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Dossier : Condamnés à produire toujours plus ?

Gérer les déchets autrement, l’exemple de Lille Métropole


Quatre mille millions de tonnes de déchets sont produits chaque année dans le monde  ; les trois quarts ne sont pas récupérés. Nous créons actuellement plus de résidus que la terre ne peut en absorber, produisant un déficit écologique qui ne cessera d’augmenter avec la croissance exponentielle de la population prévue pour les prochaines années. Quelque 15 millions de personnes dans les pays en voie de développement survivent des ou dans les ordures, récupérant des matières premières monnayables, destinées aux décharges ou à l’incinération. Face aux conséquences sociales des dernières crises, sont en train de renaître des pratiques ancestrales de récupération informelle que l’arrêté du préfet Poubelle avait fait disparaître en 1883, remplacées pendant presqu’un siècle par « le tout à l’incinération ou à l’enfouissement  ». Il a fallu les crises du pétrole, la sonnette d’alarme des écologistes, le rappel des ressources limitées par le Club de Rome, la conférence de la Terre de Rio, l’intégration dans les politiques territoriales du concept de développement durable, pour que le système de traitement des déchets ménagers soit enfin envisagé autrement. Souvent ce fut la société civile qui s’est organisée pour reprendre en charge la récupération, le réemploi et le recyclage (comme Emmaüs) et pour mobiliser les gouvernements contre les pollutions engendrées par les déchets ou par leur traitement.

L’émergence d’une démarche

Dans le département du Nord, le nom d’André Gabet est associé à la démarche de revalorisation des déchets recyclables. Ingénieur métallurgiste, il crée en 1977 une association pour collecter et recycler le papier et le verre dans la commune de Hem. À la fin des années 1980, il conçoit un projet industriel de tri et de collecte sélective des recyclables et réussit à convaincre la communauté urbaine de Dunkerque de le suivre dans cette démarche pour construire le premier centre de tri industriel  : « Triselec Dunkerque ».

La production de déchets ménagers dans la communauté urbaine de Lille Métropole (LMCU), comme ailleurs en France dans les années 1980, augmentait d’environ 3  % par an. L’incinération et l’enfouissement se heurtaient de plus en plus à l’opposition des populations  : « Pas dans mon jardin  ». En 1989, Paul Deffontaine1, vice-président à la collecte et au traitement des résidus urbains à LMCU (de l’organisme responsable de la gestion des déchets ménagers), est chargé de résoudre la problématique des résidus sans augmenter le coût de fonctionnement. Après deux années d’expérimentation, le Conseil de Lille Métropole approuve le 26 mai 1992 la solution proposée. « Jeter moins, trier plus, traiter mieux  »  : le schéma intégral de la gestion des résidus rompt avec le système précédant, en s’inscrivant dans une perspective de développement durable2. Sa mise en œuvre demandera dix-sept ans, en raison du besoin de sensibilisation des citoyens, de l’introduction des circuits de collecte sélective sur le territoire en parallèle avec la construction des équipements nécessaires au transport et à la gestion des nouveaux gisements.

Depuis décembre 2009, les 87 communes de Lille Métropole3 et leurs 1 120 000 habitants sont en collecte sélective des déchets ménagers. Deux types de collecte sont mis en pratique selon la typologie de l’habitat. Le bi-flux utilise deux poubelles bi-compartimentées, la première pour les déchets recyclables secs et propres séparés en deux fractions (les flaconnages et les fibreux composés de papier-carton). L’autre poubelle contient séparément la fraction des bio-déchets et celle de la « queue de tri  », les déchets non recyclables. Cette méthode hollandaise de poubelles à cloison collectées par une benne à deux compartiments permet à la collectivité de ne pas augmenter les coûts de gestion des déchets avec un troisième jour de collecte.

Les habitats en mono-flux sont ceux des zones les plus urbanisées, où il n’est pas possible d’avoir sur le trottoir autant de poubelles individuelles. La collecte sélective est ici réalisée avec une poubelle non compartimentée ou avec des sacs plastique normalisés, et la séparation se pratique en deux fractions, une pour toutes les matières recyclables sèches et propres et l’autre pour les ordures ménagères résiduelles y compris les biodéchets.

Innovation sociale

Pour valoriser la fraction recyclable propre et sèche des ordures ménagères, la communauté urbaine de Lille Métropole a créé en 1992 le plus grand centre de tri industriel de France, suivant le modèle de Dunkerque. Très innovant tant en matière environnementale et sociale4 que par le cadre juridique de l’entreprise gestionnaire, Triselec Lille est une société anonyme d’économie mixte locale, avec un partenariat public-privé. Avec 67  % des parts du capital, Lille Métropole est l’actionnaire principal et garde la maîtrise de l’orientation politique des déchets ménagers et des coûts.

La grande réussite de Triselec a été aussi de devenir, par la professionnalisation et la valorisation de ses employés, un tremplin pour des personnes en chômage de longue durée ou en situation d’exclusion sociale. Un centre de ressources multimédia a été créé en 1997, véritable centre de formation professionnelle aux technologies de l’information et de la communication. Il a été complété en 1998 par des formations en visioconférence pour lutter contre l’illettrisme des employés. Triselec a développé une méthodologie et des outils d’apprentissage (en partenariat avec le Centre université-économie d’éducation permanente), mis en permanence à disposition des employés pour remédier « juste à temps  » aux manques ou erreurs commises par les opérateurs. Pour donner leur chance à un maximum de personnes, le temps d’emploi à Triselec est de 6 à 18 mois. Pendant cette durée, le service de reclassement dans la recherche d’un emploi dans le bassin lillois leur assure un accompagnement.

Triselec partage son savoir-faire aux niveaux national et international. Ainsi, en 2003, un atelier pédagogique de tri des déchets et de formation pour des détenus en fin de peine était lancé dans la prison de Loos (Nord), suivi par un contrat de 6 mois dans le centre de tri lors de leur sortie de prison. Ce dispositif a permis une réduction du taux de récidive de 10 à 12  %, au lieu des 50  % habituels.

Des équipements renouvelés

Un deuxième centre de tri a été ouvert par LMCU en 2007 à Lille Loos, géré par Triselec. Les deux centres permettent de trier quelque 160 000 tonnes de déchets recyclables par an. Après des performances autour de 90  % pour le centre d’Halluin (dépassant les 75  % prévus par la loi Grenelle pour 2012), la performance est retombée à 62  % en 2009 après l’incendie du centre.

En 1998, trois vieux incinérateurs avaient dû être arrêtés pour cause de contamination à la dioxine5. Un incinérateur de nouvelle génération, valorisant les matières par la production d’électricité, a été mis en service en 2002. Il est géré par une filiale de Veolia Propreté. Avec ses trois lignes de four-chaudière-traitement des fumées, le centre de valorisation énergétique traite 350 000 tonnes de déchets par an.

Pour les déchets organiques issus de la collecte en bi-flux des particuliers, des restaurations collectives, des marchés municipaux et des espaces verts publics, LMCU construit en 2007 un centre de valorisation organique à Sequedin, près du port fluvial du canal de la Deûle. Par un processus de biométhanisation et de compostage, il produit du biogaz, injecté dans le réseau de Gaz de France6 et du compost, destiné à la fertilisation agricole. D’une capacité de traitement sans précédent de 108 600 tonnes par an, le Centre de valorisation organique est l’un des sites pilotes du projet européen Biogasmax de réduction d’utilisation du combustible fossile dans la lutte contre le réchauffement climatique. Ce centre est géré par la société Carbiolane, filiale de Ramery et de Dalkia (groupe Veolia).

L’équipement de l’intercommunalité est complété par huit déchetteries d’accès gratuit pour les habitants – d’autres sont prévues. Dans le futur, seuls 20  % des encombrants les plus volumineux seront encore collectés par le service public, sur rendez-vous téléphonique  ; les habitants apporteront eux-mêmes le reste à la déchetterie. Ce changement de méthode permettra de valoriser les encombrants auparavant envoyés comme du « déchet ultime7 » au centre de stockage en dehors du territoire intercommunal. Des conventions sont signées avec des ressourceries pour le réemploi des objets et avec des structures d’insertion sociale dédiées à la réparation et au recyclage des déchets d’équipements électriques et électroniques. En 2012 sera lancée une filière à responsabilité élargie des producteurs pour valoriser les déchets d’ameublement ménager et professionnel, dont le gisement est estimé à quelques millions de tonnes.

Performance environnementale

L’originalité du transport des ordures ménagères à Lille Métropole passe par la conception d’un circuit terrestre et fluvial. Ce double circuit permet à la fois d’optimiser l’utilisation de l’incinérateur et du bio-digesteur, de réduire les émissions de CO2 et d’alléger le trafic de l’autoroute A1, l’une des plus fréquentées d’Europe. Deux stations de transfert situées l’une à côté du centre de valorisation énergétique (à quelques kilomètres du port d’Halluin) et l’autre à côté du centre de valorisation organique et du port de Sequedin, permettent de compacter et de mettre en conteneurs fermés et étanches les déchets à transporter par voie fluviale, sur les 40 km qui séparent les deux ports. Les 65 000 tonnes de biodéchets collectés dans le versant nord-est et les 124 000 tonnes de déchets à incinérer du versant sud-ouest sont ainsi pris en charge, épargnant l’environnement d’une émission de 335 tonnes de CO2 par an. Les déchets destinés aux centres de tri sont transportés par voie terrestre.

Entre 2000 et 2009, une diminution de tonnage des déchets ménagers et assimilés de plus de 10  % a été observée à Lille Métropole. L’allégement du poids des emballages dus à l’éco-conception et les conséquences de la crise sur la consommation ont sûrement joué un rôle.

En 2009, 663 700 tonnes de résidus urbains, dont 424 000 tonnes de déchets ménagers et assimilés, ont été collectés à Lille Métropole, ce qui représente 590 kg/hab./an, chiffre proche de la moyenne nationale. Le taux de recyclage (36  %) est proche de la moyenne pour la France (34  % en 2007), dont 18  % aux centres de tri, 10,5  % dans le Centre de valorisation organique (la moyenne nationale est de trois points supérieure) et 7,5  % de réemploi. En revanche, le taux d’incinération avec valorisation énergétique (46  %), nettement supérieur à la moyenne (29  %), permettant à la métropole lilloise d’afficher un taux résiduel de 17,5  % de déchets enfouis (contre 37  %).

Le coût de la collecte et le traitement des ordures ménagères assimilés est payé en partie par les ménages et les activités commerciales sous la forme d’une taxe d’enlèvement des ordures ménagères. Les trois éco-organismes8 apportent une contribution pour la collecte et le traitement des déchets que leurs adhérents produisent et que le service public prend en charge.

Risque de normalisation

Dans la métropole de Lille, trois entreprises privées, dont Veolia et Suez, se partagent les marchés les plus porteurs des déchets ménagers. Mais la maîtrise de la gestion des résidus est une priorité sociétale, environnementale et de santé publique, d’où l’intérêt d’une gestion partenariale entre le secteur public et des structures privées comme celles de l’économie sociale et solidaire. Reste que la mise en concurrence en 2012 de Triselec avec des multinationales pour la gestion du centre de tri d’Halluin pourrait remettre en cause le long chemin parcouru depuis 1992 en faveur de l’environnement, de l’employabilité et de la cohésion sociale du territoire.



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1 Co-fondateur et président du Cercle national du recyclage.

2 En accord avec le principe de la hiérarchie de traitement des déchets proposée par l’Union européenne et reprise par la loi française du 15 juillet 1975.

3 LMCU est composé de 85 communes fédérées et 2 communes associées : au total 611 km².

4 Premier centre de tri triplement certifié en France : Iso 9002 (qualité), Iso 14001 (environnement) et OHSAS 18001 (sécurité, santé au travail) et anticipation de la future réglementation pour les PME-PMI, par la notation sociale Vigéo.

5 Dans des exploitations laitières autour de l’incinérateur d’Halluin.

6 Une station-service biogaz destinée à la flotte de 150 bus de la métropole lilloise a été construite face au centre de valorisation organique pour un approvisionnement direct. Mais la livraison du biométhane au dépôt de bus de Sequedin a été retardée puis abandonnée.

7 Déchet qui n’est plus susceptible d’être traité dans les conditions techniques et économiques présentes sur un territoire.

8 Adhèrent à un éco-organisme les producteurs des objets mis sur le marché qui, suivant la réglementation sur la responsabilité élargie des producteurs, doivent assumer la collecte et le traitement total des déchets. Eco-emballages s’occupe des emballages, Eco-folio des déchets de papier graphique et un troisième des déchets électroniques et électriques.


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