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Dossier : Comment relégitimer l'impôt ?

« Les inégalités nous rendent malades »

©Aurore Chaillou/Revue Projet
©Aurore Chaillou/Revue Projet
Entretien – Les inégalités finiraient par bénéficier à l’ensemble de la société ? L’idée a profondément imprégné les esprits. Dans un best-seller, Richard Wilkinson démontre tout le contraire, données sociales et sanitaires à l’appui : plus une société est inégalitaire, plus elle est malade.

Comment expliquez-vous l’engouement qu’a connu votre livre Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous1? Faut-il mettre en évidence la dimension sanitaire d’un enjeu comme celui des inégalités pour que l’opinion y prête attention ?

Richard Wilkinson – Le succès de ce livre, publié en 2009 en anglais, n’aurait jamais été tel sans la crise. Nombreux sont ceux qui ont pris conscience qu’on ne pouvait pas continuer comme avant. Ils sont excédés de voir que tout est analysé uniquement à travers le prisme de l’individu qui maximise ses propres profits. En un sens, on a trop laissé l’économie aux économistes. Ainsi notre travail remplit-il un vide intellectuel : de nombreux professionnels du secteur social ou des chercheurs pressentaient que quelque chose n’allait pas, sans parvenir à l’expliquer. La force de notre travail est de procéder d’une approche pragmatique, fruit de plusieurs dizaines d’années de recherches, fondée sur des données incontestables –  les chiffres de l’OMS [Organisation mondiale de la santé], de l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques], de l’Unicef…

Les journaux sont remplis d’histoires de crimes ou de drogue, nos modes de vie sont facteurs de stress, de dépressions, etc. ; on incrimine facilement les manquements des parents, des institutions, la perte des valeurs… Or quand on croise les données, on voit que tous les indicateurs de bien-être social et de santé publique sont fortement corrélés à un même indicateur : le niveau des inégalités. Les gens ont habituellement une conception très naïve, immédiate ou moraliste, des inégalités, qu’ils formulent en termes d’injustice. Mais les inégalités ont des effets très concrets sur la santé des personnes.

Les gens ont une conception très naïve, immédiate ou moraliste, des inégalités, qu’ils formulent en termes d’injustice. Mais les inégalités ont des effets très concrets sur la santé des personnes.

Notre livre a trouvé un écho très fort dans les associations de solidarité, comme chez celles qui travaillent avec des prisonniers ou des personnes droguées. Nous sommes beaucoup intervenus auprès de groupes religieux (méthodistes, quakers, Church of England), auprès de professionnels de la santé, du logement, auprès de syndicalistes. Le monde politique aussi fait référence à notre travail, les travaillistes aussi bien que David Cameron. Mais pour l’instant ils ne font qu’en parler.

Quel est, concrètement, l’impact des inégalités en matière de santé publique ?

Richard Wilkinson – Pour le mesurer, nous avons retenu, dans la liste des cinquante pays les plus riches dressée par la Banque mondiale, les vingt-cinq pays dont la population excède 3 millions d’habitants et pour lesquels des statistiques concernant les inégalités existent. On couvre ainsi tout un spectre qui va de Singapour (où les 20 % les plus riches ont des revenus plus de 9 fois supérieurs aux 20 % les plus pauvres) et des États-Unis (8,5) pour les sociétés les plus inégalitaires, à la Finlande (3,7) ou au Japon (3,4) pour les plus égalitaires. La France se situe dans une position médiane (5,5). Nous avons rassemblé les mêmes données pour les cinquante États américains afin de disposer d’un second échantillon. Nous avons par ailleurs constitué un indice des problèmes sanitaires et sociaux fondé sur une dizaine d’indicateurs disponibles : espérance de vie et mortalité infantile, obésité, réussite scolaire des enfants, maternité précoce, taux d’incarcération, homicides, niveau de confiance, maladie mentale (y compris addiction à la drogue et à l’alcool), mobilité sociale. Ce que nous démontrons d’abord, c’est, d’une façon générale, qu’un surcroît d’inégalité se traduit par davantage de problèmes sociaux, quel que soit l’indicateur. Mais l’atteinte la plus massive aux droits de l’homme dans nos sociétés est sans doute la différence d’espérance de vie en fonction du niveau de revenus. Dans les pays de notre échantillon, on vit entre cinq et quinze ans plus longtemps quand on est riche que quand on est pauvre. L’analyse montre que l’espérance de vie croît très vite aux premiers stades de la croissance économique d’un pays, puis elle se tasse : depuis les années 1960-1970, dans les pays développés, il n’y a plus aucune corrélation entre espérance de vie et taux de croissance du Pib. L’espérance de vie est en revanche supérieure dans les pays plus égalitaires.

Quand on parle du lien entre santé et inégalités, on pense d’abord à la situation des sans domicile fixe. Mais le lien entre santé et inégalités traverse toute la société. Ainsi, la maladie mentale, mesurée à partir de sondages auprès de panels comparables dans tous les pays, est plus forte là où il y a plus d’inégalités. Le taux d’incarcération suit la même tendance : certains États américains consacrent davantage de moyens à leurs prisons qu’à l’enseignement supérieur ! Des chercheurs américains ont comparé les niveaux scolaires en Finlande, en Belgique, au Royaume-Uni et aux États-Unis. Ils en concluent que le niveau est meilleur dans les sociétés plus égalitaires, que l’on soit en bas (où la différence est accrue) ou en haut de l’échelle sociale. Enfin, contrairement aux idées reçues, la mobilité sociale elle-même est facilitée par un moindre degré d’inégalités… Si vous voulez vivre le rêve américain, allez au Danemark !

« Si vous voulez vivre le rêve américain, allez au Danemark ! »

Comment expliquez-vous cette corrélation ?

Richard Wilkinson – Pour donner à voir le niveau des inégalités, on peut représenter la société comme une pyramide plus ou moins pointue. Cette forme a une incidence forte sur la hiérarchisation de la société : les classes sociales sont plus nombreuses et plus éloignées les unes des autres dans une société inégalitaire. Au fond, l’ampleur des inégalités dans une société peut se concevoir comme la charpente autour de laquelle se forgent les différences culturelles, dans l’habillement, les goûts, l’éducation… Dans une société où les différences de classes sont fortes, la volonté de se distinguer s’accroît.

Constatant l’augmentation de l’anxiété depuis cinquante ans dans les pays développés, des chercheurs ont étudié les sources de stress entrant vraiment « sous la peau », avec un impact durable sur la santé. Leurs travaux montrent que les véritables facteurs de stress sont ceux qui mettent en jeu la valorisation sociale, l’image, l’estime de soi. Trois principaux facteurs de risques psychologiques ont une incidence sur l’espérance de vie : un statut social dévalorisé, un stress prénatal ou subi dans les premières années de la vie, le défaut d’amitiés (avoir des amis est plus important pour la santé que le fait de fumer ou non !).

Comment expliquer que 90 % des automobilistes se pensent meilleurs conducteurs que la moyenne ? Dans une société inégalitaire, la compétition est plus féroce, il y a plus de moqueries, de paroles et d’attitudes blessantes. Il faut alors se blinder, cacher à tout prix sa vulnérabilité, et se vendre davantage, faire sa propre promotion, pour maintenir son statut. Cette pression sociale se traduit, chez les jeunes en particulier, par une forme de narcissisme insécurisé. On peut trouver dans l’alcool ou la drogue une forme de palliatif : on commence pour faciliter les contacts sociaux, parce que l’on veut pouvoir se lâcher, échapper au jugement des autres. Les associations savent bien qu’il ne suffit pas de cures de désintoxication pour soigner une difficulté dans les relations sociales. De même, si la violence est plus forte dans les sociétés inégalitaires, c’est en partie parce que l’humiliation en est un des ressorts essentiels.

« Dans une société inégalitaire, il faut cacher à tout prix sa vulnérabilité et se vendre. »

On comprend que réduire les inégalités soit bénéfique pour les plus pauvres. Mais pour les plus riches ?

Richard Wilkinson – L’ensemble de la société tirerait bénéfice à être plus égalitaire. Les classes du bas en profiteraient davantage bien sûr, mais l’inégalité est un tel « polluant social général » qu’elle affecte même le quintile supérieur. Celui-ci verrait son espérance de vie s’accroître, ses enfants moins affectés par la drogue et les grossesses adolescentes. Moins victime de violences, la classe du haut n’éprouverait pas un tel besoin de s’emmurer dans des quartiers cloisonnés et surveillés.

Nous n’avons guère de données sur le 1 % des plus riches, ce qui ne nous permet pas de mesurer l’impact pour eux d’une société plus égalitaire. Cependant, eux non plus n’échappent pas au besoin de distinction sociale –  Robert Frank a bien décrit cette concurrence des statuts au sommet. Un prince saoudien ne vient-il pas d’attaquer en justice le magazine américain Forbes pour avoir sous-estimé sa fortune dans le classement des plus grandes fortunes mondiales ?

Vous dites que pour comprendre votre propos, il est plus utile de connaître les systèmes hiérarchiques chez les singes que d’avoir lu Marx… Vous pouvez nous en dire plus ?

Richard Wilkinson – Lisez par exemple le primatologue Frans de Waal. Grâce aux singes, nous apprenons des choses sur notre propre sensibilité, sur nos réactions aux agressions extérieures. Or les principales attaques ne viennent pas des lions mais des dominants dans votre groupe. La préférence des femmes pour des visages plus masculins dans les sociétés plus inégales traduit une préférence pour les dominants. On ne l’explique pas sans appréhender les différences de statut social et les attitudes de subordination. Ainsi pour ne pas être attaqué, le singe évite d’entrer sur le territoire du dominant, de croiser son regard. S’il se montre conciliant, c’est parce qu’il a conscience d’être plus faible. Les singes se comportent très différemment selon l’environnement social dans lequel ils évoluent. Pour comprendre l’impact social des inégalités, ne négligeons pas les apports de la biologie ou de l’épigénétique2.

Chez l’enfant, si les premières années sont si déterminantes pour le développement ultérieur (c’est vrai aussi chez les chiens et les chats), c’est parce qu’il s’agit de s’adapter à l’environnement dans lequel il évoluera. Que vous grandissiez dans un contexte où vous devez vous méfier de tout le monde ou dans une société où vous dépendez l’un de l’autre, de la coopération, où l’empathie est forte, vous ne développerez pas les mêmes capacités. Les personnes qui ont eu une enfance difficile n’en sortent pas seulement abîmées, elles sont aussi préparées pour une forme de société différente.

Le néocortex, la partie du cerveau qui croît quand l’homme grandit, est très lié, chez les primates, à la taille moyenne du groupe. Les animaux qui ont très peu d’interactions sociales ont un plus petit néocortex. La relation est si étroite que la conclusion est claire : le cerveau est un organe social, destiné aux interactions sociales. C’est cette partie du cerveau qui a augmenté aussi chez l’être humain. Les singes passent beaucoup de temps au grooming, autrement dit en séances de toilettage ou d’épouillage mutuel. Le ciment social chez les primates est le contact physique. Quand la taille du groupe s’accroît, cela requiert plus de temps. Et l’on voit apparaître le langage comme une forme plus économique de grooming : en parlant on peut toucher six personnes à la fois ! On en trouve un écho dans la population carcérale : il est établi que plus une personne dispose d’un large champ lexical, moins elle tend à avoir recours à la violence.

« Plus une personne dispose d’un large champ lexical, moins elle tend à avoir recours à la violence. »

L’anthropologie aussi est riche d’enseignements. Christopher Boehm a passé sa vie à étudier les sociétés fondées sur la chasse et la cueillette. Il en a recensé plus de deux cents. Constatant que ces sociétés étaient remarquablement égales, fondées sur le partage de la nourriture, il a étudié comment elles préservaient cette égalité : que se passe-t-il quand quelqu’un devient dominant ? Il est ostracisé, voire tué. Boehm voit dans ces stratégies de contre-domination les prémices de la démocratie. Selon lui, la conscience morale est apparue quand chacun a dû prendre conscience de l’existence de l’autre. Quand l’homme a commencé à chasser les gros animaux, est né le pouvoir de vie et de mort sur quiconque. L’égalitarisme était très fort. Car le pouvoir de vie et de mort pouvait se retourner contre tout dominant qui se comporterait d’une façon antisociale. Chez les babouins, le plus fort peut demeurer dominant ; en revanche dès que les humains ont eu des armes, le plus fort ne pouvait plus prendre le risque d’offenser le plus faible.

Quelles solutions préconisez-vous ?

Richard Wilkinson – La priorité consiste à construire l’image de la société que nous voulons, ce qui suppose davantage de démocratie. Et donc de contrer le considérable pouvoir anti-démocratique des firmes multinationales, qui manipulent les gouvernements. Par ailleurs, je ne plaide pas abstraitement pour zéro inégalité : j’observe les faits. Et dans les faits, plus égalitaires que les sociétés scandinaves, il n’y a pas ! Moins d’inégalités, c’est bon pour la santé, mais aussi pour l’innovation : la créativité est plus intense dans les sociétés plus égales, contrairement à ce que veulent faire croire les partisans d’une rémunération élevée de la propriété intellectuelle.

« Moins d’inégalités, c’est bon pour l’innovation : la créativité est plus intense dans les sociétés plus égales. »

Pour réduire les inégalités, il y a deux canaux. Le premier est d’accroître l’impôt et de mieux lutter contre l’évasion fiscale et les paradis fiscaux. Pour les économistes, la fiscalité est l’outil privilégié : ils le jugent plus facile et plus efficace à mettre en place qu’un resserrement des rémunérations dans l’entreprise. Pourtant ce second levier est essentiel. Il passe par une représentation des salariés au comité des rémunérations dans les grands groupes, par le développement du secteur coopératif et plus largement de petites entreprises, notamment dans l’économie sociale et solidaire, qui présentent souvent des écarts de revenus beaucoup plus réduits.

L’impôt permet de financer un large pan des services publics qui sont destinés à guérir les dommages d’un système inégalitaire. Mais il constitue une solution moins pérenne pour répartir les revenus de façon plus équitable : si François Hollande faisait adopter une réforme fiscale ambitieuse, elle pourrait toujours être remise en cause par son successeur. En revanche, si les coopératives se multiplient, la transformation est durable. Pourquoi ne pas lier le taux d’imposition à la taille des entreprises, et favoriser les petites ? Ou encore, adopter une loi qui obligerait chaque société à transférer chaque année, pendant vingt ans, 2 % de ses actions à un fonds détenu par les salariés ? Avec 40 % du capital, ces derniers seraient dans une position très différente pour exiger davantage d’égalité dans les grilles de rémunérations !

Propos recueillis par Jean Merckaert.


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1 Richard Wilkinson et Kate Pickett, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Les Petits matins / Institut Veblen, 2013 [2010, trad. de l’anglais par André Verkaeren].

2 C’est-à-dire l’ensemble des mécanismes moléculaires ayant lieu au niveau du génome et de la régulation de l’expression des gènes qui peuvent être influencés par l’environnement et l’histoire individuelle.


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