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Dossier : Camps pour migrants, urgence et suspicion

Se perdre sur un rocher


Resumé Dans ces deux pays, la récession survient après des changements politiques qui ont traduit une rupture avec le compromis social antérieur. Quel sera l’impact de la crise sur le processus de réformes ?

Il n’est pas toujours facile de localiser Malte sur une mappemonde : si le nom y figure, pour distinguer les côtes, il faut une bonne loupe. L’île, située au milieu de la mer Méditerranée, à une centaine de kilomètres au sud des côtes siciliennes, se trouve sur la route migratoire partant de la Libye à destination de l’Europe. 316 km2, plus de 400 000 habitants, c’est le pays européen le plus densément peuplé. Ce micro-pays est devenu membre de l’Union européenne en 2004. Ces dernières années pourtant, si Malte est apparue dans les journaux ce n’est pas pour évoquer ses atouts touristiques, mais plutôt pour s’inquiéter face au drame humain de l’immigration de masse.

Sur la route pleine de dangers

Depuis 2001, entre 1 200 et 2 600 personnes ont débarqué sur les côtes maltaises, irrégulièrement, sur des embarcations de fortune. La Libye n’était pour eux qu’une étape, et les conditions de vie qui leur y sont faites étaient extrêmement dures. Elles en ont poussé plusieurs à faire appel à des passeurs libyens qui leur promettent des embarcations sûres et des marins expérimentés, et l’Eldorado au terme d’une journée de voyage. Après avoir payé quelque 1 200 dollars pour une place, les candidats à la traversée devront attendre terrés pendant des jours dans des caches souterraines près de la côte pour ne pas attirer l’attention de la police. Quand finalement le jour arrive, et que, sortant de leur cache, ils découvrent, effrayés, la taille de l’embarcation et son état, il est trop tard pour faire marche arrière. Les plus chanceux voyageront au moins trois jours, certains feront un bien plus long voyage, après épuisement des réserves d’eau et de nourriture et lorsque les premiers cadavres sont déjà passés par-dessus bord.

Les récits des traversées sont dramatiques. Aucune étude ne peut quantifier l’ampleur du cimetière méditerranéen. Mais les appels désespérés les jours d’orage venant de bateaux que les patrouilles maritimes ne retrouveront jamais, ou encore les témoignages des quelques survivants d’une embarcation égrenant la liste des pertes, des femmes, parfois enceintes, des enfants, des maris, ou des amis, sont trop courants. Tout aussi inquiétant sont les récents refus de venir en aide aux appels de détresse. Loin de la tradition maritime du sauvetage, les procès pour trafic d’êtres humains, contre des pêcheurs qui ont sauvé des rescapés d’un bateau de migrants non loin des côtes italiennes, effraient plus d’un capitaine de navire.

Des milliers d’hommes et de femmes, pour la plupart d’origine africaine, tentent tous les ans cette traversée désespérée en quête de protection. Somaliens, Ethiopiens, Erythréens, Soudanais, Nigérians, Ivoiriens, Maliens, Congolais, Guinéens… Tous ont fui des situations de sévères conflits, de persécution, de violence économique. Ils ont traversé le Sahara, ils ont traversé la Méditerranée, ils ont tous fait ces choix au risque de tout perdre, peut-être parce qu’il n’y avait plus rien à perdre qu’une vie effrayée et sans avenir. Ils visent l’Italie, le vent les fera échouer à Malte.

La prise en charge des milliers de personnes arrivées depuis 2001 pose un défi majeur aux autorités maltaises : comment gérer tant de monde sur un territoire aussi limité en termes de logement, d’emploi, d’intégration, tout en respectant les obligations internationales de protection des réfugiés et des droits fondamentaux ?

Enfermement

Le gouvernement répond à ce phénomène par une politique de détention systématique de tous les immigrants irréguliers, nonobstant le fait que tous demanderont l’asile. Les autorités maltaises expliquent les mesures de détention par « le risque économique et social et les raisons de sécurité intérieure et l’intérêt national » que l’immigration représente, la justification étant évidement la dissuasion. L’enfermement intervient légalement pour empêcher une entrée effective sur le territoire ou dans le but de rapatrier les déboutés. Pourtant, la moitié de la population immigrante détenue recevra une protection au terme de la procédure de demande d’asile après une période d’enfermement qui peut aller jusqu’à un an, les autres, déboutées, pouvant être retenues jusqu’à 18 mois. Mais le rapatriement reste une procédure très rare à Malte. On enferme donc des personnes méritant protection internationale au terme de la loi, et on enferme pendant un an et demi des immigrants qui seront en fin de compte relâchés sur le territoire maltais !

Quand on parle d’enfermement, on imagine assez vite emprisonnement, et donc sanctions pénales. Ici, on a affaire à une détention administrative pour entrée irrégulière sur le territoire. Et les conditions de détention sont bien pires que la prison. Elles ont souvent été dénoncées par le Comité européen pour la Prévention de la Torture et d’autres organismes nationaux et internationaux et les conséquences psychologiques sont désastreuses sur le plan individuel. Les problèmes de la politique de détention constituent un plaidoyer majeur de JRS Malte.

Le système de réception et d’intégration mis en place relève plus d’une gestion de crise que de la recherche d’une solution permanente. Si les solutions d’urgence étaient compréhensibles en 2002, six ans plus tard elles deviennent inexcusables. Des centres fermés ont été érigés, loin des villes, dans les baraques de l’armée maltaise. Des entrepôts repeints disposant de rangées de lits superposés, des tentes militaires, des vieux dortoirs de l’armée britannique, aucun mobilier hormis quelques tables et d’interminables rangées de lits, sans casiers ni placards pour les effets personnels.

Sur les six existants, un seul centre a été construit dans le but de détenir. Il a une capacité de 240 places. Un bâtiment divisé en trois « chambres », avec chacune une ouverture sur une cour entourée de barrières métalliques et de barbelés de six mètres de haut. L’architecte du bâtiment, venu témoigner au tribunal après la plainte déposée par un demandeur d’asile contre la légalité de sa détention, expliqua que, lors de la commande du projet, il s’agissait de construire un simple dortoir, pour des écoliers par exemple. Un dortoir est un endroit pour dormir… et c’est tout. Il est difficile de concevoir un an et demi de vie passés seulement à manger et dormir. 300 personnes sont aujourd’hui regroupées dans ce centre, grâce à un savant réaménagement des lits superposés, laissant encore moins de place entre chaque rangée. La cour n’est accessible que l’après-midi. Cette année, des ventilateurs ont été installés (en été, à Malte, le thermomètre atteint aisément 40 degrés).

Surpopulation dans les centres, mixité hommes-femmes, aucune structure d’accueil pour enfants, certains centres ne sont qu’un alignement de tentes ou les détenus vivront sous le soleil terrassant de l’été ou dans le froid humide de l’hiver, avec une provision limitée de vêtements, aux bons soins d’une volontaire de la Croix-Rouge qu’ils appellent Mama Africa, et qui récolte partout des vêtements dans d’énormes sacs poubelles. La loi du plus fort s’impose pour récupérer un seul bout de tissu. Aucune activité n’est organisée pour ces 2 000 personnes et plus, hormis la remise de quelques ballons de football et la disposition d’une télé par centre. Les lieux sont insalubres, les réparations durent des mois, laissant ainsi la majorité des douches, chasses d’eau et robinets inutilisables. Certains centres n’ont pas d’eau chaude ; ce qui est vivable l’été est insupportable quand l’hiver arrive. Certains centres ont un accès au dehors deux heures par semaine seulement : ainsi le centre où sont retenus les femmes et les enfants. Les téléphones mobiles sont interdits, une seule ligne fixe avec un système de prépayé, (une carte créditée de cinq euros est allouée tous les deux mois, correspondant à quelques minutes de communication vers l’Afrique). Les détenus attendront deux mois pour dire à leur famille qu’ils sont sains et saufs… Une paire de sandales, un tee-shirt et quelques caleçons sont distribués à l’arrivée avec un nécessaire de toilette. Ce nécessaire ne sera renouvelé que si les stocks ne tardent pas à venir. Les effets personnels, confisqués à l’arrivée, ne seront rendus qu’au moment de la libération.

Autrement dit, les détenus sont réduits à l’état de dépendance vis-à-vis des Ong et du personnel. La nourriture est fournie par une entreprise privée qui livre trois fois par jour des repas. Ustensiles et appareils de cuisine sont interdits. Ceux qui ont besoin d’un régime spécial en raison de leur santé sont souvent oubliés. Jusqu’en 2007, des médecins volontaires se rendaient en détention, mais un contrat a été passé avec une société privée qui fournit désormais des soins deux matinées par semaine. Si un détenu doit aller à l’hôpital, il est emmené menotté jusqu’à la consultation, même s’il s’agit d’une femme enceinte ! L’essentiel de la journée se limite à cela, se nourrir, dormir, peut-être jouer au foot et recommencer demain dans l’espoir que le temps passe plus vite.

Pour les plus vulnérables

En application des directives européennes transposées dans la loi maltaise, les « vulnérables » ne devraient pas être sujets aux mesures de détention. Ils doivent faire l’objet d’une évaluation par les services sociaux du gouvernement selon la vulnérabilité qu’ils présentent. Sont considérés comme vulnérables les mineurs non accompagnés, les familles avec des enfants, les femmes enceintes, les personnes âgées de plus de 65 ans, les personnes handicapées, les malades chroniques, ainsi que dans certains cas les victimes de traumatismes et de tortures. Mais en pratique, les évaluations sont conduites par une agence gouvernementale responsable de la prise en charge des migrants… lorsqu’ils sont libérés. Celle-ci gère donc des centres ouverts, destinés à héberger toutes les personnes libérées jusqu’à ce qu’elles soient capables de se prendre en charge.

Tout le monde reconnaît que les vulnérables ne sauraient être détenus, mais le système en place se montre irresponsable face à des populations qui ne peuvent pas survivre à la détention sans que s’aggrave leur condition déjà fragile. Les évaluations prendront souvent plusieurs mois durant lesquels ces personnes restent détenues. Ainsi, deux mamans et leurs six enfants sont restés en détention plus de six mois. Leur chambre n’offrait que deux larges lits occupant presque tout l’espace, les jouets cohabitaient avec la plaque chauffante utilisée pour chauffer le lait, le tout posé à même le sol car il n’y avait pas de table. Pas de placards ni de lits pour enfants, faute de place. Ces deux femmes dormaient en jeans de peur des visites nocturnes, car elles se trouvaient dans un centre mixte, avec du personnel exclusivement masculin ou presque (seules deux femmes soldats travaillent en détention), et leur porte ne fermait pas à clef.

Quand tout s’oppose à l’intégration

Les paramètres même du pays ne semblent offrir que des perspectives limitées en termes d’intégration. L’opinion publique se montre très effrayée. Les mêmes arguments reviennent sans cesse, comme si les campagnes de prise de conscience n’étaient que des coups d’épée dans l’eau. « L’île est bien trop petite, ils nous prennent tous nos emplois, c’est une invasion… ». Et le débat tourne autour du bien fondé de la charité vis-à-vis des ces pauvres hommes et femmes qui débarquent en masse sur le territoire plus que sur la nécessité de s’accorder sur les droits fondamentaux.

Des centres ont été ouverts pour héberger les personnes libérées. Plusieurs d’entre eux ont une finalité précise comme l’hébergement des vulnérables (les mineurs, les familles). La qualité de la prise en charge et de l’hébergement y est exemplaire. Mais d’autres centres sont destinés à la masse des réfugiés. Là encore, il s’agit de hangars d’aviation remplis de lits superposés, qui sentent encore le kérosène même après l’arrosage au kärcher, ou un alignement de tentes militaires, cachées derrière un stock de buses en ciment pour effacer du paysage ces structures ingrates, et comme honteuses. Tous les matins à six heures, leurs habitants les quittent et attendent au prochain rond-point que les camions d’entreprises de construction s’arrêtent pour leur offrir un emploi à la journée.

Mais rien n’encourage l’emploi légal des migrants. Et cette pratique dessert tout le monde, immigrants et nationaux. L’emploi illégal est largement sous-payé pour les travaux les plus laborieux : porter les pierres maltaises sous le soleil pour satisfaire le marché de l’immobilier en pleine expansion. On ne voit presque que des corps ébène pour accomplir ces travaux, ces mêmes corps qui parfois seront déposés anonymement à l’hôpital en cas d’accident. Si le système de santé est normalement ouvert à tous, rien ne protège les immigrants irréguliers de certaines impasses dans l’accès aux soins. Il faut que ce soit une urgence, il faut que ce soit grave, sinon… rien. Le manque de clarté embrouille le personnel soignant qui ne sait pas quelle prise en charge offrir, et trop de dommages irréparables surviennent sans qu’on ait pallié l’absence de suivi et d’efficacité dans les soins.

Le résultat le plus tragique du manque d’intégration sera évidemment la marginalisation et un profond clivage. Le manque de compréhension dans la société que l’on est censé intégrer, les ghettos qui s’installent, des communautés mises à part, des nationalités qui se regroupent pour enfin se sentir à l’aise le soir après le travail…, les centres ouverts sont devenus de véritables villages africains dans le décor des forteresses maltaises et européennes. Dès lors, des menaces à connotation raciste fleurissent sporadiquement. Des messages sont distribués dans les boîtes aux lettres ou répandus devant les centres ouverts, durant l’été, quand les bateaux arrivent tous les jours. Parmi ces messages, plusieurs ont visé JRS, et ils se sont quelquefois traduits en actes ! Ainsi en 2006, les voitures de la communauté jésuite ont été brûlées, ainsi que la voiture et la porte de la maison d’une avocate salariée de cette organisation.

Quelle est donc l’image donnée par l’Europe au xxie siècle lorsque l’accueil offert aux personnes qui ont besoin de protection est un système d’enfermement automatique dans des conditions aussi inhumaines et déplorables ?


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