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Et maintenant ?


« La bêtise n’est pas une erreur, ni un tissu d’erreurs. On connaît des pensées imbéciles, des discours imbéciles qui sont faits tout entiers de vérités. »

Gilles Deleuze, Nietzsche et la Philosophie

L’université est un enjeu national, et quand on est en présence d’une bonne réforme, il faut savoir le dire. Mais cette réforme nécessaire, indispensable même, n’est pas suffisante. Elle est la condition incontournable du meilleur fonctionnement de notre système universitaire. Celui-ci demandera des moyens financiers importants, ainsi qu’un pouvoir universitaire capable de mener à bien des stratégies novatrices.

C’est pourquoi la question de la gouvernance est à traiter en premier, même si les aspects institutionnels ne sont pas les seuls déterminants, et ne remplacent pas le courage et la prise de risques individuels et collectifs. De beaux projets qui restent dans les tiroirs n’ont jamais transformé le réel.

Sous-pilotées, sur-administrées

Nos universités sont actuellement sous-pilotées, sous-dirigées, en raison de la faiblesse institutionnelle des responsables d’établissements. Elles comptent beaucoup de cadres administratifs moyens (catégorie B de la fonction publique), mais très peu d’administrateurs civils (hauts fonctionnaires de catégorie A). Ces personnels de haut niveau devraient être transférés massivement de l’administration centrale vers les universités. En effet, la mondialisation de la recherche, l’européanisation des études, la loi organique des finances publiques, tout concourt à rendre la gestion stratégique des universités complexe, nécessitant des compétences nouvelles susceptibles de faire face à l’aléatoire.

Ces cadres compléteraient une équipe présidentielle composée d’enseignants chercheurs proches du Président, choisis par lui sur la base du « contrat » passé avec le Conseil d’administration lors de son élection. Peut-être faudrait-il envisager aussi des stages de formation à la gestion, pour ceux des enseignants chercheurs n’ayant pas les compétences de direction d’établissements publics ? Quoi qu’il en soit, cette équipe, choisie pour la durée du mandat du Président, devrait être évaluée à la fin de celui-ci de manière internationale et publique.

Permettre le renouvellement de ce mandat pourrait être une bonne décision, car on ne bâtit pas une stratégie d’établissement en 4 ou 5 ans. Dix ans sont nécessaires, soit deux mandats, et l’on ferait coïncider la signature du contrat d’établissement par l’État avec l’élection de chaque nouveau Président, de façon à ce qu’il dispose des moyens financiers et juridiques de mener cette politique.

Face à cette équipe, comme organisme de suivi et de contrôle, il faut un Conseil d’administration restreint – la loi récente le prévoit – qui soit réactif, qui ne s’encombre pas de problèmes corporatifs mais se consacre à évaluer les résultats de la stratégie présidentielle. La composition prévue par la loi d’août 2007 paraît correcte : personnalités extérieures, enseignants, administratifs, étudiants. On aurait pu accepter de laisser peu ou prou le Conseil d’administration antérieur (pléthorique, représentatif des courants syndicaux et peu efficace) mais en créant à côté un Conseil d’orientation indépendant, composé de personnalités extérieures du monde scientifique, économique et social, susceptible de donner ses avis sur la stratégie de l’établissement. La voie choisie, celle d’un Conseil d’administration restreint, peut réussir ; encore faut-il que les universités y élisent de fortes personnalités qui s’impliquent dans l’avenir collectif de leur établissement.

La culture propre à chaque institution, nourrie de recherches spécifiques et de formations ancrées dans l’histoire locale, a beaucoup de mal à persister et à être reconnue par l’État. Le laminage uniformisateur tient lieu de politique nationale, au détriment de l’émergence de l’innovation et de l’originalité. Car nos universités sont aussi sur-administrées par un État tatillon, bloquant toute initiative, et des fonctionnaires qui fonctionnent à l’interdit et à la seule faculté d’empêcher.

L’art de l’autogestion

Il ne s’agit donc pas de tout changer, mais d’améliorer un système intelligent qui a su s’adapter au choc de la « massification ». L’université est la seule structure internationalement reconnue, la seule force symbolique englobante. En cela, il y a un véritable système universitaire français, dont la richesse réunit des établissements différents, allant de la Sorbonne à la plus petite université multidisciplinaire régionale. Mais le système ne sera dynamique qu’à la condition de reconnaître des différences entre ses universités. Il n’y a pas que des points communs entre une grande université scientifique « mono disciplinaire » et une université multidisciplinaire de ville moyenne. L’enjeu est de construire un ensemble institutionnel qui allie droits des étudiants (il n’y a pas trop d’étudiants, au contraire il n’y en a pas assez, et il faudra rendre attractives certaines filières délaissées, telles les filières scientifiques et technologiques), et différenciation du pilotage de la recherche et de la formation par chaque établissement.

Les universités, qui ont appris depuis des décennies l’art du bricolage, tireront le meilleur parti de ce défi audacieux de l’autonomie qui leur est lancé en sortant de l’art de la crise pour apprendre celui d’une autogestion délivrée des contraintes étatiques uniformes. Les universités peuvent constituer des lieux de démocratie solidaires, non nécessairement superposables à des stratégies politiques nationales. Toute vision globale et uniformisatrice est inévitablement réductrice. Il n’y a pas une seule jeunesse étudiante, ni une seule forme de gestion administrative, ni un seul accès au savoir.

L’autonomie permettra de développer le contre-pouvoir du savoir, à condition que les universités pratiquent une territorialité propre, ouverte, partageuse. Celles-ci sont devenues un acteur majeur de l’aménagement économique et culturel du territoire. Pour remplir pleinement ce nouveau rôle, elles ont à coopérer avec les collectivités territoriales – notamment les régions - plus qu’elles ne le font aujourd’hui. Il ne s’agit pas seulement d’obtenir des subventions, des bourses pour les étudiants, des constructions de bâtiments, mais d’aller plus loin pour mettre en place une véritable cogestion du territoire régional en matière d’emplois, de recherches technologiques, de pôles de compétences. La territorialité de demain ne pourra pas se passer des universités qui sont les bouillons de culture, les lieux où se forge la science de demain. Une gestion politique intelligente ne saurait ignorer l’action des universités, et la différence entre les territoires proviendra de la manière dont ils mettront à profit la « plus value » procurée par la recherche et la formation universitaire.

Il faut se méfier du concept de pureté. Le monde est construit sur des métissages : métissage des cultures, des origines ethniques, des savoirs. L’accès au savoir n’empruntera pas un chemin unique et l’égalité des chances implique une diversification des contenus et des méthodes. Les étudiants sont divers et leurs besoins dissemblables. En réponse, le métissage est nécessaire : métissage des formateurs (enseignants venant du second degré, les mieux à même d’apprendre les méthodes de culture générale, enseignants-chercheurs faisant état de leurs recherches, formateurs venant de l’entreprise notamment pour les filières professionnelles et technologiques), métissage des savoirs (théoriques et pratiques). Ainsi, la distinction académique entre privé et public demande d’être repensée à la lumière des exigences de la formation dite de masse. La formation supérieure doit transcender l’opposition juridique entre public et privé, dans un service public « métissé » qui s’inspire des expériences les plus fructueuses du public comme du privé.

Le jour prochain où les universités géreront elles-mêmes leur domaine, devront-elles le faire exclusivement selon les règles de la domanialité publique, ou l’État leur permettra-t-il de mêler règles publiques et privées afin de faire fructifier au mieux leur richesse immobilière ? On voit, à travers certains exemples (l’IEP de Paris, la Fondation nationale des sciences politiques) ce que peut faire un établissement d’enseignement supérieur qui n’est pas contraint par les règles nationales uniformes.

Autonomie verticale et horizontale

En privilégiant la logique technico-juridique du contrôle, l’État se reproduit aujourd’hui massivement à l’identique. Les règles budgétaires et financières sont immuablement tenues « en mains » par le ministère des Finances. Les contrôleurs financiers ont conquis un pouvoir d’empêcher, devenu dévastateur. La tutelle de légalité s’est transformée en un contrôle systématique d’opportunité. Quelques dizaines de hauts fonctionnaires régulent l’État ! Les innovations ne sont possibles qu’à la marge, de façon clandestine et ne sont jamais reproductibles car elles sont immanquablement stoppées par le contrôle financier. Les frais de représentation relèvent d’une vision totalement dépassée des fonctions publiques, les bourses des étudiants sont strictement mesurées à partir des revenus déclarés des parents, les rémunérations des conférenciers sont fixes et radicalement médiocres, etc.

Il importe de laisser davantage d’initiatives aux universités dans tous les secteurs de la gestion et pratiquer en échange une évaluation précise, claire et publique, le contrôle préventif qui empêche d’agir étant remplacé par une évaluation a posteriori.

L’autonomie verticale transfère les pouvoirs de l’État central aux universités mais les règles restent uniformes sur tout le territoire. Ne faut-il pas aller plus loin et réfléchir à une possibilité de différencier les règles selon les établissements ? Pourquoi retrouve-t-on les mêmes structures internes dans toutes les universités ? Le plus petit commun dénominateur n’est pas toujours porteur d’avancées. L’originalité et la liberté d’initiative ont beaucoup de mal à s’y inscrire. Le prix à payer pour cet égalitarisme apparaît trop lourd aujourd’hui. En outre, l’uniformité des structures des Ufr, des Iut (Ufr dérogatoires) ou des facultés de médecine, par exemple, accroît le lobbying corporatiste disciplinaire et perturbe l’action centrale de l’université en maintenant des féodalités internes, difficiles à orienter pour le pouvoir central.

L’autonomie horizontale permettrait d’atténuer le poids de l’administration, de l’État centralisé. Les philosophes parlent de « milieu » pour indiquer que la relation hiérarchique de haut en bas, liée au centre, peut intelligemment être remplacée par un rapport plus égalitaire et plus diversifié entre toutes les parties. Le milieu n’est pas étanche, ni au-dessus, il est un mélange des apports de toutes les extrémités, de toutes les composantes. Alors que le concept de centre renvoie à la hiérarchie, au commandement, à l’ordre, à l’uniformité, celui de milieu renvoie au pluriel, à l’Autre, au changement, à la fluidité, à la mobilité.

Dès lors, on a besoin d’une administration centrale de « mission », qui abandonne la sur-administration de contrôle pour le pilotage politique évaluatif à moyen terme. Dans un système en expansion, et non en équilibre, elle permettrait aux imaginatifs de gérer leurs projets, fussent-ils créateurs de déséquilibres. On le sait : tout ce qui est source de transformation essentielle est d’abord clandestin et marginal. L’innovation débute dans les marges, en déstructurant l’existant, par émergence de nouveautés, en prenant appui sur les points forts. Une dynamique de réforme naîtra de partenariats et de rencontres inter-territoires. Le contrat d’établissement quadriennal, signé avec l’État, accompagnera les initiatives universitaires, à condition que la réglementation nationale ne soit pas trop paralysante. Il sera alors porteur d’objectifs dynamiques, à partir d’un projet élaboré par l’université et évalué par le Ministère. Aussi bien, la compétition ne signifiera pas nécessairement concurrence, et l’égalité ne voudra pas dire égalitarisme. Ainsi conçue, l’émulation exclut la rivalité et implique la coopération. L’université étant identifiée à partir de son projet et à travers lui, le contrat d’établissement devient la carte d’identité de l’établissement, susceptible de traduire le changement sans que cela passe nécessairement par un autoritarisme centralisateur.

Cette transformation profonde du fonctionnement des universités interroge le mode d’action de l’État. Sur le rôle du cabinet ministériel d’abord, dont les membres trop nombreux font écran entre le Ministre et l’administration. Sur la distance aussi entre les Directeurs d’administration centrale et le Ministre, afin que la politique voulue par les élus du peuple soit véritablement mise en œuvre par l’administration, et que le moindre chef de bureau ne puisse plus, seul dans son coin opaque, détricoter avec zèle ce qu’a engagé une majorité politique. Pour réussir la conjugaison entre les règles du service public et la loi du marché de l’emploi, il importe de mettre fin à une hiérarchie comparative rigide, née de l’État fordien.

Le pluriel, gage de démocratie

Les universités françaises se considèrent-elles comme rivales, ou comme complémentaires et solidaires ? Le système universitaire, grâce au contrat d’établissement, au système Lmd (licence-master-doctorat) et bien sûr à l’autonomie désormais accordée, est déverrouillé.

L’autonomie mise en œuvre pourra sans doute débloquer la rigidité des rapports entre les classes préparatoires aux grandes écoles (Cpge) et les universités. La solution la plus radicale et sans doute la plus efficace serait de faire entrer les Cpge et les sections de techniciens supérieurs (Sts) dans les universités, de façon à ce que les coordinations avec les deux premières années du cursus de la licence universitaire se fassent en interne par l’université. Mais les privilèges des enseignants et des étudiants sélectionnés par et pour ces premiers cycles en lycées vont-ils céder devant les évidences de justice ? Rien n’est moins sûr. Un gouvernement courageux tentera peut-être un jour l’opération…

L’avenir des écoles d’ingénieurs, petites et moyennes, est incontestablement à l’intérieur du système universitaire. Quant aux « grandes écoles » (dont quelques-unes seulement sont « grandes »), elles viendront d’elles-mêmes dans le système universitaire, poussées par la mondialisation de la recherche. À l’étranger, on confond volontiers l’École polytechnique avec le Polytechnicum de Zurich, et on ne connaît véritablement que les universitaires, ne comprenant rien à l’» exception française » du système dit des « grandes écoles ». Laissons faire le temps pour mettre fin à cette anomalie.

Certes, tout le monde ne sera pas dans le wagon de tête, mais tout le monde doit pouvoir prendre le train. À condition d’abandonner la logique de sur réglementation technique, pour réfléchir au nouvel univers symbolique à construire.

On pourrait, par exemple, se demander quelle est l’actuelle justification scientifique de la division académique entre Lettres, sciences humaines et sociales et sciences dites dures… Le système de l’académisme est construit autour du second degré. Le Recteur d’académie « pilote » comme il peut le scolaire jusqu’au baccalauréat, ainsi que les Sts et les Cpge. Cette organisation très hiérarchisée bloque toutes les actions interacadémiques à l’échelon du supérieur. Il faudrait sans doute créer des Recteurs pour le supérieur, en nombre très restreint, qui coordonneraient les rapports entre emplois et créations de filières, qui auraient une vision transversale sur tout le territoire national. Car chaque Recteur ne se préoccupe que de son académie, le petit doigt sur la couture du pantalon (plus rarement de la robe), faisant en sorte de ne pas « être viré » au prochain Conseil des ministres. Aujourd’hui, seule la recherche peut être transacadémique, à l’aide notamment de grands organismes de recherche, et des Msh… L’organisation de la formation reste enfermée dans le découpage académique, chaque Recteur allant se plaindre auprès du Cabinet quand l’administration centrale veut fermer une Cpge ou refuse d’en ouvrir une nouvelle.

L’université est un territoire baroque, métissé, rebelle, poreux, mais englobant. Elle demeure le lieu par excellence de l’esprit critique, donc de la démocratie. Or il n’est pas d’esprit critique sans respect du pluriel. Aujourd’hui, c’est le pluriel qui est gage de démocratie et pas seulement l’universel uniformisateur. C’est pourquoi il est urgent d’entreprendre une véritable refondation épistémologique dans les rapports entre l’État et les universités, qui prenne en compte toutes les dimensions du savoir. On ne peut plus se contenter d’un formatage comptable qui se satisfasse de la mesure quantitative, qui désunisse les parties, à partir d’une centralité de contrôle.

L’intérêt général lié au service public de l’enseignement supérieur n’est pas incompatible avec une éthique subversive, porteuse des valeurs d’une nouvelle société civile, faite de plis et de replis. L’université est devenue le lieu par excellence des pliages, tel celui du désordre dans l’ordre, de la théorie dans la pratique, de l’éphémère dans le structurel.


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