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Dossier : Les rythmes de l'Asie

Passages difficiles au Japon


Resumé Se laisser interpeller par la cohérence d’une autre perspective sur le « Nihon », qui ne se découvre pas en opposition mais dans la différence…Cycles, routine et cadence sont les rythmes sociaux dont la combinaison est problématique aujourd’hui.

Avant d’être une géographie, une culture, sinon un univers politique et économique doté d’une certaine cohérence, le Japon est d’abord un phonème de la langue française et l’histoire de ce mot employé pour désigner un pays lointain n’est pas sans intérêt. Les Japonais appellent leur pays « Nihon » ou, de façon plus formelle, « Nippon » (dans les deux cas le « n » final est prononcé). Cette inflexion correspond à la lecture japonaise de deux caractères chinois évoquant le soleil et l’origine. Pendant longtemps les Chinois ont utilisé un caractère peu flatteur pour désigner ces grandes îles à l’est de leur empire : le pays des uéi, c’est-à-dire le pays des hommes petits et courbés. Vers le vie siècle de notre ère, les ambassadeurs du Japon à la cour chinoise se plaignent de cette appellation méprisante ; conservant le même son, ils demandent l’utilisation d’un autre caractère chinois signifiant l’harmonie. Leur pays sera donc appelé le pays uni et harmonieux, un nom encore utilisé de nos jours sous le vocable de Yamato. À la même époque, une autre expression existe, celle du pays du soleil levant, désignant de manière plus diplomatique un royaume puissant avec lequel la Chine est heureuse d’entretenir des échanges. Quelques siècles plus tard, c’est ce terme chinois que des voyageurs occidentaux introduisent dans leurs langues latines pour parler d’un pays qu’ils n’ont pas encore foulé. Et c’est bien plus tard encore que d’autres voyageurs entendront de vive voix le terme japonais sans pour autant corriger la prononciation du nom du pays dans leurs langues maternelles.

Au début de cet article, il me semble important de rappeler cet écart profond entre les deux référents imaginaires « Japon » et « Nihon ». Mais les Japonais ne font aucun effort pour combler cet écart, passant eux-mêmes d’un référent imaginaire à l’autre sans aucun problème. Pour eux, cela va de soi, les étrangers ne peuvent pas comprendre le « Nihon ». En même temps, ils se réjouissent de savoir que les étrangers admirent le « Japon » et la culture japonaise, même si les raisons de cette admiration sont fondées surtout sur des stéréotypes. Les magnifiques publications de l’ambassade du Japon à Paris témoignent du désir d’accentuer les images de beauté et de perfection attachées au « Japon » mais négligent d’expliquer comment les Japonais voient leur « Nihon ». Sans tenter de combler l’écart entre les différents référents imaginaires ni d’offrir un espace neutre de vérité sur le Japon, il s’agit de déranger des lecteurs de langue française afin qu’ils puissent, l’espace d’un moment, se laisser interpeller par la cohérence d’une perspective japonaise sur le « Nihon ». Je voudrais les mettre à l’écoute de ce qui est caché et protégé par la langue japonaise, par une géographie insulaire et par un imaginaire bien déterminé. Se laisser travailler par l’inconnu : le « Nihon », contrairement au « Japon », ne se découvre pas en opposition à la France. Fondamentalement, il suppose un écart. Et pour parler de cet écart, j’introduirai d’abord la notion de rythme.

Rythmes fondamentaux

Aborder l’étude d’un peuple et de sa culture demande de porter une attention toute particulière aux rythmes de cette culture plus qu’aux idées qu’elle sécrète. Pour écouter ce qui ne nous est pas familier, l’esprit doit s’ouvrir à des rythmes apparemment étranges. Quelles sont donc les caractéristiques des rythmes qui animent la société japonaise contemporaine ?

Un de ces rythmes fondamentaux est celui du cycle. L’ordre ne se pense pas en référence à une origine abstraite, absolue ou métaphysique, mais plutôt comme la répétition de phénomènes dans une séquence immuable. Le retour au même offre un sens d’éternité et de paix, et la possibilité de purifier régulièrement la mémoire de ce qui pourrait alourdir et diviser. La grande unité de ce rythme est l’année. Les passages d’une année à l’autre et d’une saison à l’autre sont marqués par des cérémonies que l’on peut qualifier de religieuses, à la condition de ne pas donner à ce terme une connotation mystique. La fin de l’année et le nouvel an constituent un passage très important vécu le plus souvent en famille et dans le recueillement. Tout concourt à en faire un temps de purification et de bénédiction. Ce rythme cyclique peut aussi permettre de mieux comprendre ce que l’on entend au Japon par tradition. Celle-ci n’est pas vraiment pensée dans un rapport au passé. La référence fondamentale pour penser la tradition est le futur. Un des exemples d’une tradition qui affecte la vie de millions de Japonais est la reconstruction tous les vingt ans des grands temples shinto de la péninsule d’Ise. En 2012, les célébrations du passage de leurs anciennes à leurs nouvelles demeures des Kamis, divinités les plus importantes de la mythologie japonaise, constitueront le couronnement de vingt ans d’efforts. C’est le temps nécessaire pour transmettre à une nouvelle génération les techniques qui permettront la reconstruction parfaite. La tradition est très concrète et, pour l’apprenti comme pour le maître, c’est toujours un futur. En 2012, lorsque s’achèveront les cérémonies de consécration des nouvelles demeures, commenceront les préparatifs pour reconstruire les suivantes dans vingt ans. Ces cycles, orientés par le futur, représentent un des rythmes les plus importants, qui marque les différents secteurs de la société. L’éducation, par exemple, est conçue comme un passage d’un cycle à un autre : depuis le jardin d’enfants, professeurs, parents et enfants concentrent leurs énergies et sont prêts à toute sorte de sacrifices pour assurer la réussite des passages qui conduiront à l’université et à l’entrée dans une entreprise renommée. Et après l’entrée dans l’entreprise, une autre succession de cycles commence. Un tel rythme donne sans doute au Japon un grand dynamisme, mais il maintient aussi la majeure partie de la population dans un climat d’anxiété et de dépendance.

Autre rythme important, celui de la routine ! Les Japonais aiment à s’y réfugier. C’est le meilleur moyen de se protéger de la critique et de la honte d’avoir mal fait quelque chose. Chaque jour, on effectue le même trajet, on fréquente les mêmes lieux, on suit les mêmes horaires, on répète les mêmes actes, et on a ainsi la satisfaction d’avoir participé au bien commun. Les trains doivent être à l’heure et l’ensemble de l’organisation urbaine doit fonctionner au mieux pour permettre la mise en scène de la routine. S’y ajoute celui de la cadence. Une grande partie des Japonais qui travaillent dans les secteurs des services ou de la manutention est soumise à des cadences très soutenues : elles demandent de se concentrer, font naître un sens de l’égalité (tous doivent s’adapter à la même cadence) et suscitent la joie d’accomplir son travail vite et bien.

Mais la combinaison de tous ces rythmes sociaux japonais est désormais problématique.

Passage risqué : les changements politiques

L’année 2009 a vu un véritable changement politique à l’occasion des élections du mois d’août. La vie politique de l’après-guerre était restée marquée par un quasi-monopole du parti libéral démocrate (PLD) sur les décisions politiques. Or 2009 a été un « passage » important, les électeurs donnant massivement le pouvoir au parti démocrate japonais (PDJ) : 308 députés de ce parti étaient élus, un nombre jamais atteint par un seul parti dans l’histoire de la démocratie japonaise. Tout changement politique est perçu comme un risque qui perturbe les routines et les cadences. Il a donc fallu que soient accumulées de fortes énergies pour pousser les électeurs à bouleverser ainsi le paysage politique. L’euphorie qui a accompagné l’élection du président Obama a été contagieuse et les médias japonais ont décrit ce passage politique comme un modèle. Le PLD était affaibli, corrompu, avec un Premier ministre peu compétent. Les Japonais ont voulu, eux aussi, offrir à leur pays et au monde un vent d’espérance. Le président du PDJ, Itchiro Ozawa, leader pourtant mystérieux et peu populaire, a su sélectionner de jeunes candidates aux élections parlementaires, pour symboliser le changement que pourrait apporter son parti politique. La campagne a critiqué l’image traditionnelle de la classe politique japonaise : âgée, en costume-cravate, au service des bureaucrates et moins à l’écoute de la population. Les résultats furent à la hauteur, mais ils ont mis le destin du pays entre les mains d’une majorité de députés inexpérimentés. Cependant, faute de majorité au Sénat, le PJD a dû composer en septembre un gouvernement de coalition, avec le parti socialiste et le nouveau parti populaire.

Plus de quatre mois après les élections, la politique menée par le nouveau gouvernement est de plus en plus sévèrement analysée. La confiance dans sa capacité à prendre des décisions claires et efficaces pour sortir le Japon de la crise politique et économique s’est effritée. Par ailleurs, les scandales financiers touchant le leader du parti et le Premier ministre (Itchiro Ozawa et Yukio Hatoyama), les dissensions dans le gouvernement, l’absence de jeunes politiciens charismatiques, la démission du ministre des Finances quelques jours avant la présentation du budget au Parlement, sont autant de signes que le « passage » politique se fait mal. Les années à venir seront intéressantes : comment les Japonais vont-ils réformer leurs institutions ? Pour l’instant, on ne discerne guère l’élément moteur de cette réforme. Mais si le passage est difficile, la conscience des électeurs se transforme pourtant : ils sont maintenant capables de repenser leur rôle dans la société. 2009 a vu le retour d’un intérêt pour la politique. Le rôle de l’électeur est vécu d’une manière nouvelle et le choix des candidats sera dorénavant moins dicté par leur apparence que par leurs talents à gouverner. Finalement, l’année 2009 a été une année importante pour la démocratie japonaise.

Passage difficile : le taux de natalité

Le taux de natalité au Japon ne cesse de baisser. À environ 2,07, il assurerait le renouvellement de la population. Dans les îles d’Okinawa, où il reste le plus élevé du pays, ce taux ne dépasse pas 1,80. Le plus bas, depuis plusieurs années, est recensé dans la capitale, Tokyo. Cependant, contrairement à d’autres pays, les hommes politiques japonais n’ont pas vraiment vu un problème dans cette baisse de la natalité. Ce n’est que récemment que des mesures ont été prises pour encourager les jeunes couples à avoir plus d’enfants (primes de soutien à l’éducation accordées par les régions). L’économie japonaise fait appel à une main-d’œuvre féminine, sans créer de systèmes nécessaires de garde d’enfants. Et comme le coût de l’enseignement n’a cessé d’augmenter, les parents hésitent à avoir plus d’un enfant. La concentration de la population dans les grandes villes, les dimensions réduites des logements et les loyers élevés, tout comme l’âge du mariage, ont favorisé le développement de la famille nucléaire.

À ces tendances communes à bien d’autres pays s’ajoutent des modes de vie particuliers. Le lieu de travail est investi d’une grande importance : même après une longue journée, les employés aiment se retrouver au restaurant. Ces rencontres décontractées compensent les frustrations induites par l’organisation rigide des relations de travail. Mais les épouses (ou les maris) ne sont pas invités. Chacun a un rôle à jouer : le rôle d’employé, de collègue, distinct de celui de mari. Chaque rôle a ses règles et références éthiques, ses tabous, avec des niveaux de langage correspondant à ces rôles (formes de politesse, intonations…). S’y greffent encore des modes passagères. Ainsi, le fait d’avoir divorcé une fois ( batsuitchi) a été considéré comme un passage obligé pour devenir un adulte mature. Ou encore, le refus de devenir une épouse modèle au service d’un époux encombrant a conduit des jeunes femmes à choisir d’élever seules leur enfant. Plus récemment, est apparu un nouveau modèle de jeune homme qui vit seul et aime s’occuper de son intérieur. De nouvelles épiceries de quartier appelées konbini vendent désormais des produits conditionnés pour une seule personne, à toute heure du jour et de la nuit. Se marier est devenu un tel problème que s’est développée toute une industrie du mariage,  konkatsu . Les préfectures subventionnent cette recherche d’un conjoint !

L’agriculture est particulièrement touchée par la baisse du taux de natalité. Les campagnes sont de plus en plus désertées par les jeunes et nombre d’agriculteurs sont très âgés ou célibataires. D’ici peu, la production du riz, si importante dans la culture japonaise, risque de se trouver menacée. Transmettre les techniques de la culture du riz demande du temps et de l’expertise. Aujourd’hui, dans les campagnes se multiplient les friches. Pourtant, aucun effort gouvernemental n’a encore cherché à pallier ce vieillissement de la population agricole. L’industrie alimentaire a privilégié l’extension des cultures sous serre (légumes hors-sol, surtout), où la présence humaine se réduit à un rôle de manutention. Les Japonais exportent leur savoir faire pour ces nouvelles techniques en Chine et dans les pays où l’eau est rare.

La machine est depuis longtemps présente dans le paysage japonais (la vente automatique de boissons chaudes ou froides a gagné jusqu’aux campagnes les plus reculées). Mais, désormais, l’électronique et la robotique ont massivement pénétré tous les secteurs de la vie quotidienne. Elles permettent de remplacer une main-d’œuvre peu spécialisée qui disparaît. Ainsi, la robotique devient un support pour les soins aux personnes âgées ou handicapées, pour la garde des enfants, l’éducation ou les transports en commun. Pour pallier la réduction de la population japonaise, la première solution serait d’augmenter le nombre de travailleurs étrangers. Mais l’opposition est forte : le taux de natalité dans les familles d’immigrés réveille la peur d’être envahi par les étrangers ! Une autre option serait d’amplifier encore le recours à la robotique. Ce choix confirmerait l’enfermement plus ou moins conscient dans une cohérence fondée sur la technique, et l’abandon d’un mode d’organisation sociale reposant sur des relations interpersonnelles.

Passage obligé : le système éducatif

Depuis plusieurs années, le gouvernement a tenté de réformer le système éducatif. Jusqu’à l’université, on le sait, les jeunes japonais étudient beaucoup. Mais ils cessent cet effort dès qu’ils y sont entrés. Car les examens pour accéder à l’université sont très compétitifs, et leur préparation est une priorité. C’est pourquoi l’enseignement secondaire se réduit à un travail de mémorisation, plus que de compréhension. Ce système est soutenu par une société industrielle qui, jusqu’à présent, préférait employer des jeunes dociles, à l’esprit peu critique, pouvant s’intégrer sans difficulté aux structures rigides des entreprises. Par ailleurs, les initiatives de réformes de l’éducation viennent des bureaucrates du Ministère : leurs décisions ont été souvent politiques plutôt que des réponses aux problèmes concrets rencontrés par les enseignants. Le système éducatif, pourtant, est loin d’être mauvais. La première section des six années, dite shogakko, est sans doute un des meilleurs programmes éducatifs au monde. Les élèves y approfondissent la connaissance de leur langue et d’un système d’écriture particulièrement difficiles à maîtriser. Leurs connaissances en mathématiques et en géométrie les placent parmi les élèves les mieux formés du monde. Cependant, depuis plusieurs années, le niveau général baisse en comparaison avec les autres pays d’Asie orientale. Le problème le plus important pour les professeurs est d’offrir à leurs élèves la possibilité de maintenir un niveau élevé de connaissance de leur langue, tout en répondant aux besoins d’une mondialisation qui leur demande aussi de maîtriser l’Anglais, de mieux connaître leur histoire et aussi l’histoire mondiale. Mais peut-être devrait-on au préalable réformer le ministère de l’Éducation nationale, afin de mettre en place une éducation qui ne soit pas seulement au service du secteur économique. Car, dès leur plus jeune âge, les Japonais savent que leur réussite ne repose pas sur de grands rêves, mais sur leur capacité à passer des examens qui n’évaluent que la mémorisation mécanique et font fi de la réflexion analytique et critique. De nombreux élèves suivent des cours privés et coûteux où ils s’enferment dans le rôle et la routine du jukensei (celui qui prépare des examens).

Mais l’université est aujourd’hui en crise, et sa réforme donne plus d’importance à la finance qu’à la pédagogie ! Les difficultés économiques, la dette croissante de l’État et la diminution du nombre d’étudiants liée à la baisse de la natalité, mettent en péril nombre d’universités publiques et privées du Japon. Elles essaient d’attirer des milliers d’étudiants asiatiques pour compenser le manque d’étudiants japonais. Mais comment éduquer un tel nombre d’étrangers qui ne connaissent pas le Japonais et parlent mal l’Anglais sans opter vraiment pour de nouvelles pédagogies ? Et comment faire comprendre aux étudiants japonais, qui ont sacrifié dans le « bachotage » une bonne partie de leur enfance en pensant que le temps de l’université serait enfin une période de vacances, qu’en réalité l’université est un lieu d’apprentissage et de compétition pour se préparer à une vie économique et sociale de plus en plus marquée par la mondialisation ? En général, ils se considèrent comme supérieurs aux étudiants étrangers et se sentent protégés par leur langue et leur « rôle » d’étudiants.

Le passage vers une éducation adaptée à la mondialisation est donc malaisé. Le Japon est un pays endetté qui va avoir de plus en plus de mal à supporter financièrement son système éducatif. Sans priorités claires, celui-ci risque de s’écrouler, réduisant les ambitions du pays à être une référence en matière d’éducation. Mais le passage qui ouvrirait à des possibilités nouvelles, appelle un changement profond des conceptions des « rôles » d’élèves et d’étudiants, qui n’est pas enclenché.

Mentionnons ici brièvement la question de la réticence très grande à parler du grand nombre d’enfants qui refusent d’aller à l’école ( futoko). Quand on connaît le rôle que joue l’école dans la formation de l’identité japonaise et pour l’intégration de l’enfant dans le « Nihon », on comprend combien est problématique ce refus d’intégrer le système scolaire. On imagine les Japonais comme un peuple uni et harmonieux. Cette harmonie est forcée et pragmatique. Les Japonais ne sont naturellement pas plus disciplinés ni plus solidaires que les autres peuples. Ils le sont si peu que, du matin au soir, la population est sans cesse invitée à se conformer aux règles. Cela fait partie de la routine quotidienne pour éviter tout dérapage qui compromettrait les mouvements cycliques et la cadence. Le « Nihon » est une société divisée en petits compartiments avec chacun leur cohérence. Les relations à l’intérieur d’un compartiment et entre compartiments sont sévèrement codifiées. Votre position dans un des compartiments structure une bonne partie de votre vie : éducation, travail, mariage, etc. Et l’organisation sociale tend à exclure ceux qui refusent de s’intégrer. Un enfant sur 1 000 en moyenne ne veut pas aller à l’école, provoquant un drame dans sa famille. Mais un effort récent a été fait pour créer d’autres formes d’écoles, adaptées aux problèmes de ces enfants.

Impasses : mourir au travail

Depuis les années 1980, les statistiques officielles révèlent que le nombre d’employés brusquement décédés en raison des conditions trop exigeantes de leur environnement de travail n’a cessé d’augmenter. Au début de la récente crise économique, ces statistiques ont atteint des sommets inégalés. Ce qu’on appelle au Japon karoshi représente un problème déjà ancien, mais il reflète bien la place primordiale de l’économie dans le développement de la personnalité japonaise et la façon dont chacun conçoit son rôle dans la société. Perdre son emploi ou être incapable de maintenir une cadence, plonge le travailleur dans une anxiété profonde. En période de crise, un employé se sent obligé de redoubler d’efforts et, s’il ne remplit pas les quotas fixés par l’entreprise, il travaillera encore plus, au point de mettre sa santé en péril. Les entreprises ont essayé et continuent de cacher le fait que leurs employés sont morts à cause de cette pression trop grande. Elles peuvent toujours expliquer, il est vrai, qu’elles n’ont pas exigé ces heures supplémentaires (beaucoup d’entreprises ne paient plus les heures supplémentaires, depuis que le gouvernement a fait pression pour qu’elles se mettent aux normes internationales du temps de travail). Mais le salarié moyen passe toujours de longues heures dans son entreprise, il prend peu de vacances, et développe un esprit de grande fidélité.

Depuis quelques années, les entreprises font de plus en plus appel à des travailleurs temporaires ou sous contrat, qu’elles peuvent facilement licencier en cas de problème ou de restructuration. Il y aurait près de 20 millions d’employés temporaires au Japon et leur nombre ne cesse d’augmenter. Le travail intérimaire est rarement un choix, mais plutôt un moyen de conserver son statut social. L’idée de se mettre au chômage paraît étrange et ce n’est que très récemment que le gouvernement a réformé les agences pour l’emploi afin qu’elles traitent les chômeurs avec sérieux.

Ce « passage » d’une société qui ignorait officiellement toute crise de l’emploi à une société qui reconnaît un problème croissant lié au chômage ou à l’emploi précaire représente une prise de conscience nouvelle, qui pourrait modifier l’ordre des priorités pour un travailleur japonais. Jusqu’à présent, sacrifier sa vie familiale, ses loisirs et sa santé pour le bien de l’entreprise était une vertu. Désormais, on voit naître d’autres modèles. Par exemple, parmi les jeunes femmes qui – dans l’entreprise japonaise – ont peu de chance d’être promues, l’idée que travailler beaucoup est une vertu est dépassée. C’est le salaire qui a des vertus : même si un emploi est peu intéressant et si un lieu de travail est peu valorisant, un salaire japonais permet, l’espace d’un instant, d’être traitée comme une princesse dans un hôtel de luxe. Dans les années à venir, la hiérarchie des valeurs qui régit la vie quotidienne des travailleurs va se transformer et cette étape pourrait marquer la fin du modèle de l’après-guerre et le début d’un nouveau modèle économique.

À travers quatre problèmes importants, j’ai essayé de dévoiler certaines caractéristiques du « Nihon ». Pour compléter le tableau, il faudrait bien sûr y ajouter une réflexion sur d’autres « passages » : le nouveau système juridique japonais adopté à l’été 2008, les changements climatiques, le monde médical… Il faudrait écrire tout un livre pour s’adapter au rythme japonais et commencer à voir le monde par ce prisme qu’est le « Nihon ». Je voudrais simplement ajouter que si le lieu de l’imaginaire japonais est l’entre-deux de la négociation d’un passage difficile, il serait faux de n’y voir que de la discipline. Il y a pour l’être humain, au cœur de ces rythmes que sont les cycles, la routine et la cadence, une possibilité de bonheur et de joie sincère. Le « Nihon » est heureux, non pas dans la durée ou la possession, mais dans l’intensité d’un moment éphémère où le soi devient pur passage et pure relation. Dans ces moments, la dureté et la monotonie de la vie quotidienne se subliment en un instant de beauté.


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