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Teodoro Obiang Nguema, président de la Guinée équatoriale depuis 1979, n’a pas apprécié d’être considéré comme un « dictateur », dans un rapport publié en 2009 par le CCFD-Terre solidaire (Comité catholique contre la faim et pour le développement) : Biens mal acquis, à qui profite le crime ? Il n’a pas aimé non plus lire que sa fortune, « estimée entre 500 et 700 millions $ » « proviendrait du détournement de la rente pétrolière » ou encore que « 80% du revenu national serait monopolisé par l’oligarchie » (pp. 90-91).
Vendredi 24 juin 2011, il poursuivait le CCFD pour diffamation, devant la 17e chambre correctionnelle du Tribunal de grande instance de Paris, appelée « Chambre de la presse ». Sur le banc des prévenus : Guy Aurenche, président du CCFD, Catherine Gaudard, directrice du plaidoyer au sein de l’organisation et les rédacteurs du rapport mis en cause : Jean Merckaert (aujourd’hui rédacteur en chef de la revue Projet) et Antoine Dulin. Ils étaient défendus par Me Henri Leclerc, ancien président de la Ligue des droits de l’homme. Le président M. Obiang était quant à lui représenté par cinq avocats, dont Mes Olivier Pardo et Francis Szpiner.
Le rapport Biens mal acquis, à qui profite le crime ? est une version actualisée d’un document de travail publié en 2007. Son but est d’interpeller les dirigeants et décideurs des pays du Nord sur la corruption qui prive les populations du Sud de ressources vitales, et sur la part de complicité dont ces pays font preuve en accueillant à bras ouverts ces capitaux d’origine illicite. Le document de 2007 est à l’origine d’une plainte déposée par plusieurs associations dont Survie et Sherpa, puis par Transparency International, à l’encontre de trois chefs d’États africains et de leur entourage (le défunt Omar Bongo, Gabon ; Denis Sassou Nguesso, Congo-Brazzaville ; Teodoro Obiang Nguema, Guinée équatoriale) pour recel de détournement de fonds publics : il s’agit de l’affaire dite des « biens mal acquis ». Mais parmi les 29 pays concernés dans le rapport par des accusations de corruption, sur différents continents, seule la Guinée équatoriale a poursuivi le CCFD pour « diffamation ». Sur les 215 pages de la publication, quatre lui sont consacrées (pp. 90-93).
Pour les avocats de Teodoro Obiang, ce rapport manquerait de sérieux. Mes Olivier Pardo et Francis Szpiner reprochent aux prévenus de ne pas avoir fait place au « débat contradictoire » dans leur travail ; ils auraient dû, plaident-ils, chercher à faire droit au point de vue du gouvernement équato-guinéen. Pour les avocats et les témoins qu’ils avaient cités, la Guinée équatoriale, certes, était une dictature du temps de Francisco Macías Nguema, prédécesseur et oncle de Teodoro Obiang Nguema, mais depuis l’arrivée au pouvoir de ce dernier, un gouvernement plus démocratique se met en place et le développement économique est en route. L’un des témoins compare même le pays à « la Suisse », un autre parlant d’« Eldorado ». Et Me Pardo d’invoquer une thèse conspirationniste faisant des ONG l’instrument d’intérêts économiques extérieurs, omettant de mentionner que le CCFD-Terre Solidaire, première ONG française de développement, est à plus de 85 % financé par des dons de particuliers...
Dans sa plaidoirie, Me Leclerc déclare que la question du contradictoire est absurde dans la mesure où l’on se situe sur le terrain du politique : devrait-on contacter les dirigeants chinois ou iraniens avant de parler de ce qui se passe dans leurs pays ? Le rapport est fondé sur des documents qui émanent d’institutions sérieuses, il s’entoure de maintes précautions, sans prétendre à l’exhaustivité ni à une pleine qualité scientifique. À l’appui de ses accusations à l’encontre du régime équato-guinéen, Jean Merckaert et Antoine Dulin rappellent qu’ils s’appuient notamment sur des rapports du Sénat américain, de l’Onu, du département d’État américain, ou encore de l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch, qui font état, encore récemment, de la pratique régulière de la torture. L’avocat insiste aussi sur l’ampleur du travail mené par le CCFD dans une soixantaine de pays, aux côtés des plus pauvres, dans un souci de justice, de transparence et de liberté. Pour lui, cette poursuite a pour but de faire taire ceux qui osent parler au nom des droits de l’homme. Jean Merckaert surenchérit en citant le cas de Bruno Ossébi, journaliste franco-congolais mort début 2009, vraisemblablement assassiné pour avoir voulu se constituer partie civile dans l’affaire des biens mal acquis. Selon lui, avec ce rapport le CCFD se fait le porte-parole d’une société civile africaine muselée. Une condamnation serait la victoire de la censure, dont la Guinée équatoriale s’est fait une spécialité puisqu’elle était classée au 4e rang des pays pratiquant la censure en 2006, derrière l’Afghanistan ou la Birmanie, par le Comité de protection des journalistes (CPJ).
Pour le procureur, l’enjeu est d’abord de savoir si les prévenus peuvent plaider la bonne foi. Elle note l’absence d’animosité personnelle du CCFD à l’égard du plaignant, la légitimité du but poursuivi et la prudence de l’expression. Le principal point d’attention, à ses yeux, sur lequel elle invite la chambre à trancher, est de savoir si les rédacteurs du rapport devaient se contenter des pièces utilisées ou s’ils auraient dû aller plus avant dans leur enquête. Verdict le 16 septembre.
NDLR : Le 16 septembre, le délibéré a été prorogé au 30 septembre 2011.
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