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Après des siècles de conflits armés, la construction européenne a été une véritable épopée qui a permis une paix durable sur notre continent. Mais aujourd’hui, la magie n’opère plus ! D’où ces quelques propositions en vue des prochaines élections au Parlement européen.
L’unification du marché, qui a servi, après l’échec de la communauté européenne de défense, à unifier l’Europe, se retourne maintenant contre elle : l’Europe est devenue le marchepied de la mondialisation libérale et, en l’absence de pouvoir politique fort, son maillon faible. En restant organisée autour de cet unique objectif, l’Union européenne (UE) a progressivement perdu sa légitimité aux yeux des citoyens. Avec l’unification de toutes les normes, elle ne satisfait plus au principe de moindre contrainte (une gouvernance doit montrer qu’elle poursuit l’objectif de bien public en limitant les contraintes imposées au minimum nécessaire). Et dès lors que l’impact promis du marché unique sur la croissance ne se vérifie plus, les procédures ne paraissent plus adaptées aux défis à relever. Les citoyens ont le sentiment que la construction de l’Union européenne se poursuit au profit des banques et des grandes entreprises. La place de l’économie dans la construction européenne est disproportionnée : l’Union a les caractéristiques d’un État unitaire pour l’unification du marché et d’un non État pour tout le reste. Au traité de Lisbonne, divers objectifs ont été ajoutés à l’unification économique, mais ils sont disparates et n’ont pas de valeur structurante.
La stratégie énergétique pour 2020 est, certes, un pas en avant, mais elle laisse de côté une question essentielle : la consommation d’« énergie grise », qui représente le tiers de la consommation totale d’énergie. Par manque de cohésion politique, cet effort novateur de l’UE n’a d’ailleurs pas eu d’effet d’entraînement sur le reste du monde.
Faute de comprendre qu’on ne peut utiliser une même monnaie, d’une part, pour encourager le développement du travail et, d’autre part, pour limiter la consommation d’énergie fossile et de ressources naturelles, l’Union est aujourd’hui incapable de combiner relance de l’emploi, équilibre des échanges avec l’extérieur, équilibre interne des échanges et protection de l’environnement. Une faiblesse d’autant plus regrettable qu’à bien des égards elle est un phare pour éclairer l’avenir d’ensemble de la planète : la recherche d’une conciliation entre efficacité économique, cohésion sociale, protection de l’environnement, le dépassement des souverainetés nationales de façon pacifique, l’habitude de concilier unité et diversité, autant d’efforts de l’Europe qui répondent aux besoins du monde contemporain.
Dans un contexte où domine l’euroscepticisme, il est nécessaire de construire une Europe cohérente et qui pèse dans les affaires du monde, sans relâcher un certain nombre de contraintes. L’Union ne redeviendra légitime aux yeux des citoyens que si elle est en mesure de combler son déficit de « démocratie substantielle » en inventant de nouvelles formes d’élaboration collectives des politiques. Il nous faut inventer une Europe ayant du sens aux yeux des citoyens européens pour faire à nouveau épopée.
Il s’agit d’abord de construire les raisons d’être de l’Europe. Une seconde étape de la construction européenne ne peut s’ouvrir qu’en s’organisant autour de valeurs et d’objectifs communs. La Charte constitutive de l’Union européenne devra intégrer dans son préambule le principe de responsabilité et une « charte des responsabilités européennes » devra lui être annexée. Tous les vingt-cinq ans, une assemblée instituante issue d’un débat citoyen et constituée d’une double représentation (géographique, à partir de chaque région européenne, et socioprofessionnelle) pourrait actualiser les « objectifs de l’Europe ». Ces objectifs seraient la déclinaison de trois objectifs constants : les conditions d’une paix durable interne et dans les relations avec les autres régions du monde ; la cohésion sociale ; la recherche du bien-être de tous dans le respect des limites naturelles de la planète.
Une nouvelle convention s’avère nécessaire. Elle devra passer en revue l’ensemble de la gouvernance européenne à la lumière de cinq principes généraux : légitimité, démocratie et citoyenneté, pertinence des dispositifs au regard des objectifs poursuivis, partenariat entre les acteurs et co-construction du bien public, articulation des échelles de gouvernance.
Cette gouvernance à plusieurs niveaux sera fondée sur le principe de « subsidiarité active ». Celui-ci doit s’appliquer aussi au marché. Les États, voire les régions, avaient la possibilité de fixer des règles, par exemple de sécurité alimentaire ou de gestion des services publics, régissant les produits et services qui ne sont pas vendus au-delà de leurs frontières et qui n’ont pas d’impact sur l’environnement au-delà de celles-ci. Dès lors, les juridictions applicables à un secteur économique correspondront à l’échelle de son action. À acteur national, juridiction nationale, à acteur européen ou international, juridiction européenne.
Les mêmes principes de gouvernance seront promus au sein des États membres. Une évolution vers une Europe plus décentralisée et plus propice aux initiatives citoyennes préservera de l’éclatement certains des États membres. Cet éclatement est inévitable s’il ne se développe pas en Europe un vaste apprentissage de cette gestion de l’unité et de la diversité.
La subsidiarité active concerne aussi la monnaie ! L’euro est certes un acquis important de l’Union et l’un des moyens de jouer un rôle dans le monde. Mais imposé comme seule monnaie, il fait peser de façon exclusive sur les économies moins compétitives la charge de recréer des conditions d’un équilibre de leurs échanges avec les autres États membres. Il ne permet pas, non plus, de rechercher un ajustement fin des « bras ballants » et des « besoins non satisfaits ». Le maintien de l’euro et l’extension de la zone euro peuvent aller de pair avec la possibilité pour les États et les régions de développer, pour leurs échanges internes, des monnaies nationales ou régionales.
Le maintien de l’euro peut aller de pair avec des monnaies nationales ou régionales.
C’est pour l’ensemble des politiques publiques européennes qu’il s’agit de passer d’une coordination ouverte à la subsidiarité active. L’Union a développé des méthodes de coordination ouverte qui constituent un riche apprentissage et les premières étapes d’une nouvelle subsidiarité. Pour la gestion du marché intérieur et pour les autres politiques, les principes directeurs issus de l’expérience collective devront acquérir force de loi. Enfin, le principe de subsidiarité active doit s’appliquer aux échanges commerciaux internationaux de l’Union européenne afin que, à terme, les modes de production des produits importés en Europe satisfassent aux mêmes normes sociales et environnementales qu’au sein de l’UE.
La Commission doit être vraiment collégiale et politiquement responsable, avec un président élu par le Parlement européen à la majorité simple et par le Conseil européen (constituant la « deuxième chambre ») à une double majorité (majorité des États et majorité de la population qu’ils représentent). Mais quand la vie politique européenne est dominée, comme c’est le cas aujourd’hui, par deux grands partis, il serait sage que le Parlement et la Commission soient présidés par des représentants de partis différents.
Les compétences de la Cour européenne des droits de l’homme seraient étendues pour qu’elle devienne une « cour européenne des droits et responsabilités ». Elle serait chargée d’audits réguliers d’une « charte des responsabilités » (par exemple, révision de la procédure d’homologation des OGM qui créent aujourd’hui les conditions d’une irresponsabilité collective).
Des panels de citoyens, éventuellement à trois niveaux (régional, national, européen), seraient également réunis à propos des politiques européennes importantes. Sans être tenue d’en suivre les conclusions, la Commission devra motiver ses désaccords (à l’instar du Conseil fédéral suisse lors des votations populaires, lorsqu’il est en désaccord avec l’initiative populaire). La Commission s’appuiera sur la création d’outils de dialogue internet européens, multilingues, dont une banque d’expériences et de propositions citoyennes, afin de créer une véritable sphère publique à l’échelle de l’Union1.
Le principe d’un référendum d’initiative populaire a été énoncé dans le traité de Lisbonne. Mais ses modalités, peu efficientes, risquent de vider de son sens cet outil de vitalité démocratique. De même, le droit de recours devant la Cour de justice européenne doit être étendu aux citoyens, dans les cas où ils estimeraient que les politiques européennes ne sont pas conformes aux objectifs de l’Union.
À l’élaboration des politiques européennes, la Commission associera dès le départ le « comité des régions » (diversité géographique) et le « comité économique social européen » (diversité socioprofessionnelle). Le pouvoir de proposition des politiques reviendra ainsi à trois organes (Commission, « comité des régions » et « comité économique social européen ») et le pouvoir de décision à deux (Parlement et Conseil européens).
La gouvernance économique européenne devra être guidée par les objectifs d’une transition vers des sociétés durables. Il s’agit d’abord de mettre fin à une anomalie, en plaçant la Banque centrale sous l’autorité de la Commission.
De même, l’Union doit disposer d’une fiscalité propre, liée à la consommation d’énergie fossile et de ressources naturelles non renouvelables, cette fiscalité s’appliquant aussi aux biens et services importés. Le régime de gouvernance applicable à l’énergie fossile est celui des quotas nationaux, territoriaux et individuels négociables, créant un « euro énergie » européen. La coexistence de l’euro et de l’« euro énergie » permettra la relance de ce qu’il faut développer – les échanges entre les personnes et un emploi donnant à chaque citoyen européen une utilité sociale – tout en épargnant ce qu’il faut préserver : l’énergie et les ressources naturelles.
Il revient aux États de définir librement les régimes de gouvernance s’appliquant à tous les biens qui, par nature, ne peuvent relever du simple marché : ceux qui se détruisent en se partageant (les grands écosystèmes, le patrimoine historique…) ; ceux qui se divisent en se partageant mais ne sont pas extensibles à l’infini (énergie fossile, ressources naturelles, sol) ; ceux qui se multiplient en se partageant (la connaissance, l’expérience). Les États et les collectivités territoriales définissent de la même manière une gestion coopérative des biens communs avec des règles stables et explicites. L’Union ne pourra pas opposer à cette liberté le principe d’unité du marché européen.
Pour une véritable implication dans la construction d’une autre gouvernance mondiale, l’Union européenne doit parler d’une seule voix dans les instances internationales. La France et le Royaume-Uni devraient pour cela renoncer à leur siège au sein du Conseil de sécurité au profit d’une parole européenne. L’élaboration de cette parole, au sein du Parlement, du Conseil et de la Commission, ferait l’objet d’une discussion dont les modalités seront adaptées à l’importance du sujet traité et à l’urgence de la position à prendre.
Dans ce cadre, l’Union devra plaider vigoureusement en faveur d’une gouvernance mondiale renouvelée, fondée sur la représentation de régions du monde et le principe de subsidiarité active. Elle devra aussi militer en faveur de la création d’une juridiction mondiale de la responsabilité (fondée sur une « déclaration universelle des responsabilités »), compétente pour juger les acteurs politiques et économiques d’échelle internationale (l’impact de leurs actes dépasse les frontières d’une seule région). Elle demandera l’ouverture d’un nouveau round de négociations au sein de l’Organisation mondiale du commerce, pour promouvoir un commerce international fondé sur des filières durables.
De tels objectifs, certes ambitieux, replaceraient l’Europe et nos petits pays dans le jeu mondial des grandes puissances. Sans cela, ils seront tous marginalisés et souffriront davantage encore d’une mondialisation libérale sans réel contrôle démocratique.
1 Le budget de la communication serait rééquilibré au profit du débat public européen et de l’expression de propositions citoyennes, au détriment d’une communication descendante.