Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Arrivant à La Plaine Saint-Denis, à l’automne 2005, l’une des premières surprises – funeste, celle-ci, car il y en aura d’heureuses – fut la découverte de plusieurs bidonvilles logés dans les interstices de cette zone urbaine en train d’opérer sa mue, ici en quartier d’affaires, là en zones d’habitation, à quelques centaines de mètres de Paris.
Il y eut d’abord, entre la gare RER La Plaine Stade de France et la rue de la Croix-Faron (où Projet est localisé), ces femmes et ces enfants que l’on croisait, poussant dans leurs caddies des bidons remplis d’eau. Aller-retour vital entre les lieux de (sur)vie et le robinet d’un petit square, le « jardin des droits de l’enfant ». Il y eut ensuite, un matin du début de ce premier hiver en Seine Saint-Denis, une dizaine de cabanes en cartons, tôles et tissus comme sortis du trottoir, à la frontière de Saint-Denis et d’Aubervilliers, tels des champignons. Quelques jours plus tard, plus rien. Ai-je rêvé ? Ces personnes ont-elles été logées ? Ou bien se sont-elles simplement déplacées vers d’autres terrains vagues ? Car, derrière une barricade de chantier, dans une usine en friche ou sous un pont, le marcheur attentif aperçoit des abris de fortune, de vrais bidonvilles – avec leur lot de drames, incendies mortels ou tuberculose, comme rue Campra (lire sur ce site notre entretien avec Antoaneta Popescu, médiatrice Roms à Médecins du Monde), même si une certaine pudeur vis-à-vis de leurs habitants nous fait préférer parfois le mot de « campement ». Le risque est de laisser penser que les Roms 1 qui y vivent sont des gens du voyage, alors qu’il n’en est rien. Ceux qui arrivent depuis quelques années en France, venus de Roumanie, de Bulgarie ou de l’ex-Yougoslavie, étaient sédentaires dans leur propre pays. Extrêmement pauvres, d’où leur départ, mais sédentaires.
En Seine Saint-Denis, pour la majorité d’entre eux, ils viennent de Roumanie. Or depuis le 1er janvier 2007, Roumains et Bulgares sont citoyens européens, jouissant des mêmes droits que n’importe quel citoyen allemand, espagnol, polonais, tchèque ou néerlandais. En France pourtant, la loi ne s’applique pas de la même manière à tous ! Même après l’entrée de ces deux pays d’Europe orientale dans l’Union européenne, la France a continué à mener une politique systématique de renvoi des Roms dans leur pays. Déjà en 2006, parmi les 24 000 expulsés de France, 6000 étaient Roumains et Bulgares 2. Pourtant, la liberté de circuler et de séjourner dans tous les pays de l’Union européenne est théoriquement un droit pour tous ses citoyens. Seule différence juridique pour les ressortissants des pays nouveaux entrants : leur accès à l’emploi est limité à une liste de métiers et soumis à autorisation préfectorale. Une circulaire du ministère de l’Intérieur détaille l’application du droit communautaire aux ressortissants roumains et bulgares et précise qu’en France, en deçà de trois mois de séjour, leur droit de circuler et de séjourner peut être limité dans deux cas : menace pour l’ordre public, charge excessive pour le système d’assistance sociale français. Au-delà de trois mois, ils doivent disposer d’un emploi ou de moyens d’existence suffisants.
C’est sur cette base qu’ont été motivées, souvent sans véritables preuves et de façon expéditive, les obligations de quitter le territoire français (Oqtf) qui ont permis le renvoi de centaines de personnes depuis janvier 2007. Celles-ci n’ont en général pas souhaité profiter du dispositif de retour « humanitaire » proposé par l’Agence nationale d’accueil des étrangers et des migrations (Anaem), un établissement public administratif : signature d’une convention contre dépôt des papiers d’identité jusqu’à l’arrivée en Roumanie, voyage en car gratuit, et une enveloppe de 153 euros par adulte, 48 euros par enfant remise à l’arrivée. Pourtant le droit communautaire offre la possibilité de revenir immédiatement, parfois même en finançant le voyage grâce au pécule reçu de l’Anaem ! Des personnes racontent avoir fait le voyage trois, quatre ou cinq fois, souvent pour rejoindre une partie de la famille restée en France, parfois pour retrouver un emploi, légal ou au noir, toujours pour fuir la misère 3.
Dispositif absurde ? Il fait grimper les statistiques d’expulsion du ministère de l’intérieur. Et la menace des Oqtf permet de « vider » des campements gênants sans avoir à recourir à la force (lire à ce sujet l’entretien précité avec Antoaneta Pospecu). Plusieurs préfectures semblent vouloir délibérément entraver l’installation en France de ressortissants roumains ou bulgares : on a vu des employeurs prêts à embaucher abandonner leur projet en raison des complications administratives. Pour recruter dix cueilleurs de pommes parmi des Roms, une préfecture demande au producteur de patienter plusieurs semaines… ! Dans tel département, la Cmu est ouverte à celui qui peut prouver qu’il est là depuis plus de trois mois, et qui, ce faisant, fournit le motif de sa propre expulsion. A Saint-Etienne, la venue d’une « cellule d’accueil » de l’Anaem se double d’un fichage systématique des personnes (photographies, enregistrement de l’identité). « Même le pauvre d’un autre pays n’est pas harcelé comme le Roumain », explique Pavel, du Réseau Solidarité Roms de Saint Etienne. D’après le collectif Romeurope, le seul département français où le Conseil général a développé un vrai programme d’insertion, en lien avec des acteurs associatifs, serait le Val-de-Marne. On retrouve d’ailleurs ce département parmi les 19 dont le préfet s’est fait rappeler à l’ordre par le ministre Brice Hortefeux le 12 septembre dernier, en raison de leurs « mauvais résultats d’expulsion d’étrangers irréguliers ».
A la lumière des multiples récits et témoignages enregistrés à travers le pays, comment ne pas s’interroger sur la politique menée par la France ? Un migrant européen sera traité différemment selon qu’il est Rom ou non. Cette pratique a un nom : celui de ségrégation.
1 / Noter que la dénomination Rroms avec deux r a été retenue par une majorité d’associations défendant la reconnaissance du peuple Rroms. Cette orthographe est également utilisée par les Nations-unies. Plus de renseignements : wwww. romeurope. org
2 / Source : Romeurope .
3 / Lire dans Le Monde du 12 octobre 2007, « Vie et destin de Roms : d’un bidonville à l’autre » et « Billet simple pour la Roumanie ».