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Les trisomiques changent notre regard sur le travail

Une participante à l’événement « Building ou future », organisé par les Nations unies à l’occasion de la première Journée mondiale de la trisomie 21, le 21 mars 2012.©UN Photo/Evan Schneider©UN Photo/Evan Schneider
Une participante à l’événement « Building ou future », organisé par les Nations unies à l’occasion de la première Journée mondiale de la trisomie 21, le 21 mars 2012.©UN Photo/Evan Schneider©UN Photo/Evan Schneider
Dans un univers économique où le travail est rare et les contraintes financières fortes, la personne trisomique est perçue comme une charge. Et si, au contraire, on la considérait comme porteuse de solution pour une humanité où le travail serait d’abord une contribution à l’édification d’un vivre ensemble ?

La personne trisomique se caractérise par une anomalie génétique qui modifie son mode d’appréhension du réel. Dans le monde contemporain, cette différence est perçue comme un handicap lourd à vivre pour la personne, pour ceux qui l’entourent et, de façon plus générale, pour la société dans son ensemble. Dès lors, plusieurs pays, parmi lesquels la France, ont fait le choix de détecter et d’éliminer les fœtus porteurs d’un triple chromosome 21.

Parallèlement, nos sociétés modernes sont confrontées à des difficultés liées à une forme de normalisation des comportements. L’individu « normal » est instruit, capable de prendre sa place dans une société économique fondée sur le rapport travail-consommation. Ce constat n’est pas nouveau : l’économiste John Kenneth Galbraith ou la philosophe Hannah Arendt l’avaient déjà formulé. L’inaptitude à rentrer dans ce cadre normatif se traduit par l’exclusion, qu’elle soit physique (avec le développement de la population des sans domicile fixe) ou psychologique (avec les phénomènes de repli sur soi). Or la personne trisomique, exclue de ces questions car se situant en dehors de la normalité, est porteuse de solutions.

Travail, rendement et handicap

Les adultes trisomiques formulent souvent un réel désir de travailler. Certains bénéficient de contrats spécifiques (par exemple, des stages de quelques heures par semaine pour aider à mettre en place les tables et les couverts dans une cantine scolaire puis à débarrasser et à ranger la salle), mais le plus grand nombre trouve une insertion par le biais des établissements et services d’aide par le travail (Esat, anciennement centres d’aide par le travail, CAT). Les contraintes économiques de rentabilité et la disparition des petites activités manuelles limitent pourtant de plus en plus l’insertion des personnes trisomiques, incapables d’atteindre les rendements espérés.

Deux objectifs antagoniques sont poursuivis : répondre au désir de la personne dite handicapée d’avoir un travail ; limiter, voire réduire, les coûts de leur accompagnement et de leur encadrement. La solution la plus simple consiste à privilégier l’insertion professionnelle des personnes dont le handicap ne remet pas en cause la nature du travail mais exige simplement des adaptations ergonomiques. Un tel modèle conduit à l’exclusion des personnes trisomiques, lesquelles sont peu à peu remplacées par des personnes ayant également un handicap, mais dont les capacités productives sont plus élevées. In fine, il existe donc une forme de concurrence entre personnes handicapées pour obtenir une place dans des établissements protégés. À défaut d’exercer un travail, la personne trisomique peut espérer obtenir une place dans un centre occupationnel, centre où, comme son nom l’indique, l’objectif est principalement d’occuper ou de s’occuper des personnes handicapées.

Il existe une concurrence entre personnes handicapées pour obtenir une place dans des établissements protégés.

Une approche alternative consisterait à dissocier la création de valeur économique du travail de sa contribution effective à la société (au vivre ensemble). La personne trisomique est ou sera toujours moins efficiente qu’une personne dite « normale ». Habituellement, la recherche de solution consiste à placer la personne trisomique au cœur du problème : elle reste le problème, même si les protocoles sociaux demandent de recueillir son avis. Si l’on inverse le raisonnement, et si l’on part du problème à résoudre (une production ou une tâche à effectuer), on peut considérer la personne trisomique par rapport à ce qu’elle est capable d’apporter. Au lieu d’être un problème, la personne trisomique devient une ressource, une solution.

Travailler pour être ensemble

La question centrale est celle de la capacité de chacun à contribuer à la vie en société. La personne trisomique peut apporter une réelle contribution. Elle peut effectuer des tâches simples, plutôt routinières. Un trisomique de 21 ans, par exemple, est heureux de mettre et de débarrasser la table, d’essuyer la vaisselle, de charger le lave-vaisselle, de le mettre en route puis de le vider, que ce soit dans sa famille ou dans une cantine scolaire. Au-delà de cette contribution, bien sûr assez faible, il modifie le climat de travail. Ceux qui l’entourent découvrent progressivement une autre manière d’appréhender la vie. Le temps passé au travail peut alors être vécu pour chacun de ses instants, comme une parcelle de vie partagée, et non plus comme un passage obligé pour accéder à l’univers de la consommation. En effet, pour la personne trisomique, le travail n’est pas d’abord le moyen de gagner sa vie : il représente, avant tout, une insertion dans la société (ce que chacun peut expérimenter s’il se trouve à un moment exclu du marché du travail). Autrement dit, il est nécessaire de reconsidérer les différents sens cachés du mot « travail ».

Parce qu’elle est en-dehors des normes, la personne trisomique décale notre regard sur les normes qui nous entourent. Dans un monde où le travail semble être à la fois une contrainte (avec notamment le recul de l’âge de la retraite et le débat sur l’augmentation du temps de travail) et un objectif (la question pour de nombreux jeunes, ou moins jeunes, est de savoir s’ils auront un travail demain et, par conséquent, s’ils pourront accéder à l’univers de la consommation), la personne trisomique déplace le débat. Le travail n’est plus une exigence pour assurer une consommation, il devient avant tout une exigence pour se tenir debout et pour avoir la fierté de contribuer à l’édification de la société.

Un modèle de société à réinventer

Comment concilier cette apparente utopie avec les exigences matérielles de l’économie ? Lentement, discrètement, cette distinction entre travail et accès à la consommation est en train de s’imposer dans nos sociétés modernes. Par le biais des revenus minimaux, des allocations, etc., la plupart des sociétés dites « développées » essaient de lutter contre la misère. Dans le même temps, cette lutte est relativement déconnectée de l’exigence de contribution à la société. Au XIXe siècle, le versement d’une aide publique était conditionné à la réalisation de travaux d’intérêt général. Les coûts d’encadrement et de contrôle de ces activités, l’évolution technologique, les ont fait quasiment disparaître.

Le travail n’est pas seulement un mode d’accès à la consommation, il est avant tout une contribution à la société.

Il n’est pas possible, pour une société, d’accepter qu’une fraction de sa population, celle qui a accès au travail, finance la consommation d’une autre partie de sa population, celle qui n’y a pas accès. Contrairement aux visions néolibérales qui portent sur les problèmes d’incitation, il ne s’agit pas d’une question économique mais d’une question morale. Le travail n’est pas seulement un mode d’accès à la consommation, il est aussi et avant tout, je le répète, une contribution à la société. D’un point de vue économique, seul le prix du marché justifie le travail. D’un point de vue moral, c’est la contribution à l’édification de la société qui est centrale.

Dès lors, le travail des personnes trisomiques est important : les intégrer, c’est permettre l’intégration de tous dans le monde du travail. Parce que la personne trisomique est aux marges de nos sociétés, la replacer au cœur de nos préoccupations, c’est aussi accepter l’humanité dans sa diversité. Parce que la personne trisomique est peu productive économiquement mais qu’elle apporte une réelle contribution à un vivre ensemble, c’est chacun qui peut être, à son tour, accueilli dans la société et reconnu pour sa contribution propre.

La principale contrainte semble être économique : il faut encadrer, contrôler, organiser le travail, s’assurer qu’il est bien fait. Cette notion d’encadrement est d’autant plus importante que l’on sépare les personnes trisomiques (ou les personnes dites « handicapées ») du reste de la société. Il existe une différence essentielle entre une insertion qui modifie l’équilibre d’une communauté ou d’une population et une insertion plus diffuse. S’il est nécessaire de permettre aux personnes qui ont un handicap de se retrouver, d’échanger sur leurs différences, sur leurs difficultés d’insertion, sur des problématiques qui peuvent leur être spécifiques, il est aussi nécessaire d’éviter les insertions brutales qui viennent déstabiliser une communauté existante.

L’enjeu n’est pas tant dans l’encadrement de la personne trisomique que dans l’exigence qu’on lui adresse.

L’encadrement des personnes trisomiques est lourd car on les voit comme une charge, au lieu de voir leur apport. L’enjeu n’est donc peut-être pas tant l’encadrement de la personne trisomique que l’exigence qu’on lui adresse. Comme toute personne, la personne trisomique doit affronter ses limites. Par exemple, un travail de deux heures le matin et deux heures l’après-midi peut être considéré comme un travail à temps plein, compte tenu de la fatigue qu’il occasionne en termes de concentration. Dans sa traduction concrète, l’exigence doit être adaptée. Cependant, parce qu’elle est aussi digne que toute autre personne, il nous faut être exigeant à son égard. Regarder l’autre comme un être humain, c’est exiger de lui qu’il se tienne debout avec ce que nous percevons comme des infirmités mais qui sont aussi des qualités ou des dons que nous avons tendance à ignorer.

Cette exigence s’adresse à la personne trisomique comme à chacun de nous. En effet, demander à l’autre de se tenir debout, c’est aussi s’engager à lui donner les moyens de le faire. Cela est évident quand le handicap est physique ; cela devrait l’être quand le handicap porte sur les capacités cognitives. Pour que les dons des personnes trisomiques puissent se révéler, il convient d’adapter leur environnement de travail, de construire autour d’elles l’étayage nécessaire pour que leur expertise en relation humaine puisse se révéler.

Aller vers un regard d’exigence

Le modèle de justice qui sous-tend nos sociétés modernes a été clairement analysé par le philosophe américain John Rawls, qui considère que le handicap doit être compensé. La justice consisterait à mettre chacun à égalité initiale de chances. Celui qui a un handicap doit obtenir compensation. Cette vision se traduit dans les procès qui apparaissent à intervalles réguliers. Or cette vision est curieusement contredite par la vision chrétienne. Pour saint Paul, chaque personne se trouve dans un état donné. Certains sont pauvres, d’autres sont riches ; certains sont libres, d’autres sont esclaves. Si Paul souhaite que les riches donnent aux pauvres et que les hommes libres libèrent leurs esclaves, il considère que l’homme ne se tient debout que s’il assume sa condition, non pas en la niant mais en la dépassant de l’intérieur. L’esclave (et, de façon plus contemporaine, l’ouvrier chinois ou le paysan birman) ne devient libre que parce qu’au fond de lui-même il s’est déjà libéré de la vision extérieure qui le réduit à un objet. De même, la personne trisomique est trisomique. Il est possible de nier ce handicap, d’essayer de rendre la personne trisomique quasiment semblable aux autres personnes, d’essayer de la faire entrer dans la normalité. Mais il est aussi possible d’accepter cette trisomie et de chercher comment la personne est porteuse d’humanité pour la société qui l’entoure, comment elle éclaire nos manières de vivre et nos choix, comment elle les transforme par son regard et son comportement.

La personne trisomique ouvre la voie à une réintégration de la diversité des contributions de chacun.

Passer d’une vision où l’on souhaite échapper à son état à une vision où on le transcende suppose une grande exigence. La personne trisomique n’a pas besoin de notre pitié, elle a besoin d’un regard aimant mais exigeant, elle a besoin d’être reconnue et que ce même regard soit un regard de confiance dans sa capacité à apporter sa contribution à une humanité en construction. En nous obligeant à faire éclater les normes qui conditionnent notre façon de travailler et de consommer, la personne trisomique ouvre la voie à une réintégration de la diversité des contributions de chacun. Concrètement, cela suppose de favoriser la diversité des expérimentations locales pour recréer un lien social qui passe nécessairement par une forme de travail. « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ». Cette règle peut se lire comme une banalité : celui qui ne travaille pas n’aura pas d’argent pour consommer. Elle peut aussi se lire autrement : celui qui ne contribue pas à la vie de la communauté ne peut pas prendre part au repas avec elle ; il n’a pas d’accès à la communion, il est exclu de la communauté. Ainsi, si chacun doit faire des efforts pour travailler, apporter sa contribution, la communauté, quant à elle, doit permettre à chacun d’y trouver sa place et d’apporter sa contribution.



Mes réflexions sur ce sujet doivent beaucoup à mes échanges avec Mgr Albert Rouet, qu’il en soit remercié. Elles sont approfondies dans un ouvrage à paraître en septembre 2014 : Révélateurs d’humanité, aux éditions Médiaspaul.

John K. Galbraith, The Affluent Society, Penguin Books, 1958 ; Hannah Arendt, The Human Condition, University of Chicago Press, 1958.

Toute société a des normes pour vivre (Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Puf, 1959[1932]). Notre société contemporaine, sous des apparences de liberté individuelle absolue, impose une vision normative de l’homme ou de la femme qui justifie l’élimination de ceux qui, dans leur apparence, ne sont pas conformes à la norme. À travers notre réflexion sur la personne trisomique, il est vraisemblable que c’est la différence qui est au cœur des interrogations de nos sociétés. De même, si nous limitons notre réflexion au cas du travail, la personne trisomique interroge plus largement la place de la relation humaine dans nos sociétés.

Benoît Pigé, « L’enfant trisomique », Esprit, n° 336, 2007, pp. 121-127.

En anglais, Hannah Arendt (op. cit.) utilise le mot « labor » pour désigner le travail utilitaire nécessaire pour assurer notre consommation, « work » pour désigner le travail qui a une certaine permanence, et « action » pour désigner notre présence à autrui.

Ils ont été réinventés en France dans un tout autre but, sous la forme de peine alternative à l’incarcération [NDLR].

John Rawls, A Theory of Justice, Harvard University Press, 1971.

Épître aux Éphésiens.

Deuxième épître aux Thessaloniciens 3, 10.

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