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Paradoxe de l'évaluation du Rsa


Le revenu de solidarité active (Rsa) qui sera instauré le 1er juillet 2009 est sans conteste la plus grande réforme des minima sociaux français depuis la mise en œuvre du revenu minimum d’insertion (Rmi), vingt ans plus tôt. Sa finalité est de garantir que « le retour à l’emploi soit toujours plus rémunérateur que le maintien dans l’assistance, et que le travail donne à tous la garantie de sortir et d’être protégé de la pauvreté » 1. L’ambition est de remplacer le Rmi et l’allocation parent isolée (Api) par un instrument unique de lutte contre la pauvreté, dont le barème est calibré pour augmenter les gains monétaires quel que soit l’emploi occupé. On agit avec un levier monétaire qui rendra plus attractif l’accès à l’emploi, mais l’idée est aussi de combiner cette incitation financière avec des dispositifs d’accompagnement au retour à l’emploi. Le contenu de ces derniers est adapté aux réalités locales, et une vaste campagne de communication est engagée, afin que les acteurs puissent se coordonner autour d’un nouvel objectif commun, dans le cadre du Grenelle de l’insertion.

Fait remarquable, cette grande réforme a fait l’objet d’un dispositif d’évaluation assez complet avant même d’être mise en œuvre. Les travaux d’évaluation interne réalisés par l’administration économique et sociale, ont été complétés par une évaluation scientifique lourde 2, réalisée par des laboratoires de recherche spécialisés en économie ou en techniques statistiques. La décision publique a ainsi pu s’appuyer sur de nombreuses études, mobilisant des outils de simulation, couplées avec des enquêtes sur la situation des allocataires des minima sociaux. Puis, des premières analyses, à partir des données sur l’impact effectivement mesurable de la réforme, ont été conduites avant la généralisation du dispositif, dans le cadre des expérimentations qui ont eu lieu dans 34 départements depuis fin 2007. Ce type d’expérimentation à grande échelle d’un nouveau dispositif avant sa généralisation est une approche originale dans le champ des politiques sociales et plus généralement dans celui des politiques publiques.

Minima, réformes et propositions

Le Rmi est assorti d’un mécanisme d’intéressement qui rend possible un cumul partiel et temporaire du revenu d’assistance et du revenu d’activité. Il est complété par un ensemble d’incitations non monétaires au retour à l’emploi : le contrat d’insertion et les dispositifs locaux d’accompagnement des allocataires. Si l’on se concentre sur la dimension monétaire et pérenne des aides données aux ménages pauvres, le Rmi se résume à une allocation différentielle. Il complète les ressources du ménage pour les hisser à un niveau garanti : au-delà de la période d’intéressement, chaque euro de revenu d’activité en plus donne lieu à un euro de revenu d’assistance en moins. Le Rsa vise à réduire le taux marginal de prélèvement sur les revenus d’activité à un niveau qui a été fixé à 38 %. Ce mécanisme à taux constant facilite les calculs du point de vue de l’allocataire et est sans doute un gage de simplicité et de lisibilité. En outre, le Rsa ne modifie pas le montant du Rmi pour les ménages sans revenu d’activité et cela quelle que soit leur configuration. L’échelle d’équivalence implicite du Rmi, selon laquelle les couples reçoivent 150 % du revenu d’une personne isolée, 30 % de plus par enfant à charge et 40 % au troisième enfant (un couple avec trois enfants perçoit 2,5 fois le montant du Rmi d’un célibataire) reste la même lors du passage du Rmi au Rsa. La seule différence est la valeur du taux marginal de prélèvement (38 % au lieu de 100 %). Le nouveau dispositif adopté au parlement le 8 octobre 2008 est donc toujours plus généreux pour toutes les catégories de ménages.

L’évaluation des minima sociaux et de leurs réformes successives a été continue depuis la fin des années 90. Plusieurs études ont relevé les problèmes posés par le Rmi et souligné en particulier l’insuffisance des gains monétaires lors de l’accès à l’emploi au sortir des minima sociaux. Des enquêtes 3 ont eu pour objet de dénombrer et de décrire les allocataires concernés par cette insuffisance des gains monétaires : plusieurs centaines de milliers de personnes étaient directement concernées par ces situations d’emploi. D’autres études, enfin 4, ont étendu le champ d’observation aux droits connexes et aux transferts locaux et/ou facultatifs. Les résultats des études antérieures, qui n’avaient pas considéré ces derniers, étaient sous-estimés. En matière de lutte contre la pauvreté, il importe en effet de considérer globalement l’ensemble des revenus, en prenant en compte à la fois les aides de l’État et celles des départements, des mairies, des caisses d’allocations familiales, voire des associations caritatives.

Les analyses des économistes ont été largement reprises dans des rapports officiels. Dès 1999, Roger Godino proposait l’idée d’une allocation compensatrice de revenu 5. Cette proposition reprise, chiffrée et amendée débouchera sur la prime pour l’emploi de 2001. Le débat est relancé à la suite du rapport du Cerc de 2004 sur les enfants pauvres qui souligne, chiffres à l’appui, l’ampleur du problème. Le ministre des Solidarités, de la Santé et des Familles, Philippe Douste-Blazy, installe la commission « Famille, vulnérabilité, pauvreté » réunie au sein du ministère des Affaires sociales et présidée par Martin Hirsch. Afin de réduire la pauvreté en France, cette commission propose « une nouvelle équation sociale » qui préfigure le Rsa. Les rapports parlementaires de Valérie Létard 6 et de Laurent Wauquiez 7 insistent à nouveau sur les problèmes causés par l’insuffisance des gains du retour à l’emploi.

Un grand nombre de réformes des instruments redistributifs ont visé à améliorer les gains de l’accès à l’emploi pour les bénéficiaires des minima sociaux. Ainsi, la loi contre les exclusions de 1998 a étendu le dispositif d’intéressement du Rmi. Par la suite, il y a eu la réforme de la taxe d’habitation en 2000, celle des allocations logement en 2001, l’instauration de la prime pour l’emploi la même année et ses extensions successives, les durcissements de l’indemnisation du chômage après 2003, les fortes revalorisations du Smic entre 2003 et 2005, ou encore l’instauration de la prime de retour à l’emploi de 1 000 € mise en œuvre à partir de 2005, étendue en 2006. Tous ces changements institutionnels, adoptés par des gouvernements de gauche puis de droite, sont autant de traductions concrètes du mot d’ordre « To make Work Pay ». Ils expriment une volonté politique de valoriser le travail et de faire en sorte que le retour à l’emploi rapporte effectivement aux allocataires des minima sociaux.

Cependant, ces réformes ont à peine érodé les zones où le retour à l’emploi implique une perte de revenu pour l’allocataire du Rmi. La prime pour l’emploi ne rend véritablement rémunérateurs que les emplois les moins rémunérés. C’est ce que nous avons montré dans une nouvelle évaluation réalisée en 2008 8. Dans dix villes moyennes et à Paris, Lyon et Marseille, nous analysons le montant des aides sociales en fonction des ressources du ménage en intégrant de façon exhaustive les prestations nationales et/ou légales ainsi que toutes les prestations locales et/ou extra-légales, dès lors que ces prestations sont monétaires (ou peuvent être traduites en équivalent monétaire). Pour les allocataires du Rmi, nos simulations montrent que l’équivalent annuel d’un emploi à mi-temps au Smic n’est pas suffisant pour compenser la perte des revenus d’assistance, quelle que soit la configuration familiale. Un emploi à temps complet au Smic ne suffit même pas pour les ménages avec deux enfants ou plus.

Si les réformes des transferts sociaux n’ont pas fait disparaître les situations d’emplois qui ne rapportent pas à ceux qui les occupent, c’est parce que leurs effets ont été compensés par ceux d’autres réformes : le développement des aides aux transports données par les régions (comme la gratuité de la carte orange en Ile-de-France depuis 2007), l’exonération de redevance télévision depuis 2004, la réduction sociale téléphonique après 2000, le tarif social téléphone et le tarif électricité en 2005. Tous ces nouveaux dispositifs ont annulé les effets sur les gains du retour à l’emploi des réformes de la prime pour l’emploi, des allocations logement, de la taxe d’habitation ou des prestations familiales.

Au contraire, la mise en œuvre du Rsa, en remplacement du Rmi et de l’Api, produirait des effets très nets sur les gains du retour à l’emploi. Dans la quasi-totalité des villes et pour presque toutes les configurations familiales, le retour à l’emploi deviendrait toujours un parcours gagnant : sur les 91 situations simulées (sept cas types dans treize villes), deux seulement continuent de connaître une plage de baisse des revenus et sur une étendue très étroite.

Premières expériences et évaluation

Les évaluations des premières expérimentations du Rsa ne seront connues que fin 2008, début 2009. Notons que cette expérimentation ne correspond pas à ce que les spécialistes appellent une expérience « randomisée » (avec affectation au hasard dans un groupe test et un groupe témoin). Ni la liste des départements expérimentateurs, ni le périmètre des zones tests dans chaque département, ni la liste des bénéficiaires du Rsa n’ont été choisis au hasard. Aucun département n’a en effet accepté d’effectuer un tirage au sort des zones tests du Rsa ni, a fortiori, des bénéficiaires de la nouvelle allocation. Les départements, véritables pilotes du Rmi depuis la loi de décentralisation de décembre 2003, ont préféré définir le périmètre des zones tests sur la base d’une sélection raisonnée, en appliquant des critères et selon des contraintes qui leur sont propres. À l’intérieur de ces zones, tous les allocataires du Rmi ont bénéficié du Rsa. En outre, les modalités du Rsa, qu’il s’agisse du barème de l’incitation monétaire donnée en cas de retour à l’emploi, ou du contenu de l’accompagnement renforcé des allocataires, peuvent varier selon les départements.

Dès lors, l’expérimentation du Rsa s’inscrit plutôt dans le registre de ce que les spécialistes appellent des quasi-expériences, ou encore des « expériences naturelles ». Si du strict point de vue de la qualité et de la fiabilité de l’expérience, on peut regretter l’absence de tirage au sort des zones et des ménages bénéficiaires dans la phase d’expérimentation, cependant ce processus d’évaluation n’a pas d’équivalent dans le champ des politiques publiques.

Une difficulté particulière de l’expérimentation est que les zones tests retenues par les départements sont de nature et de taille très diverses : quartier de ville, commune, canton, communauté d’agglomération, arrondissement, circonscriptions diverses d’action sociale, voire département tout entier. La majorité a utilisé un découpage départemental de l’action sociale, de type Commission locale d’insertion ou Unité territoriale d’action sociale (19 sur 34, soit 56 %). Mais cette extrême variété d’unités spatiales impose des contraintes spécifiques au système d’information qui permet de suivre les trajectoires des personnes qui reçoivent le Rsa et a posé des problèmes techniques lors du suivi.

Au total, 51 zones tests ont été choisies par les départements. Afin d’évaluer les effets du Rsa, nous avons construit et mis en œuvre une méthodologie permettant de définir des zones témoins dans chaque département expérimentateur 9. Première étape, pour un département donné, on établit une liste de zones témoins candidates dont les caractéristiques sociodémographiques sont comparables à celle de la zone test, notamment du point de vue de la taille (population, nombre d’allocataires du Rmi), de la densité de population ou de la situation administrative. Deuxième étape, on retient parmi toutes ces zones candidates celles qui présentent le plus de proximité vis-à-vis de la zone test du point de vue des chances d’entrer en intéressement, en mobilisant les données de gestion de la Cnaf. Troisième étape, les zones témoins sont proposées aux départements expérimentateurs qui peuvent faire des contre-propositions argumentées, en cas de désaccord.

En pratique, le choix de cette procédure itérative a permis un bon compromis entre le principe d’uniformité nationale dans la procédure de sélection des zones témoins et la valorisation des systèmes d’information locaux et des connaissances de terrain. Cette expérience originale de construction de zone témoin nous semble riche d’enseignements pour évaluer d’autres expérimentations ; elle est aussi instructive dans le domaine plus large de la décentralisation et des politiques d’insertion.

Statut particulier pour le Rsa

Le plus souvent, les réformes qui mettent en jeu des moyens humains et matériels de grande ampleur et introduisent un bouleversement radical des règles du jeu dans leur domaine d’application, ne sont pas véritablement évaluées avant d’être mises en œuvre et le sont rarement après. Ni l’évaluation ex ante (en recourant à des outils de simulation), ni l’évaluation ex post (à partir de données sur les conséquences effectives de la politique publique), ne sont mobilisées. Ce type de réforme radicale relève d’un pari politique qui ne s’appuie sur aucune certitude scientifique.

Le Rsa a donc un statut particulier dans le champ de l’évaluation de l’action publique. Aucune politique publique menée en France dans le domaine de l’emploi ou de l’insertion n’a, à notre connaissance, fait jusqu’à présent l’objet d’un protocole d’évaluation aussi rigoureux et complet que celui mis en œuvre ici. L’évaluation a été véritablement imbriquée dans l’expérimentation, accompagnant toutes les étapes de la montée en charge des dispositifs tests dans les départements. Elle a associé de façon étroite les Conseils généraux, l’administration économique et sociale et des chercheurs en économie et en sociologie. Cette combinaison reste tout à fait exceptionnelle, car les trois approches de l’évaluation – celle qui est interne et locale, celle qui est nationale et menée par l’administration économique et celle qui est de portée académique et scientifique –, relèvent le plus souvent de trois domaines étanches.

Pour autant, il est légitime de s’interroger sur l’utilité d’un dispositif d’évaluation aussi ambitieux. La généralisation du Rsa a en effet été décidée avant que toutes les conclusions de la phase d’expérimentation ne soient tirées. Les résultats de l’étude d’impact n’étaient pas disponibles lorsqu’il a été décidé de généraliser le dispositif 10. Ici comme ailleurs, l’évaluation n’a pas précédé la décision. Le calendrier de l’évaluation, qui suppose beaucoup de temps avant de produire des résultats tangibles, est rarement compatible avec celui plus resserré de la décision politique.

L’évaluation n’a pas été inutile, loin de là. Les résultats intermédiaires ont éclairé de nombreux aspects de la réforme. Ils ont permis d’aider à identifier les obstacles institutionnels, réglementaires ou même pratiques à la mise en œuvre de la nouvelle allocation. Les premiers résultats de l’étude d’impact publiés dans le rapport d’étape du comité d’évaluation de septembre 2008, donnaient des signes encourageants sur les effets des expérimentations sur le retour à l’emploi. De même, les travaux de terrain menés par les sociologues ont éclairé les attentes des personnes, les usages qu’ils peuvent faire des nouveaux dispositifs et qui ont rarement été anticipés dans toute leur variété par les pouvoirs publics.

C’est là un paradoxe de l’évaluation. Singulier par l’ampleur des moyens mis en œuvre pour en évaluer les effets, le Rsa n’échappe finalement pas à la règle du genre qui veut qu’une grande réforme relève avant tout d’un pari politique. Les efforts déployés par les évaluateurs pour produire des résultats robustes ne sauraient dédouaner le politique de sa responsabilité.



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1 / Lettre de mission du Président de la République et du Premier ministre adressée au Haut commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté, Martin Hirsch.

2 / Pour reprendre la terminologie proposée par la Cour des Comptes dans son rapport de 2004, Les dispositifs d’évaluation des politiques d’aide à l’emploi de l’État.

3 / M. Gurgand et D. Margolis, « Rmi et revenus du travail : une évaluation des gains financiers à l’emploi », Économie et Statistique, n° 346-347, 2001. F. Legendre, J.-P. Lorgnet, F. Thibault, « Prime pour l’emploi et soutien aux faibles revenus : une exploration à l’aide du modèle Myriade », Revue économique, n° 59, mai 2002.

4 / D. Anne et Yannick L’Horty, « Transferts sociaux locaux et retour à l’emploi », Économie et Statistique, n° 357-358, 2002.

5 / Roger Godino, « Pour la création d’une allocation compensatrice de revenu », Notes de la Fondation Saint-Simon, n°104, février 1999

6 / Valérie Létard, Minima sociaux : mieux concilier équité et reprise d’activité, Rapport d’information n°334 (2004-2005), commission des affaires sociales du Sénat, 11 mai 2005.

7 / Laurent Wauquiez, Retour à l’emploi et développement de l’emploi. Rapport fait au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales sur le projet de loi (n° 2668), 2005.

8 / D. Anne et Y. L’Horty, « Les effets du Rsa sur les gains du retour à l’emploi », Document de travail du Centre d’études de l’emploi, n° 106, octobre 2008.

9 / Pour plus de détail, on peut se reporter au rapport d’Antoine Goujard et Yannick L’Horty, « Définition des zones témoins pour l’expérimentation du revenu de solidarité active », rapport de recherche du CEE, n 43, 2008.

10 / Ils ne le sont toujours pas au moment où est achevée la rédaction de cet article.


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