un pays qui se veut « patrie des droits de l’homme ». Mais à la surpopulation carcérale, on préfère encore et toujours répondre par la construction de nouvelles prisons. Sans mesurer que plus le parc pénit...

Vous devez être connecté pour commenter cet article
Aucun commentaire, soyez le premier à réagir !
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules