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Dossier : De Prométhée à Noé

Changer de référentiels


Changer de modes de vie ? Je prends appui pour répondre sur deux composantes de ma vie publique, au gouvernement et au parlement. La première est la responsabilité que j’ai exercée en 2004-2005 lorsque j’étais en charge de la politique du handicap. Non seulement le handicap physique, sensoriel ou mental mais aussi le handicap cognitif – je pense en particulier à l’autisme – et le handicap psychique, la maladie mentale. En m’immergeant dans le dossier de la participation et de la citoyenneté de nos compatriotes handicapés, j’ai profondément modifié ma vision de la politique. La seconde concerne mon travail actuel à l’Assemblée nationale où je suis rapporteur des comptes de la Sécurité sociale à la Commission des finances. Deux enjeux se télescopent ici, le point de vue du social et celui des finances publiques, dont l’articulation est parfois douloureuse.

Paradoxalement, nous avons toujours eu les éléments pour comprendre la crise, la prévoir et l’extrapoler ! J’ai le souvenir, à l’été 2007, alors que je travaillais sur les comptes sociaux et que j’auditionnais à la Commission des finances un certain nombre d’interlocuteurs, de découvrir que l’Agence centrale des organismes de Sécurité sociale, qui gère la trésorerie pour obtenir les financements nécessaires (ils risquaient d’atteindre à l’époque des pics avoisinant les 35 milliards, comme ils avoisineront à l’automne prochain les 65 milliards d’euros/jour), avait dû recourir au marché. Mais les négociations se faisaient avec des taux qui brusquement s’étaient mis à grimper du fait de la défaillance des liquidités. On connaissait déjà tous les ingrédients des difficultés récentes : défaut de liquidités, évolution des taux, etc. On n’ignorait pas non plus que la compétition internationale et le contexte de globalisation conduisaient à une pression sur les salaires, tellement forte et inédite dans les économies développées que la solution la plus simple était d’assumer une dette privée en tolérant que le crédit la « solvabilise », mais aussi en occultant les dangers d’un recours à des instruments mal adossés fragilisant tout l’édifice. On fait porter la responsabilité sur les outils ou sur leur utilisateur, mais ce fut la décision même des États, d’arbitrer en ce sens et de laisser faire, qui a conduit précisément à la crise des subprimes. Nous avons appris que nous étions fragiles. Nous nous sommes fait très peur et nous devrions continuer à nous faire peur, compte tenu des déficits publics en Grèce, en Espagne, au Portugal, en Italie. Or nous savions depuis longtemps ce que nous avions à savoir et nous n’avons pas été en capacité de formuler une anticipation tellement la peur, le risque sont indicibles sur ces questions.

Penser la transition

Le politique qui annonce « Ce sera dur ! Nous allons être très malheureux » est très vite contré par le politique d’en face qui explique combien son propos est inepte. Nous sommes dans un système fermé, qui ne dispose pas – alors même qu’il pourrait mettre au jour les données du problème – d’en tirer les conséquences et les mesures nécessaires. C’est la raison pour laquelle je pense qu’il faut opposer au politique de l’échéance électorale, au politique du court terme, la nécessité d’investir dans de nouvelles doctrines collectives. Sans prétendre imaginer que l’on sache définir les doctrines du long terme, tenter au moins de définir ce que pourraient être les doctrines politiques de la transition. Car nous sommes dans un monde en mutation et le malentendu réside précisément dans un défaut d’articulation des référentiels. Nous ne parlons pas de la même chose, nous ne savons pas ce que nous devrions savoir, nous ne comprenons pas ce que nous devrions comprendre. Les systèmes d’information pourtant n’ont jamais été aussi performants !

Quelques illustrations pour être plus précis. Les politiques publiques ont bougé sur la question du handicap, afin de s’organiser collectivement pour que les plus fragiles ne restent pas sur le bord de la route, parce que cela coûte très cher et que cela concerne la représentation de notre solidarité collective. Or nous sommes toujours sur un constat d’échec. Sur l’emploi des personnes handicapées, par exemple, nous piétinons toujours. Je préside l’Agence Entreprise et Handicap, qui associe des patrons d’entreprises et des chercheurs pour essayer de comprendre ces mécanismes. Nous sommes persuadés qu’il existe ici beaucoup de non dits. Nous avons un discours politique, un discours patronal, un discours syndical de dénégation sur la question du handicap (« il n’est de richesse que d’hommes »…), mais les stéréotypes, les peurs primaires, les archaïsmes, renvoient à des freins collectifs considérables. Comment lever un coin du voile et oser nommer ces freins ? À propos de la crise, le défi à relever est du même ordre : oser nommer les mécanismes sous-jacents. Dominique Bourg a pointé un certain nombre d’hypothèses, difficiles à exprimer pour le politique, mais qui sont des pistes à suivre. Les politiques se décrédibilisent s’ils ne peuvent pas faire état de ces référentiels sous-jacents qui font obstacle aux évolutions collectives.

Sur la question des retraites, il va bien falloir poser la question selon un périmètre de définition des problèmes différent de celui qui nous est proposé. Nous aurons les plus grandes difficultés à apporter une solution qui ne soit pas seulement le déplacement d’un curseur pour une réforme qui ne résoudrait rien sur le moyen terme. Il ne faudrait pas que le politique, dans son incapacité à définir les problèmes, se lance dans des arbitrages de court terme, au détriment de cette construction à moyen et long terme. Nous courons le risque de contradictions parce que nous ne nous donnons pas suffisamment les moyens pour redéfinir les termes de la complexité d’un système à repenser.

Des capacités nouvelles

Et pourtant, au quotidien, nos compatriotes, dans leurs organisations, nous donnent des signes d’une réelle créativité. C’est vrai dans le domaine de la recherche, dans le domaine médico–social, dans le domaine économique… Nous voyons poindre des systèmes qui sont de véritables ovnis socio–économiques, qui semblent porteurs d’une capacité réformatrice extraordinaire. Mais du fait de la confusion des référentiels nous ne savons pas les intégrer à nos possibilités d’action collective. Prenons des exemples précis, modestes (ils n’engagent pas les finances publiques sur des montants considérables ou des centaines de milliers de nos compatriotes). Je pense ainsi, dans le cadre de la santé mentale, à ces structures innovantes que sont les groupes d’entraide mutuelle (les GEM), où se réunissent des personnes fragilisées par la maladie psychique. Ces personnes sortent des urgences psychiatriques, elles sont incapables de travailler, ont une vie extrêmement décousue, difficile, elles sont parfois marginalisées. Mais dans ces structures associatives où elles jouent un rôle, elles apprennent par l’échange, le partage des gestes quotidiens, à retrouver l’estime de soi qui leur permet de continuer à observer les traitements qui leur sont prescrits pour leur propre sécurité, et de repartir sur des projets. Il existe aujourd’hui dans notre pays des centaines de GEM. On sait les financer parce que le législateur a bien voulu leur accorder une ligne budgétaire, mais on ne sait pas évaluer leur capacité réformatrice ni celle d’un transfert de ces mécanismes à d’autres systèmes, d’autres cercles, d’autres enjeux. Si les élus veulent retrouver un niveau de confiance, de transparence, de dialogue avec leurs compatriotes, il va falloir que, de manière volontariste, ils cessent d’en rester aux anathèmes, aux mots d’ordre ou aux slogans simplificateurs. Pour cela, il faut revisiter la complexité des référentiels sous–jacents de nos organisations et de nos fonctions sociales. Ce travail ingrat est indispensable. La clef de tout cela me semble être les nouvelles données de ce qui pourrait faire fraternité. Au–delà d’un slogan, se cache une réalité profonde qui invite à partager le même diagnostic et à remettre à jour les choses à partir desquelles nous pouvons faire société. Aujourd’hui, en France, l’emploi ne correspond plus à la définition que nous en donnons communément, le revenu ne correspond plus à ce que nous en savons, la solidarité ne correspond plus, dans la réalité des pratiques, des convictions humaines, à ce que nous croyons en savoir quand nous décidons collectivement. Ces malentendus sont tragiques car ils nous éloignent les uns des autres et éloignent le politique de ceux qu’il est censé représenter.

Je milite pour une refondation à partir de cette question d’une politique de transition. Nous n’en ferons pas l’économie et c’est peut–être ce qui nous permettrait de parler ensemble sans nous écharper, sans nous agonir, de questions telles que – soyons fous – la décroissance !


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