Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Un peu partout, un autre monde, post-néolibéral, cherche à s’inventer. À travers de multiples expériences et courants de pensée, sous de multiples appellations : autre économie, économie sociale et solidaire, post-développementisme, sobriété volontaire, abondance frugale, décroissance, indicateurs de richesse alternatifs, commerce équitable, microcrédit, responsabilité sociale et environnementale, entreprise sociale, politique de l’association, démocratie radicale, écologie politique, altermondialisme, etc. Ou, tout récemment, sous la forme d’une revendication de la dignité manifestée par les révoltes du monde arabe, ou par le mouvement des indignés en Espagne, en Grèce, au Portugal et même aux États-Unis. Toutes ces expériences, ces aspirations vont-elles dans la même direction? Ont-elles le même sens? Ce qui est certain, c’est qu’elles ne seront à la hauteur des défis, et en mesure de contribuer à l’invention d’un autre monde, que si elles prennent conscience de leur unité potentielle. Quelle bannière, quel signifiant serait le mieux à même de symboliser cette unité et de rassembler les passions et les énergies? L’appellation la plus porteuse est celle de convivialisme.
Ce convivialisme ne prendra consistance que s’il assume sa dimension d’idéologie politique de notre temps, qui à la fois synthétise et dépasse les quatre grandes idéologies de la modernité : le libéralisme, le socialisme, l’anarchisme et le communisme. S’il faut les dépasser, c’est que, en raison de leur soubassement utilitariste et économiciste commun, toutes, sauf dans leurs variantes marginales, présupposent que seule une croissance infinie, ou indéfinie, peut désamorcer le conflit entre les hommes et les peuples, et apporter le progrès. Or, si tel était le cas, nous n’aurions plus qu’à désespérer du sort de l’humanité, car il est désormais évident que notre planète ne pourra pas y résister. Il faut donc sauver l’idéal démocratique en le dissociant de l’économie, au lieu de l’y subordonner.
Le convivialisme, comme doctrine politique et sociologique, part du constat que l’histoire de toute société n’est pas d’abord celle de la lutte des classes mais, en amont, celle des réponses inventées à la question dont toutes les autres dépendent : quelles règles de vie en société adopter pour permettre aux humains de vivre ensemble en « s’opposant sans se massacrer » (Marcel Mauss) ? Ou, comment gérer la haine? L’humanité a inventé trois réponses, plus une : la projection, l’introjection ou la dialectisation de la haine. Dans le premier cas, la haine de tous est projetée sur un ennemi extérieur (par la guerre), ou sur un ennemi intérieur qui fait figure de bouc émissaire. Dans le deuxième, la haine est contenue par l’instauration d’une hiérarchie des légitimités et des dignités, des révérences et des mépris. Troisième solution : le don agonistique ou la démocratie dialectisent la haine en instaurant une réversibilité de l’amitié et de l’inimitié, du pouvoir et du non-pouvoir. La modernité capitaliste a inventé, avec le fordisme et les compromis sociaux-démocrates d’après-guerre, une autre modalité, efficiente pendant les Trente Glorieuses : la projection sur ce qu’on pourrait appeler la « boucle émissaire » de la croissance. Celle-ci permettait d’espérer que tout irait toujours mieux, non plus en mettant à mort un bouc émissaire chargé de tous les maux, mais en se convainquant que la situation matérielle et morale de tous allait constamment s’améliorer. L’adhésion à la démocratie aura largement reposé sur cette perspective.
Or celle-ci a presque disparu. En France, de 5,4 % en moyenne dans les années 1960, la croissance est passée progressivement à 1,45 % depuis l’an 2000. Encore convient-il de retrancher de ces chiffres la part imputable à la spéculation financière et immobilière. Force est alors de constater qu’en Occident comme au Japon, la croissance réelle est quasiment nulle depuis une trentaine d’années. L’accroissement vertigineux des inégalités depuis les années 1970 a engendré une sous-consommation déflationniste, masquée et compensée par l’endettement et la spéculation financière. Nous sommes désormais au bord de l’explosion de cette logique mortifère. Pouvons-nous placer nos espoirs dans un retour aux taux de croissance d’hier? Vraisemblablement pas, car ils ne seront au rendez-vous ni en Europe ni aux États-Unis. Et ils ne sont pas universalisables : il faudrait trois ou quatre planètes pour généraliser l’American way of life…
Il nous faut donc apprendre à regarder d’un œil serein et avec espoir la perspective d’un état économique stationnaire dynamique, un régime économique et social dans lequel on inventerait et on innoverait, techniquement, socialement, politiquement et culturellement, sans doute plus qu’aujourd’hui. En termes marxistes, la quantité de valeurs d’usage croîtrait constamment, mais pas la valeur (d’échange) produite. Toutes les études convergent : au-delà de 12 000 à 15 000 euros de revenu moyen par tête, il n’y a plus aucune corrélation entre richesse monétaire d’un pays et bonheur. Ce chiffre est celui du revenu moyen des Français en 1970. Les études écologiques montrent que ce niveau de richesse est, lui, universalisable sans mettre en péril la planète. Encore faut-il que la richesse soit équitablement répartie. Ce qui implique de lutter contre l’hubris, la démesure, qui n’est peut-être que l’autre nom d’un certain capitalisme.
Une politique convivialiste déciderait de s’orienter, à un rythme variable selon les régions, vers un état économique stationnaire dynamique, quantitativement et matériellement stable, mais qualitativement évolutif parce que tourné vers le progrès social, éthique et culturel. Vers l’accomplissement des personnes comme sujets pleinement humains et pas seulement économiquement efficaces. Ce qui suppose trois conditions principales :
Une lutte délibérée contre la démesure, source de toutes les corruptions, qui passe par la mise hors-la-loi de l’extrême richesse comme de l’extrême pauvreté, par l’instauration conjointe d’un revenu maximum et d’un revenu minimum, et par la mise hors-jeu de la finance spéculative.
La redéfinition des États-nations, dans une perspective transnationale et transculturelle qui prenne comme principe régulateur l’objectif de favoriser le maximum de pluralisme culturel qui soit compatible avec leur maintien. Ou encore, celui de viser la plus grande compatibilité possible, dans chaque communauté politique, entre droit à l’enracinement et droit au déracinement, entre égalité de droit des cultures et inégalités de fait.
La conquête par la société civile, associationniste, locale, régionale, nationale ou transnationale, de sa pleine autonomie et de sa souveraineté politique. Libéralisme et socialisme ont été les champions, respectivement, du marché et de l’État. Le convivialisme parle au nom de la société, telle que mise en forme et en actes, par l’efflorescence des associations.
Cette voie est nécessaire. Possible et suffisante, puisqu’intrinsèquement désirable. Mais elle n’a de chances d’être empruntée que si des dizaines ou des centaines de millions d’hommes et de femmes se convainquent qu’elle est notre seule issue désirable possible, et s’ils déploient pour l’imposer une ferveur démocratique quasi religieuse. Messianique, en un sens. Car il s’agit bien, pour l’humanité, de se sauver. Non pas en attendant que Dieu seul puisse venir nous sauver (Heidegger), mais en reconnaissant que l’humanité elle-même doit conjurer sa fin, même s’il lui faudra pour cela mobiliser toutes les espérances et toutes les éthiques portées par les grandes religions, comme par les religions séculières, en les mettant en relation dialogique généralisée.
De ce messianisme proprement politique, quel pourrait être le déclencheur ? L’étincelle permettant de relier les multiples luttes, expériences, théorisations qui se font jour à travers la planète, sans réussir jusqu’ici à suffisamment converger pour peser effectivement sur le cours du monde? Très probablement la conjonction d’un désastre, économique, social ou écologique et d’un sentiment d’indignation irrépressible. Mais la difficulté, énorme, sera alors d’éviter que la catastrophe ne débouche sur des régressions archaïsantes et fascisantes ou sur des fuites en avant millénaristes ou révolutionnaristes. Entre l’introjection ou la projection de la haine, qui ne laissent de chance qu’au despotisme ou à la guerre. Il faudra qu’un grand nombre se soit déjà convaincu qu’une politique de civilisation (Morin) et de dialectisation démocratique de la haine est en effet possible. La seule possible, en réalité. Et qu’elle suppose que soient enfin dépassées les logiques de vengeance et de ressentiment. Tel est le véritable défi qui nous attend. Non pas tant devenir maîtres et possesseurs de techniques toujours plus puissantes, que maîtres et possesseurs de nous-mêmes.
Mais un tel accès à la maîtrise de soi collective n’a aucune chance de survenir si elle ne se présente que sous les dehors de la privation, du manque et de la répression. Elle ne peut devenir désirable, objet d’espérances partagées, qu’inscrite dans le cadre d’un progressisme renouvelé, qui ait pour objectif non pas l’accumulation infinie de la puissance financière, techno-scientifique et guerrière, mais le développement effectif de la créativité de tous. À la boucle émissaire de la croissance, seul exutoire actuel de la haine, doit succéder la boucle émissaire de l’inventivité démocratique.