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Dossier : Donner la parole aux générations futures ?

Quelle boussole face à la crise écologique ?


Les réponses à la crise écologique diffèrent selon que l’on considère la nature comme un objet, une ressource, un patrimoine vivant ou un ensemble d’espèces dont l’humanité fait partie. Plus largement, elles renvoient à différentes conceptions de la modernité, de la place de la science et de la raison.

La crise écologique qui touche notre société depuis la fin du xxe siècle présente des enjeux philosophiques importants. Le premier, évident, touche aux rapports à la nature. L’analyse fait apparaître des questions liées à la philosophie politique et au concept de modernité.

Les quatre horizons du rapport à la nature

La modernité qui s’instaure progressivement en Europe à partir du xviie siècle, liée en particulier aux développements de la démarche scientifique, institue un nouveau rapport à la nature. La nature physique, après Galilée, comme la nature vivante, après Descartes, sont considérées comme des systèmes d’objets à disposition de l’être humain, qualifié de sujet. Descartes, pour qui seul l’être humain est digne de respect, se propose de fonder une science du vivant analogue à la physique galiléenne. Il développe le concept d’« animal-machine », précisément pour permettre une appréhension du fonctionnement du vivant. L’avènement de la biologie moléculaire, dans la deuxième moitié du xxe siècle, consacre l’apothéose de cette conception mécaniste. Le vivant participe du monde des objets, de la même manière que les objets inanimés : le vivant, c’est de la matière inerte organisée de manière complexe. À la fin du xxe siècle, la médecine, l’agriculture et l’élevage occidentaux sont organisés selon ce présupposé. Le vivant s’inscrit dans ce rapport à une nature matérielle mise à la disposition de l’humain pour répondre à tous ses besoins. La maîtrise technologique de celle-ci connaît une expansion impressionnante dans tous les secteurs d’activité. Dans un tel contexte, le concept de « respect de la nature » n’a aucun sens. La nature a statut d’objet. Seul l’être humain, comme sujet conscient, est digne de respect.

Pour Descartes, la nature a statut d'objet. Seul l'être humain, comme sujet conscient, est digne de respect.

Paradoxalement, c’est au moment où ce rapport d’utilisation de la nature connaît son expansion maximale que surgit la prise de conscience de ses limites. Une remise en question qui trouve son origine, surtout, dans les problèmes écologiques auxquels se heurtent nos sociétés – problèmes énergétiques, pollution des nappes phréatiques, des eaux de surface, des mers, de l’atmosphère. Mais c’est le traitement théorique qui va donner forme à la compréhension de cette crise. Le concept d’écosystème, qui date des travaux du biologiste britannique Arthur George Tansley en 1935, renvoie à l’ensemble des interactions des diverses espèces entre elles et du monde vivant avec le monde physique. Il invite à resituer l’espèce humaine dans l’ensemble du monde vivant, de la biocénose. L’espèce humaine est une espèce parmi d’autres et elle dépend radicalement des autres pour sa survie. Bien plus, les approches quantitatives développées par l’écologie scientifique montrent que les stocks sont finis, aussi bien en amont qu’en aval de l’activité humaine. En amont, c’est toute la question de l’énergie, des stocks de matières premières, de la capacité de la Terre à nourrir les populations humaines… En aval, c’est toute la problématique de la pollution, qui tient au fait que l’écosystème Terre est un système fini qui ne peut donc « avaler » des quantités infinies de nuisances… Parler du caractère fini des stocks dont dépend la survie même de l’espèce humaine induit une autre vision de la nature. L’être humain est bel et bien un élément de l’écosystème, il participe à la sphère du naturel. Respecter la nature, c’est prendre en compte les contraintes liées au bon fonctionnement de l’écosystème. Le concept de développement durable trouve là son origine. Il appelle à penser un développement de nos sociétés compatible avec le caractère fini des stocks dont on dispose. Ce nouveau rapport à la nature reste cependant marqué par une logique fonctionnelle : la nature est à respecter dans la mesure où l’humanité a besoin de ses ressources pour survivre. On entre dans le domaine d’un monde fini, dont dépend la survie de l’humanité, mais on reste dans le registre de la scientificité qui pose un regard d’objectivation sur les ressources naturelles. La nature est respectable uniquement dans la mesure où elle est au service de l’humain, qui seul est une valeur « en soi ».

Dans une logique fonctionnelle, la nature est à respecter dans la mesure où l'humanité a besoin de ses ressources pour survivre.

Une troisième conception de la nature va émerger, dans la mouvance de cette approche écologique. La mutation profonde qui marque la fin du xxe siècle va bien au-delà de la prise en compte de la finitude des stocks. La question des espèces en voie de disparition est à cet égard très significative. Le concept de biodiversité est certes important et la persistance d’un nombre le plus élevé possible d’espèces vivantes est capitale pour la pérennité des écosystèmes. Mais, au-delà de cet argument, le combat pour le maintien des gorilles des montagnes dans le parc naturel des Virunga (en République démocratique du Congo) par exemple, ou les efforts pour la préservation des grands mammifères, éléphants, tigres du Bengale, okapis du Congo trouvent leur justification dans un rapport à la nature qui va bien au-delà du fonctionnel. C’est pour elles-mêmes que ces espèces doivent être préservées, pour le caractère extraordinaire qu’est le fait vivant lui-même. On touche ici aux dimensions symbolique et esthétique du rapport à la nature. Une espèce mammifère est une réalité extraordinaire qui doit être respectée pour elle-même. D’où l’enjeu du rattachement de ce domaine à l’Unesco : un écosystème remarquable, une espèce en voie de disparition appartiennent au « patrimoine commun de l’humanité » au même titre que les pyramides d’Égypte. Ils représentent une réalisation qualifiée d’extraordinaire que la communauté internationale juge digne d’être protégée pour sa magnificence. La dimension esthétique, non de beauté formelle mais bien de réalisation structurelle, est décisive dans cette appréciation. On pourrait de même parler de dimension symbolique. Les théories de l’évolution nous apprennent que l’histoire culturelle de l’espèce humaine est précédée par une histoire naturelle de plusieurs millions d’années, qui fait de nous des produits de la nature au même titre que les autres espèces. Ainsi, dans la défense des espèces en voie de disparition, est en jeu la protection de nos cousins lointains. Dans la redécouverte de la nature qui caractérise la fin du xxe siècle, se cherche une sorte de réconciliation de l’humain avec ses racines. La magnificence de la nature retombe sur l’humain lui-même, produit du même processus évolutif. Notons que ces nouvelles dimensions du rapport à la nature ne remettent pas en cause le « primat de la subjectivité », le caractère privilégié de l’humain dans la nature. C’est bien l’humain qui reste au cœur des valeurs éthiques et qui décide de son système de valeurs.

L’amorce d’un débatLa crise écologique place notre humanité face à des défis inédits, devant lesquels se bousculent les repères : jusqu’où soumettre la nature ? Que peut la science ? Où est le sens ? La revue Projet a demandé à des philosophes et des théologiens de nous aider à identifier les boussoles pour nous orienter en cette période trouble. Dans ce numéro : Bernard Feltz et Dominique Lang.

Or voici que ces dernières caractéristiques sont questionnées par un quatrième rapport à la nature. L’« écologie profonde », particulièrement développée aux États-Unis, tend à considérer que toutes les espèces sont respectables au même titre que l’espèce humaine. Pour la « deep ecology », le « primat de la subjectivité » est une forme de racisme, un « spécéisme », expression de la prétention arrogante de l’humain à la supériorité sur les animaux. La valeur de référence est l’écosystème Terre, le principe Gaïa, devant lequel toutes les espèces ont même valeur. D’où une propension à considérer l’espèce humaine comme un « cancer ». Dans un organisme, un cancer est un tissu qui se développe anormalement au détriment des autres tissus. Si l’on envisage l’écosystème Terre comme un organisme, l’analogie des espèces avec les tissus conduit à ce diagnostic concernant l’espèce humaine. On perçoit rapidement à quelles extrémités peuvent mener de tels présupposés. Par ailleurs, la nature devient intouchable : une fois adopté le principe de valeur absolue accordée aux logiques écologiques, les autres principes d’action sont déterminés par la science écologique. La deep ecology refuse donc le primat de la subjectivité, tant au niveau des valeurs qu’elle défend – l’humain n’est pas une valeur supérieure à l’animal – qu’au niveau de la logique argumentative qu’elle développe – ce n’est plus l’humain qui détermine librement ses valeurs éthiques. La question écologique implique un véritable enjeu philosophique qui dépasse le simple rapport à la nature et inclut une conception de la modernité.

Un nouveau rapport à la modernité

Au sens philosophique, le concept de modernité renvoie à la mutation culturelle qui a marqué la fin du Moyen-Âge. Sur le plan conceptuel, la modernité se caractérise par une triple autonomie : l’autonomie du rapport au vrai – par la raison, l’humain est capable d’un accès à la vérité, la science étant la mise en œuvre magistrale de ce principe – ; l’autonomie du rapport au bien – par la raison, l’humain est capable d’accéder à des principes éthiques universels, c’est l’enjeu philosophique des impératifs kantiens – ; l’autonomie dans la gestion de la cité – les révolutions du xviiie siècle témoignent de ce renversement du système de légitimation politique. Cette mutation s’est accompagnée de la « révolution industrielle ». Le concept de progrès intègre dans une conception large de l’évolution historique la foi dans un processus conduisant au bien-être de l’humanité.

Le xxe siècle donne ici une image paradoxale. Il est, d’une part, une sorte d’aboutissement de l’intuition moderne avec un développement exceptionnel du savoir scientifique, l’accès au suffrage universel dans de nombreux pays, l’émergence de valeurs éthiques à visée universelle (droits de l’homme, égalité homme-femme). D’autre part, les événements historiques dramatiques (guerres mondiales, génocides, problèmes du tiers-monde) ainsi que les avancées théoriques des « maîtres du soupçon » (Marx, Freud et Nietzsche) traduisent une crise de la modernité. Et les problèmes écologiques participent de cette crise : les différentes réponses qui y sont apportées, selon les conceptions du rapport à la nature, s’inscrivent dans les réponses proposées pour la crise de la modernité.

Une première position, que l’on pourrait qualifier de « moderne orthodoxe », tend à minimiser la crise de la modernité. Elle s’inscrit dans le prolongement d’une foi radicale dans les capacités de la raison à fonder le fonctionnement de la société. Dans cette mouvance, on est porté à sous-estimer l’importance des problèmes écologiques, à faire confiance en la science et la technologie, et à prendre l’écologie scientifique au sérieux dans l’unique mesure où elle s’inscrit dans un rapport objectivant à la nature. Dans une perspective plus large, une telle position reste fidèle à l’intuition moderne des droits de l’homme et d’un primat de la subjectivité.

Une deuxième position s’inscrit, au contraire, dans la perspective d’un échec de la modernité. De nombreuses interprétations avec références religieuses vont dans ce sens, que ce soit dans les mondes chrétien, juif ou musulman… Ces courants théologiques radicaux, parfois avec une vision apocalyptique, voient dans les problèmes écologiques une remise en question des présupposés de la modernité. Ils plaident donc pour une autre société qui reviendrait à sa source théologique comme seule référence commune sur le plan de la signification. Le caractère pré-moderne de la deep ecology rencontre cette sensibilité. La science elle-même y est souvent relativisée comme participant d’un contexte culturel particulier. Le primat de la subjectivité est lui-même parfois contesté au profit d’un recours exclusif au discours religieux. Le problème écologique est pris au sérieux, mais au prix d’une remise en cause du discours scientifique pourtant nécessaire à la gestion de la crise écologique elle-même.

Une troisième position, le « post-modernisme », s’accorde, elle aussi, avec un diagnostic d’échec de la modernité, mais propose une vision relativiste. Mettant en exergue les dimensions totalisantes de la raison moderne qui a conduit au colonialisme et à la non-reconnaissance, parfois même à la destruction, d’autres cultures, elle renonce à toute perspective universalisante – en particulier celle des droits de l’homme. Elle voit dans la science un rapport de maîtrise de la nature qui nourrit l’innovation technologique et s’inscrit dans une mise en valeur systématique de la différence. La question écologique n’est prise en considération que dans une dimension fonctionnelle. Quant au rapport moderne à la raison, il est considéré comme produit d’un contexte culturel particulier et n’a donc aucune visée universelle.

Pour une modernité critique

Une quatrième position, que je qualifierais de « modernité critique », prend au sérieux à la fois la problématique écologique et la crise de la modernité, mais veut préserver la visée d’universel associée à l’usage de la raison – que ce soit dans le rapport au vrai, au bien ou à l’organisation politique. Pour cette « technophilie critique », l’humanité ne peut se passer de l’apport de la science et de la technique. Elle prend en compte la finitude de la raison, comme la finitude des stocks écologiques, et se pose comme un dépassement du moment moderne, qui en reprend les présuppositions.

Il est très significatif que des auteurs comme Martin Heidegger, Hans Jonas, Michel Serres soient associés par Luc Ferry à l’écologie profonde. Certains de leurs propos se prêtent à une telle interprétation, mais celle-ci ne résiste pas à une analyse rigoureuse. Pour certains courants théologiques, l’écologie est purement et simplement utilisée comme outil de remise en cause des présuppositions de la modernité.

La crise écologique renvoie l’humain à sa capacité de construire un monde juste et d’assurer à chaque être humain le bien-être auquel il aspire. L’apport de la science dans ce projet est incontournable. L’enjeu est de la remettre au service de l’humanité en étant conscient des limites du discours scientifique et attentif à l’impact de toute innovation technologique sur le fonctionnement sociétal. Les analyses d’Ivan Illich sont particulièrement significatives. Elles peuvent ouvrir sur une autre manière d’intégrer l’innovation technologique au fonctionnement sociétal ou, au contraire, s’inscrire dans une perspective fondamentalement technophobe qui condamne le rapport technique au réel. De même pour Hans Jonas. Sa critique peut être analysée comme remise en cause fondamentale du projet scientifique, ou plus modestement comme une invitation à repenser la place de la science dans la société : le rôle inspirateur du principe de responsabilité dans le processus d’émergence du principe de précaution est en ce sens particulièrement évocateur. La position moderne critique va au-delà du fonctionnel. En intégrant les dimensions symbolique et esthétique du rapport à la nature, en même temps qu’elle rencontre les objections majeures à la modernité, elle ouvre à un avenir qui permet les apports des discours scientifico-techniques et sauvegarde la dimension libératrice dont la pensée moderne a pu être le germe.


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